CEDH

CEDH : la Turquie a exproprié illégalement un monastère édifié au IVe siècle

CEDH: Fondation Mor Gabriel c. Turquie

Par Nicolas Bauer1696593936976
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Le monastère Mor Gabriel (Saint-Gabriel) est l’un des plus anciens monastères du monde, situé à Midyat (Sud-Est de l’Anatolie) où il fut édifié au IVe siècle. Il conserve notamment une bibliothèque de manuscrits anciens exceptionnelle. Il est géré par une fondation syriaque orthodoxe. Le monastère, dont le domaine s’étendait autrefois sur un territoire très vaste, a été progressivement spolié. Les autorités turques l’ont notamment exproprié d’une partie d’un cimetière syriaque orthodoxe, situé à une trentaine de kilomètres du monastère. Cette parcelle a fait l’objet d’une longue procédure judiciaire entamée en 2008.

La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a enfin tranché en faveur du monastère, dans l’arrêt Fondation du monastère de Mor Gabriel à Midyat c. Türkiye (n°13176/13), rendu le 3 octobre 2023. La CEDH, à l’unanimité, a condamné la Turquie pour violation du droit de propriété de cette fondation. Elle a toutefois refusé d’examiner séparément les griefs fondés sur le droit à la liberté de religion, l’interdiction de la discrimination et le droit à un procès équitable.

Cette expropriation par la Turquie est un symbole. La communauté syriaque orthodoxe a enterré ses morts dans ce cimetière. Elle avait notamment été meurtrie par le génocide assyrien, qui a fait des centaines de milliers de morts entre 1915 et 1918. Ce génocide a eu lieu dans l’Empire ottoman dans le même contexte que le génocide arménien et celui des Grecs pontiques. Ces génocides sont niés par l’actuel Président de la République de Turquie, Recep Tayyip Erdoğan.

 

Une victoire en demi-teinte à la CEDH

Le jugement de la CEDH est certes une nouvelle victoire pour les communautés chrétiennes de Turquie, mais une victoire en demi-teinte car la CEDH ne condamne pas la Turquie à restituer la parcelle de cimetière, comme le demandait le Monastère, ni même à l’indemniser. La CEDH se limite à « [considérer] que le moyen le plus approprié de redresser [cette violation] serait, en principe, la tenue d’un nouveau procès ou une réouverture de la procédure ». Autant dire que cette condamnation de la Turquie revient en pratique à condamner le Monastère à retourner dans les méandres infinis de la justice turque, dont la procrastination et la mauvaise volonté sont légendaires lorsque les droits des chrétiens sont en jeu.

L’ECLJ a suivi cette affaire depuis le début et soutient la Fondation du monastère de Mor Gabriel. Il sera attentif à l’exécution de ce jugement par la Turquie.

 

Un vieux cimetière syriaque orthodoxe

La Fondation du monastère Mor Gabriel possédait d’une manière effective et ininterrompue le cimetière litigieux. Cependant, cette possession n’a jamais été formellement reconnue ni par un titre de propriété, ni par une décision cadastrale car elle était bien antérieure à l’existence de l’État turc et du cadastre (qui reste très imparfait). D’une part, avant 1913, le système juridique ottoman en vigueur interdisait aux fondations non musulmanes de posséder un bien en leur nom propre. Il fallait donc que ces biens soient enregistrés comme propriétés d’individus (laïcs) membres de ces communautés. D’autre part, en 1985, un acte administratif a inscrit le cimetière au registre foncier comme appartenant au Trésor public. Malgré les démarches juridiques et judiciaires menées depuis un siècle, la fondation syriaque orthodoxe n’a jamais obtenu que la propriété lui soit reconnue sur l’ensemble du cimetière.

La CEDH s’est contentée de porter son analyse, et son jugement, sur le seul volet procédural du droit de propriété. Elle a considéré que « le tribunal du cadastre ne s’est pas penché sur la destination que la parcelle [litigieuse] avait (…), ni sur la question de savoir si [la Fondation du monastère de Mor Gabriel] avait ou non exercé une possession continue sur ce bien » (§ 59). Or, « les témoignages recueillis (…) indiquaient notamment que les quatre biens en question constituaient initialement un tout et qu’ils étaient utilisés par la fondation requérante comme cimetière pour la communauté syriaque de la région » (§ 59). La CEDH a fait le même reproche aux autres juridictions turques s’étant penchées sur ce litige.

La CEDH a constaté une violation du volet procédural du droit de propriété et ordonné à la Turquie de verser 5 000 euros pour dommage moral et 7 000 euros au titre des frais et dépens à la Fondation du monastère Mor Gabriel. La Turquie devra aussi surtout, en exécution de cet arrêt, rouvrir la procédure judiciaire dans le respect des garanties procédurales exigées par la CEDH.

 

Une violation systémique des droits des chrétiens

Il est regrettable que la CEDH ait refusé d’examiner l’affaire sous l’angle de l’article 14 de la Convention européenne, qui interdit les discriminations. La Fondation du monastère de Mor Gabriel estimait que son expropriation était discriminatoire, en raison de sa religion chrétienne. Il aurait été intéressant que la Cour se penche sur cet aspect du problème, d’autant que ce n'est pas la première fois que la CEDH condamne la Turquie pour des expropriations de communautés chrétiennes.[1] Ces violations révèlent plus profondément un but inavoué et constant de l’État turc : confisquer les biens des chrétiens.

