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Aristote est un philosophe grec né à Stagire en 384 et mort en 322 à Chalcis en Eubée. Après s’être formé pendant 17 ans à Athènes auprès de Platon dans le cadre de l’Académie, il entreprit une œuvre personnelle considérable, couvrant à peu près tous les domaines du savoir et de la réflexion, et fonda sa propre école, le Lycée, dont des restes archéologiques ont été mis à jour à Athènes. Dans cette vaste production, il est l’auteur d’un traité de théorie politique ainsi que de trois gros ouvrages consacrés au domaine moral, parmi lesquels l’Éthique à Nicomaque, dont le Livre V intéresse particulièrement et depuis très longtemps les juristes[1].
La meilleure traduction de l’Éthique à Nicomaque reste encore celle de J. Tricot (Vrin, nombreuses éditions) ; elle peut être complétée par celles de R.A. Gauthier et J.Y. Jolif (avec commentaires, nombreuses éditions dont Peteers, 2002) ; en format de poche, on dispose de R. Bodeus, Éthique de Nicomaque (G.F., 2004) et du même traducteur, Sur la Justice : Éthique à Nicomaque Livre V (G.F., 2010).
Il s’agit d’un ouvrage en dix Livres (le Livre correspond à la longueur d’un rouleau dans l’antiquité), dont on peut sommairement schématiser le plan, en disant que le propos du philosophe va de l’identification du but de la vie – le bonheur –, au Livre I, à la réalisation plénière de celui-ci dans l’activité contemplative, au Livre X, en passant par les étapes détaillant les moyens d’atteindre ce but, qui sont les « vertus ».
Au Livre II, Aristote pose les préalables généraux de l’action réussie. En vue de l’apprentissage de l’acte bon, il faut en effet en intérioriser la fin, le but ultime, d’où la nécessité requise :
- d’une disposition intérieure adéquate ;
- de la prise de conscience des enjeux de l’acte ou de la conduite qu’on s’apprête à adopter ;
- de la liberté dans le choix de l’acte à poser, choisi pour lui-même et non en vue d’un autre motif.
La disposition naturelle est celle par laquelle on devient de bonne qualité et propre à accomplir au mieux sa fonction propre spécifique, qui est l’agir bon. Les actes moraux peuvent échouer par excès ou par défaut : il est nécessaire pour chacun de trouver la juste mesure qui lui est adaptée (et, si la justesse est unique, les possibilités d’erreur sont multiples). Cette recherche de mesure se situe en dehors des actes intrinsèquement mauvais, qui ne peuvent donc jamais être bons (meurtre, vol, adultère ; et même malveillance, envie, etc.).
Le Livre III est particulièrement important, car il étudie les conditions de l’acte authentiquement libre, préalable à toute action ou à tout comportement. Pour être libre, l’acte doit d’abord ne pas être contraint, mais cette condition ne suffit pas. Ne sera pas considérée comme libre par Aristote une conduite dictée par l’appétit ou l’impulsion irraisonnée, ni non plus une conduite visant à s’aligner sur l’opinion ou sur le « comportement standard » du plus grand nombre. L’acte libre suppose une délibération préalable par la personne qui le pose. Cette délibération correspond au désir raisonné du bien. Enfin, il est nécessaire, pour agir bien, non seulement que les choix soient libres et conscients, mais que le comportement choisi soit effectivement réalisé et n’en reste pas aux intentions.
Les Livres IV à VII, au cœur de l’ouvrage et qui en constituent la matière principale, s’attachent à définir les types de bons comportements ou les types de vertus. Aristote distingue entre vertus morales, qui concernent la mise en œuvre de la volonté, et les vertus intellectuelles, qui concernent la mise en œuvre et la conduite des capacités de l’intelligence, et il les aborde successivement selon le schéma suivant :
Avant d’évoquer, au Livre X, l’épanouissement du bonheur, qui est le but de la vie humaine, Aristote s’attarde en deux Livres (VIII et IX) sur les formes et les pratiques de l’amitié, qui correspond à l’exercice le plus courant et en même temps le plus précieux de la vie morale.
Le Livre V de l’Éthique à Nicomaque occupe une place centrale dans le tableau de la vie morale élaboré par Aristote. C’est le texte d’Aristote où il explique de la manière la plus développée sa conception de la justice et du droit. Il existe d’autres textes portant sur ces sujets, dans l’œuvre abondante d’Aristote, mais celui-ci est et a toujours été considéré comme le principal en cette matière.
Pour en comprendre toute la portée, il convient de le situer encore rapidement dans l’entreprise de l’Éthique à Nicomaque. L’une des divisions importantes de l’œuvre aristotélicienne est celle entre philosophie théorétique et philosophie pratique. La philosophie théorétique concerne ce qui est et vise à le comprendre au mieux. La philosophie pratique concerne ce qui n’est pas encore mais qui est à faire ; elle recherche les principes du bon agir. Le bon agir pour Aristote est celui qui permet à l’homme d’atteindre sa fin et ainsi son bonheur. Le bonheur le plus élevé consiste à pratiquer l’activité la plus élevée, qui est pour Aristote l’activité théorique. Mais ce bonheur-là ne concerne directement que la minorité des philosophes. La plupart des hommes atteignent seulement un bonheur pratique et politique ; cependant, comme la politique englobe toutes les activités humaines, le politique doit aussi prendre en compte l’activité la plus élevée et fournir à ceux qui y sont appelés les conditions d’exercice de la pratique de la vertu théorétique.
