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Covid: La CEDH se penche sur l’état d’urgence de 2020 en Roumanie

CEDH: état d’urgence covid en Roumanie

Par Nicolas Bauer1700230849293
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Trois ans après les confinements sanitaires de 2020, les instances internationales réfléchissent aux principes applicables aux futures « pandémies ». L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) travaille sur un projet d’ « Accord mondial sur la prévention, la préparation et la riposte face aux pandémies », qui sera présenté aux États en mai 2024 à Genève. Cet accord contiendra notamment des dispositions visant à harmoniser mondialement les restrictions aux libertés fondamentales des personnes.

En Europe, c’est la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) qui déterminera comment, en cas de future crise sanitaire, les États devront concilier la protection de la santé publique et les libertés des personnes. Pour le moment, les seuls jugements définitifs que la CEDH a rendus sur ce sujet concernent les contextes spécifiques d’un centre de rétention administrative maltais[1] et de prisons roumaines et maltaises[2]. Le seul jugement rendu dans un contexte général, Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS) c. Suisse (15 mars 2022), n’est pas encore définitif : il a été renvoyé à la Grande chambre de la CEDH[3]. Ce jugement de Chambre révèle quand même une tendance favorable aux libertés, car les juges ont considéré que la Suisse avait violé la liberté de réunion et d’association en interdisant toute manifestation publique au printemps 2020. Le jugement était serré, à quatre voix de juges contre trois, et demande à être confirmé en Grande chambre.

D’autres jugements sont attendus, concernant des mesures d’interdiction du culte en 2020 et 2021. L’ECLJ est intervenu en tant que tierce-partie dans les trois affaires pendantes en la matière : Association d’obédience ecclésiastique orthodoxe contre la Grèce (n°52104/20), Ján Figeľ contre la Slovaquie (n°12131/21) et Chirilă contre la Roumanie (n°5610/21). L’ECLJ était également tierce-partie dans une quatrième affaire Magdić contre la Croatie (n°17578/20), mais celle-ci n’a pas été examinée sur le fond, la CEDH ayant déclaré la requête irrecevable.

 

Les questions juridiques posées par l’affaire Chirilă contre la Roumanie

Fin octobre 2023, l’ECLJ a remis à la Cour ses observations écrites dans l’affaire Chirilă contre la Roumanie. Celle-ci se distingue des affaires pendantes grecque et slovaque, car la Roumanie avait activé au printemps 2020 une clause particulière de la Convention européenne des droits de l’homme : la dérogation en cas d’état d’urgence, prévue à l’article 15. Cette clause permet aux États, sous conditions, de déroger à leur obligation de garantir certains droits et libertés. Elle peut être invoquée par les États « en cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation ». L’interdiction du culte en Roumanie s’inscrivait ainsi dans le cadre d’un régime juridique dérogeant au droit commun de la Convention européenne. Dans ses observations, l’ECLJ a démontré, en droit, qu’une telle dérogation n’autorisait pas les États à interdire tout culte public. Nous avons défendu trois arguments majeurs à la CEDH.

Le premier argument est relatif à l’article 15 de la CEDH, qui ne peut pas être invoqué pour déroger au droit à la liberté de religion. En effet, l’article 15 n’autorise les États à prendre des mesures dérogeant à leurs obligations qu’à la condition « que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international ». Or, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 interdit de déroger au droit à la liberté de religion, même « dans le cas où un danger public exceptionnel menace l’existence de la nation et est proclamé par un acte officiel ». Le droit à la liberté de religion fait partie des rares clauses auxquelles un État ne peut pas déroger, avec notamment le droit à la vie et l’interdiction de la torture et de l’esclavage.

Il existe une deuxième raison qui rend l’article 15 inapplicable dans cette affaire. En droit international, un État qui déroge à un traité a en général l’obligation de préciser explicitement à quelles dispositions du traité il déroge[4]. Or, le Gouvernement roumain n’a pas informé le Conseil de l’Europe des articles précis de la Convention européenne auxquelles il prétendait déroger. Le requérant soulève une objection sur ce point, remettant en cause la validité de la dérogation pour ce motif[5]. Par ailleurs, si une pièce-jointe d’un courrier du Gouvernement roumain indique déroger aux libertés « de circulation » et « de réunion », aucune référence n’est faite à la « liberté de religion ».

Nos observations écrites expliquent, en troisième lieu, qu’une dérogation aux libertés de circulation et de réunion ne suffit pas à justifier une interdiction du culte public. En effet, le culte, en tant que réunion religieuse, s’inscrit dans une liberté spécifique, de religion. L’article 9 de la Convention européenne cite même explicitement le culte comme manifestation publique de la liberté de religion. Cet article a donc un caractère de lex specialis en matière de culte. Un Gouvernement n’a pas le droit d’interdire le culte public en omettant l’article 9, qui protège le culte public lui-même mais aussi la liberté de s’y rendre. Même dans l’hypothèse où la CEDH validerait la dérogation de la Roumanie à l’article 11 (liberté de réunion) et à l’article 2 du Protocole n°4 (liberté de circulation), cette dérogation ne serait pas applicable en matière de culte.

Pour toutes ces raisons, la dérogation en cas d’état d’urgence prévue à l’article 15 ne peut pas s’appliquer au culte public et ne justifie donc pas son interdiction en Roumanie.

 

Quel autre fondement pour l’interdiction du culte en Roumanie ?

