Expropriation : la Turquie condamnée
Une fondation de la communauté orthodoxe grecque de Constantinople, soutenue par l’ECLJ devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), vient de gagner un recours contre l’État turc. Cette fondation se plaignait de l’absence de reconnaissance formelle d’une propriété et de son expropriation par l’administration turque. Le 15 novembre 2022, la CEDH a condamné la Turquie pour violation du droit de cette fondation au respect de ses biens.
Une histoire de plus d’un siècle
Le bien litigieux est un terrain, incluant notamment une source d’eau dédiée à Saint Nicolas. Pour comprendre l’enjeu, il faut remonter plus d’un siècle en arrière. Conformément au système juridique ottoman en vigueur jusqu’en 1912, les fondations non musulmanes n’avaient pas le droit de posséder un bien immobilier en leur nom propre. La fondation orthodoxe grecque, comme beaucoup d’autres, avaient enregistré sa propriété au registre foncier au nom d’une personne physique fictive. Après un changement législatif, la fondation orthodoxe grecque a demandé dès 1913 à être enregistrée comme propriétaire du terrain.
Tout au long du XXe siècle et jusqu’à ce jour, la fondation grecque orthodoxe a multiplié les démarches. La possession effective et ininterrompue du bien ne lui était pas contestée. Elle a rempli à plusieurs reprises les conditions légales pour obtenir une reconnaissance de sa propriété sur le terrain. Elle a essuyé des refus injustes ou des approbations sans effet. La case du cadastre censée indiquer le propriétaire du bien est restée vierge, comme s’il n’y avait aucun propriétaire.
Une expropriation en 2007
En 2004, le Trésor public a déposé un recours devant un tribunal d’Istanbul afin de demander à être reconnu propriétaire du terrain. La fondation orthodoxe grecque se constitua partie intervenante à cette procédure, afin de revendiquer la propriété de ce bien. Le tribunal a donné raison au Trésor public en 2007. La fondation a formé un pourvoi en cassation, qui a été rejeté en 2008, puis elle a demandé un réexamen de ce jugement, qui lui a été refusé la même année. La Cour de cassation a considéré que la fondation n’avait pas apporté suffisamment de preuves pour montrer, comme la loi l’exige, qu’elle avait possédé le terrain « à titre de propriétaire, de manière ininterrompue pendant plus de vingt ans ».
En 2009, la fondation orthodoxe grecque a déposé sa requête à la CEDH. Depuis, d’autres recours initiés en Turquie ont abouti à la même conclusion : l’expropriation de son bien immobilier. En 2022, la CEDH a rendu son jugement : « il ne ressort pas de la décision en cause que les arguments soulevés par la fondation requérante ont été vraiment entendus, c’est-à-dire dûment examinés par le tribunal saisi », car le tribunal n’a pas « [adopté] « une démarche raisonnée et équitable dans l’établissement des faits » et n’a pas « [exposé] les motifs » l’ayant conduit à prendre cette décision.
À la suite du jugement de la Cour, la Turquie devra indemniser la fondation orthodoxe grecque. Surtout, la Turquie devra se conformer à son obligation d’offrir à la fondation des procédures judiciaires présentant des garanties procédurales suffisantes. La fondation pourra alors se saisir de ces procédures, afin de tenter de nouveau de faire reconnaître sa propriété. C’est donc un retour à la case départ pour la fondation, qui peut toutefois espérer que ses arguments soient dûment entendus à l’occasion d’une future procédure judiciaire. Au niveau européen, l’ECLJ peut encore aider cette fondation, en s’assurant que le jugement de la CEDH sera exécuté par la Turquie. Nous interviendrons à cette fin auprès du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe[1].
Une violation systémique des droits des chrétiens
Ce qui est toutefois regrettable est le refus de la CEDH d’examiner l’affaire sous l’angle de l’article 14 de la Convention européenne, qui interdit les discriminations. La fondation orthodoxe grecque estimait que son expropriation était discriminatoire, en raison de sa religion chrétienne. Il aurait été intéressant que la Cour se penche sur cet aspect du problème, d’autant que ce n’est pas la première fois qu’elle condamne la Turquie pour la violation du droit des Églises orthodoxe grecque[2] et arménienne[3] au respect de leurs biens. Ces violations révèlent plus profondément un but inavoué et constant de l’État turc : confisquer les biens des chrétiens.