Pour atteindre leur fin tant pratique que théorétique, les hommes ont besoin de cultiver ce qui leur permet d’accomplir les actes qui permettent d’accéder à cette fin, c’est-à-dire au bonheur. Aristote est un réaliste, et donc ce ne sont pas les intentions qui importent au premier chef, mais la réalisation effective des actes. Plus ces actes sont répétés, plus ils deviennent aisés et source de joie pour celui qui les accomplit. La vie pratique et éthique pour Aristote est un peu comme celle de l’athlète, ou de l’artiste, qui s’entraîne et trouve de plus en plus de plaisir dans la répétition de plus en plus aisée et continue des gestes, jusqu’à parvenir à un état stable de réussite et de bonheur (L. II).
Les capacités ou puissances d’accomplir aisément les actes qui permettent d’atteindre le bonheur sont les vertus. Il existe quatre vertus principales ou cardinales : le courage, la tempérance, la justice et la prudence. Ces quatre vertus se divisent à leur tour en vertus qui concernent la volonté, on les appelle habituellement les vertus morales, et en vertus intellectuelles ou dianoétiques qui concernent l’intellect. La vertu intellectuelle principale est la prudence, mais la vertu intellectuelle la plus élevée est la sagesse.
La justice sera donc située parmi les vertus morales, dans la volonté, et elle sera éclairée par la vertu dianoétique de prudence. La vertu de justice a pour objet de produire des actes justes, ou « le juste » (ce qui est juste). C’est, comme on le verra, ce « juste (to dikaion) » qui constitue, selon Aristote, le droit. En d’autres termes, pour Aristote ce qui est juste est le droit et inversement. On peut d’ailleurs remarquer qu’Aristote aborde le traitement de la justice (dikaiosunè) principalement par celui de son objet (to dikaion). En effet, si d’un côté c’est la vertu qui permet d’accomplir le juste, c’est le juste qui détermine et permet de définir en quoi consiste la vertu de justice.
II. Première approche
La justice comme toutes les vertus est un milieu. Ainsi, le courage est un milieu entre la couardise et la témérité. Il convient donc de rechercher quel est le milieu qui est celui de la justice. Cette question se subdivise en trois : - sur quelles actions porte la justice ? quel milieu spécifique est-elle ? quel est le milieu, c'est-à-dire qu’est-ce qui est juste (le droit) ?
Selon Aristote qui part ici de l’opinion commune, la justice est ce qui fait accomplir les actions justes, et l’injustice ce qui fait accomplir des actions injustes. Mais cette définition grossière reste sans beaucoup de contenu. Une manière de la préciser est de recourir aux contraires. Or il y a plusieurs contraires de la justice. On considère (et ici c’est l’opinion commune qui est invoquée) qu’est injuste d’une part celui qui viole la loi, et d’autre part celui qui prend plus que sa part (expérience familiale facile à faire lorsqu’il y a un gâteau à partager entre plusieurs enfants…). Par contraste donc, sera juste celui qui se conduit selon la loi et celui qui ne prend que sa part. L’injustice semble flagrante si la prise n’est pas égale, sauf à nuancer ensuite. La justice et la part justes sont donc des égalités. La légalité est aussi d’une certaine manière une égalité, mais une égalité devant la loi.
On touche donc ici le caractère diversifié de la justice et de ce qui est juste, d’un côté une égalité, de l’autre une légalité. En outre, l’injuste prend non seulement plus que sa part mais aussi parfois moins. En effet il prend plus de ce qui est un bien (toujours le gâteau…), mais il prend aussi moins que sa part des choses pénibles (celui qui se défile toujours de la vaisselle en famille). De nouveau donc, la diversité des injustices témoigne de la diversité des justices et du juste.
III. La justice légale ou générale
Selon Aristote, la justice consiste donc en un sens à agir selon la loi, et inversement on considère ce qui est prescrit par la loi, normalement, juste. Mais quel est le contenu de ce qui est prescrit par la loi ? Ce sont des conduites qui touchent à toutes les activités humaines, car selon notre auteur, la politique contient toutes les activités humaines. Ces conduites prescrites par la loi entrent tout à fait normalement dans le champ des actions et celles-ci sont bonnes selon la fin qu’elles permettent d’atteindre, ce sont donc des vertus.