Le régime dérogatoire n’étant pas applicable, la CEDH devrait appliquer le régime de droit commun : l’interdiction du culte public peut-elle se justifier au regard de l’article 9 de la Convention européenne ? Autrement dit, une telle interdiction était-elle proportionnée à l’objectif de protection de la santé publique ? L’ECLJ avait déjà démontré que non, à l’occasion de précédentes affaires à la CEDH. Nos observations écrites dans Chirilă contre la Roumanie ont été l’occasion de montrer que la jurisprudence la plus récente sur la crise sanitaire confirme notre démonstration.

La CEDH a considéré que, même en temps de Covid, il est rare que des interdictions générales et absolues se justifient. Dans son jugement CGAS c. Suisse, la CEDH a condamné la Suisse pour une interdiction de plus de deux mois des manifestations publiques au printemps 2020. Elle a alors rappelé « qu’une interdiction générale d’un certain comportement est une mesure radicale qui exige une justification solide et un contrôle particulièrement sérieux par les tribunaux autorisés à opérer une pesée des intérêts pertinents en jeu[6] ». Elle a également noté que « l’interdiction générale [des manifestations publiques en Suisse] a été maintenue pendant un laps de temps considérable[7] ». Deux juges, dans leur opinion séparée, avait qualifié cette durée de « période exceptionnellement longue[8] ».

Le jugement CGAS c. Suisse témoigne du fait que la CEDH n’a pas diminué ses exigences dans le cadre de l’épidémie de Covid. Dans l’affaire Chirilă, la Roumanie peinera à montrer à la CEDH que, pendant deux mois, une interdiction totale du culte était nécessaire et qu’aucune mesure alternative moins contraignante n’était envisageable.

 

La CEDH ne pourra pas éviter de rendre un jugement sur le fond

Comme nous l’avons déjà précisé, CGAS c. Suisse est le seul jugement de la CEDH portant sur un confinement sanitaire et il n’est pas définitif. La CEDH a déclaré de très nombreuses autres requêtes irrecevables en matière de libertés en temps de Covid, au point qu’elle a pu parfois chercher des prétextes pour éviter de trancher ces affaires sur le fond. Cela a par exemple été le cas dans l’affaire Magdić contre la Croatie, précitée, sur laquelle la CEDH n’a pas estimé devoir rendre un jugement.

Afin de déclarer irrecevable la requête de M. Magdić, la CEDH avait tenu le raisonnement suivant. Le requérant se serait plaint in abstracto, sans indiquer comment il avait été concrètement affecté par l’interdiction du culte public en Croatie. La CEDH a reproché à M. Magdić de ne pas avoir « précisé à quels rassemblements publics il ne pouvait pas assister en raison des mesures en question […] ni [avoir mentionné] où et quand il avait l’intention de voyager[9] ». N’ayant pas ces précisions, la CEDH avait conclu que « l’absence totale de ces éléments individuels ne permet pas à la Cour de procéder à une appréciation individuelle de la situation du requérant[10] ». M. Magdić avait pourtant indiqué dans sa requête qu’il était catholique, et la CEDH aurait donc pu comprendre qu’il voulait se rendre à la messe dominicale, comme tout catholique.

Dans l’affaire Chirilă c. Roumanie, la requête est plus détaillée. M. Chirilă, chrétien orthodoxe, a précisé explicitement dès son premier recours interne (23 mars 2020) qu’il avait l’intention de se rendre notamment à la célébration de Pâques (19 avril 2020)[11]. Dans sa requête à la CEDH, M. Chirilă a précisé qu’il voulait pouvoir se rendre à la messe pour « le moment important de la vie de l’Église, Pâques[12] » ou encore « le Carême de Pâques et La Résurrection de Jésus[13] ». Le confinement sanitaire l’en a empêché. Par conséquent, la CEDH ne pourra pas, cette fois, considérer que M. Chirilă s’est plaint in abstracto. Elle devra rendre un jugement sur le fond.

________________

[1] Feilazoo c. Malte, n°6865/19, 11 mars 2021.

[2] Fenech c. Malte, n°19090/20, 1er mars 2022 Spinu c. Roumanie, n°29443/20, 11 octobre 2022.

[3] Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS) c. Suisse, n°21881/20, 15 mars 2022, renvoyée devant la Grande Chambre en septembre 2022.

[4] Voir les « Principes de Syracuse concernant les dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui autorisent des restrictions ou des dérogations », reproduit en annexe de Conseil économique et social des Nations Unies (Commission des droits de l’homme), « État des Pactes internationaux relatifs aux droits de l’homme », 28 septembre 1984, Doc. NU E/CM.4/1985/4, § 44.

[5] Requête Mihai-Silviu Chirilă c. Roumanie, op. cit., p. 9 : le requérant précise que la notification de la Roumanie ne mentionne pas explicitement l’article 9 de la Convention et considère que cela la rend invalide.

[6] Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS) c. Suisse, n° 21881/20, 15 mars 2022, § 85.

[7] Ibid., § 86.

[8] Ibid., Opinion concordante du juge Krenc à laquelle se rallie le juge Pavli, § 8.

[9] Magdić c. Croatie (déc.), op. cit., § 10 (traduction libre).

[10] Ibid., § 11 (traduction libre).

[11] « Observations du Gouvernement sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête », 8 septembre 2023, document versé au dossier Mihai-Silviu Chirilă c. Roumanie (n° 5610/21), § 14.

[12] Requête Mihai-Silviu Chirilă c. Roumanie, op. cit., p. 5. Les citations de la requête ont été traduites librement depuis le roumain.

[13] Ibid., p. 9.

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