Plus globalement, bien que la Constitution turque reconnaisse officiellement la Turquie en tant qu’État laïc, les non-musulmans sont dans la pratique traités par l’administration comme des citoyens de seconde zone, par diverses discriminations. À titre d’illustration, les exigences imposées aux églises concernant la construction de lieux de culte sont discriminatoires. Ainsi, contrairement aux musulmans, les chrétiens sont en général tenus d’acheter au moins 2 500 m2 de terrain pour construire une église et ils n’ont pas l’autorisation d’avoir des lieux de culte en certains lieux. Par ailleurs, les églises sont régulièrement l’objet d’actes de vandalisme dont les auteurs sont rarement recherchés et poursuivis.
Par ailleurs, les patriarcats arméniens et grecs orthodoxes ne sont pas reconnus comme personnes morales. Ils sont donc à la recherche d’une reconnaissance juridique et de droits propres en tant que patriarcats et non par le biais de la création de fondations[4]. L’absence de personnalité morale des communautés religieuses est en pratique une discrimination contre les religions non-musulmanes. L’ECLJ avait déjà développé ce problème dans ses observations dans l’affaire Fener Rum Patrikliği (Patriarcat œcuménique) c. Turquie.
L’émigration des minorités chrétiennes
En conséquence des discriminations subies par les minorités chrétiennes, leur forte émigration a considérablement réduit leur présence en Turquie. En 1920 il y avait encore deux millions de chrétiens en Turquie[5] ; ils ne sont plus que 68 600 et représentent 0,1 % de la population[6]. Plus particulièrement, alors que la minorité orthodoxe de culture grecque représentait 200 000 croyants au début du XXe siècle, ils sont aujourd’hui moins de 3 000. Ce nombre extrêmement bas menace donc la survie de l’orthodoxie grecque en Anatolie[7]. Il y a par ailleurs 90 000 orthodoxes arméniens et 7 000 protestants[8]. Ces chiffres ne sont que des estimations des dernières années, car certains chrétiens cachent leur identité par peur des discriminations et, dans certains cas, du harcèlement.
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[1] Le Comité des Ministres est en charge de la surveillance de l’exécution des arrêts de la CEDH. Les ONG peuvent intervenir dans la procédure ; l’ECLJ a déjà usé de cette possibilité.
[2] CEDH, Fener Rum Erkek Lisesi Vakfi c. Turquie, n° 34478/97, 9 avril 2007 ; Bozcaada Kimisis Teodoku Rum Ortodoks Kilisesi Vakfi c. Turquie, n° 37639/03, 3 juin 2009 ; Bozcaada Kimisis Teodoku Rum Ortodoks Kilisesi Vakfi c. Turquie n°2, n° 37646/03, 6 janvier 2010.
[3] CEDH, Yedikule Surp Pirgiç Ermeni Hastanesi Vakfi c. Turquie, n° 36165/02, 16 mars 2009 ; Samatya Surp Kevork Ermeni Kilisesi c. Turquie, n° 1480/03, 16 mars 2009.
[4] Département d’État des États-Unis, “2017 Report on International Religious Freedom – Turkey”, 29 mai 2018, en ligne.
[5] Daniel Pipes, « La disparition des chrétiens au Moyen-Orient », Middle East Quarterly, Hiver 2001.
[6] Grégor Puppinck, Christophe Foltzenlogel, Andreea Popescu, « L’Église catholique et l’Anatolie » M.G. Robertson Global Centre for Law & Public Policy Research Paper No. 15-7, 1 J. M.G. ROBERTSON GLOBAL CTR. FOR L. & PUB. POL’Y 127 (2015), 25 mai 2016 op. cit., p. 128.
[7] Elizabeth Prodromou, Rome and Constantinople, A Tale of Two Cities: The Papacy in Freedom, the Ecumenical Patriarchate in Captivity, Berkley Center for Religion, Peace and World Affairs, 22 mars 2013.
[8] Département d'État des États-Unis, “2009 Report on International Religious Freedom – Turkey” 26 octobre 2009.