Plus globalement, bien que la Constitution turque reconnaisse officiellement la Turquie en tant qu’État laïc, les non-musulmans sont dans la pratique traités par l’administration comme des citoyens de seconde zone, par diverses discriminations. À titre d’illustration, les exigences imposées aux églises concernant la construction de lieux de culte sont discriminatoires. Ainsi, contrairement aux musulmans, les chrétiens sont en général tenus d’acheter au moins 2 500 m2 de terrain pour construire une église et ils n’ont pas l’autorisation d’avoir des lieux de culte en certains lieux. Par ailleurs, les églises sont régulièrement l’objet d’actes de vandalisme dont les auteurs sont rarement recherchés et poursuivis.

En outre, les patriarcats orthodoxes ne sont pas reconnus comme personnes morales. Ils sont donc à la recherche d’une reconnaissance juridique et de droits propres en tant que patriarcats et non par le biais de la création de fondations[2]. L’absence de personnalité morale des communautés religieuses est en pratique une discrimination contre les religions non-musulmanes.

 

La surveillance de l’exécution du jugement

Le précédent jugement de la CEDH condamnant la Turquie pour l’expropriation d’une fondation chrétienne date de novembre 2022 (Fondation de l’Eglise Grecque Orthodoxe Taksiarhis de Arnavutköy c. Turquie, n°27269/09). La CEDH avait donné raison à une fondation de la communauté orthodoxe grecque de Constantinople dans une affaire dans laquelle l’ECLJ était tierce-partie. Ce précédent jugement n’a pas encore été suivi d’effets. Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe attend toujours que la Turquie lui envoie son plan ou bilan d’action. Dès réception, le Comité des Ministres pourra remplir sa mission de surveillance de l’exécution de ce jugement de la CEDH. L’ECLJ aidera alors le Comité des Ministres dans cette mission, en intervenant dans la procédure.

À la suite de l’arrêt Fondation du monastère de Mor Gabriel à Midyat c. Türkiye, l’enjeu est le même pour l’ECLJ : s’assurer que la Turquie exécutera le jugement. Le Comité des Ministres considère actuellement que 459 arrêts contre la Turquie sont non-exécutés ou partiellement exécutés, dont 129 rendus il y a plus de dix ans. La Turquie est l’État le plus condamné par la CEDH, suivi de près par la Russie. L’arrêt donnant raison à la Fondation du monastère de Mor Gabriel s’ajoute à la liste d’environ 3 500 condamnations de la Turquie depuis la fondation de la CEDH en 1959.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’exécution de l’arrêt du 3 octobre 2023 n’est pas un combat perdu d’avance. Il s’agira cependant d’être patient. C’est la conclusion que l’on peut tirer de l’exécution de cinq arrêts condamnant la Turquie entre 2007 et 2010 pour avoir violé le droit de fondations chrétiennes au respect de leurs biens. C’est seulement en décembre 2019, soit une dizaine d’années après, que le Comité des Ministres a considéré que ces cinq arrêts avaient été exécutés. L’ECLJ, engagé depuis longtemps sur ce sujet, était intervenu en 2008 en tant que tierce-partie dans l’une de ces affaires à la CEDH : Fener Rum Patrikliği (Patriarcat œcuménique) c. Turquie.

 

La Turquie sortira-t-elle de la CEDH ?

La relation entre la Turquie et le Conseil de l’Europe s’est néanmoins dégradée depuis les années 2010, du fait de la dérive islamiste du régime de Recep Tayyip Erdoğan. La Turquie a réduit drastiquement sa contribution au budget du Conseil de l’Europe, favorisant sa crise financière, tout en construisant un consulat monumental juste à côté de la CEDH. M. Erdoğan, dans son discours d’ouverture de la session du Parlement turc le 1er octobre 2023, a indiqué sa volonté de ne plus « respecter » les décisions de la CEDH, ni même de les lire.[3] Certains observateurs considèrent que la Turquie pourrait bientôt quitter le Conseil de l’Europe, et donc aussi la CEDH.

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[1] CEDH, Fener Rum Erkek Lisesi Vakfi c. Turquie, n° 34478/97, 9 avril 2007 ; Yedikule Surp Pirgiç Ermeni Hastanesi Vakfi c. Turquie, n° 36165/02, 16 mars 2009 ; Samatya Surp Kevork Ermeni Kilisesi c. Turquie, n° 1480/03, 16 mars 2009 ; Bozcaada Kimisis Teodoku Rum Ortodoks Kilisesi Vakfi c. Turquie, n° 37639/03, 3 juin 2009 ; Bozcaada Kimisis Teodoku Rum Ortodoks Kilisesi Vakfi c. Turquie n°2, n° 37646/03, 6 janvier 2010 ; La Fondation de l’Église grecque orthodoxe Taksiarhis de Arnavutköy c. Türkiye, n° 27269/09, 15 novembre 2022.

[2] Département d’État des États-Unis, “2017 Report on International Religious Freedom – Turkey”, 29 mai 2018, en ligne

[3] https://www.economist.com/europe/2023/10/03/turkeys-president-picks-a-fight-with-the-council-of-europe

Pour la défense des Chrétiens persécutés
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