Ainsi la justice légale englobe-t-elle la totalité des actions et des vertus. Mais si l’on en reste là, on ne comprend pas bien le rapport de la loi et de la cité avec cette vertu de justice. En quoi est-il juste pour la cité de prévoir des lois qui imposent des actions courageuses (le service militaire par exemple) ou des lois qui imposent certaines conduites de tempérance (pas d’ivresse publique) etc… En quoi y a-t-il là une véritable justice ? La question est d’autant plus nécessaire qu’à première vue la justice légale est plutôt inégalitaire. La loi impose, oblige, jusqu’au don de la vie parfois ; où est l’égalité entre la cité et le citoyen obligé ? La seule réponse réside dans l’observation de la dette considérable contractée par le citoyen à l’égard de la cité. L’homme est en effet dès l’origine en dette vis à vis de celle-ci : il a reçu d’elle toute la culture et la civilisation, il ne pourrait être un être humain véritable sans elle ; il a même été accueilli en elle et dès sa naissance elle le protège. L’accomplissement des actions exigées par la cité est donc parfaitement justifié. Ces actions sont les moyens pour le citoyen de rendre à la cité ce qu’il lui doit. La justice légale est bien conforme à une certaine égalité.
On ne manquera pas de noter qu’ici il s’agit bien de la cité prise comme un tout, comme la communauté ultime et autosuffisante qu’elle est pour Aristote. La justice légale ne s’occupe donc pas des intentions mais des actes extérieurs accomplis en tant qu’ils concernent la communauté. On peut payer ses impôts ou suivre le code de la route en maugréant.
Puisque la cité est le moyen par lequel les hommes parviennent à leur fin, car l’« homme est un animal politique », la justice légale va concerner tous les citoyens et toutes les actions de ceux-ci, donc aussi toutes les vertus par la pratique desquelles ils progressent vers leur fin, toujours cependant par le point de vue des actes extérieurs (et non des intentions).
Aristote remarque évidemment que la justice légale varie selon les régimes. La justice légale démocratique est égalitaire et la justice légale aristocratique met en avant l’honneur. Cette variété implique de distinguer ce qui est juste absolument et ce qui est juste en un régime donné, mais ce qui est juste en un endroit et un temps donné est néanmoins réellement juste. Cela veut dire, selon Aristote, qu’aucun régime n’établit une justice légale parfaite, mais que tous y aspirent avec plus ou moins de réussite.
IV. La justice particulière
Si la justice légale englobe toutes les vertus, la question se pose tout de suite de savoir si elle laisse néanmoins subsister l’autre justice, celle qui est le contraire de l’inégalité. À la différence de Platon, Aristote répond positivement à ce problème. La justice légale n’écrase pas les autres vertus qui ne lui sont subordonnées que partiellement, sous un certain angle.
Aristote établit l’existence d’une justice particulière en remarquant qu’il y a des injustices qui blessent la justice générale, sans que pour autant celui qui la commet prenne plus que sa part. Ainsi celui qui injurie sous l’effet de la colère ou celui qui est lâche au combat ne prennent pas la part d’autrui. En revanche celui qui ne paie pas son loyer ou son achat et celui qui ne livre pas la chose vendue prennent manifestement plus que leur part. Un même acte peut d’ailleurs en certains cas blesser la justice légale et dans d’autres circonstances blesser plutôt la justice particulière. Ainsi l’adultère peut être commis par concupiscence et non par désir du gain ; il peut même, remarque Aristote avec malice, entraîner parfois de grands frais. En ce cas il est contraire à la moralité et donc à la justice légale. Mais il peut aussi être commis par appât du gain, et en ce cas relève de l’injustice particulière.
La pluralité des justices et des injustices a pour corollaire la pluralité de ce qui est juste. La justice selon la loi correspond donc à un juste selon la loi, et à la justice selon l’égalité correspond un juste selon l’égal.
Ce qui est juste selon l’égal se subdivise à son tour en divers justes. Étant donné que l’égal est une relation, il peut se diviser selon les diverses relations d’égalité. En outre, le juste est un milieu de cette relation d’égalité, par exemple le milieu entre le montant du prix de vente et celui de la valeur de la chose vendue. La somme totale, prix de vente + valeur de la chose vendue sera donc divisée en deux parties égales, de sorte que ni le vendeur ni l’acheteur ne soit lésé. En d’autres termes encore, le prix de vente compense la livraison de la chose et l’acquisition de la chose compense la remise du prix payé. L’injustice consisterait à l’inverse à payer un prix nettement supérieur à la valeur de la chose ou à vendre au-dessous de sa valeur.
Ce type d’égalité est le plus évident dans les relations d’échange volontaire. Mais elle est aussi celle qui régit les rapports d’échange involontaire, de sorte que si un tort (civil ou pénal) est causé intentionnellement ou non l’égalité sera rompue et de nouveau il faudra la compenser par son équivalent. Là encore, le montant du tort causé et l’indemnité se compensent, l’une et l’autre étant égale à la moitié du montant total (tort +indemnité réparatrice).
Dans le cadre de cette sorte de juste, la fonction de juge consiste à pratiquer un partage égalitaire. Il lui revient de déterminer quel est précisément le milieu où se trouve ce qui est juste. Selon Aristote, le juge est lui-même un juste milieu et fait office de partageur entre les parties. Aristote souligne d’ailleurs que le terme même de juge en grec (dikastès) signifie « celui qui partage en deux ».
L’argent possède ce mérite de permettre une évaluation approchée de toutes choses et donc facilitera la commensurabilité de réalités diverses et difficilement évaluables (cf. le problème du « pretium doloris », du « prix de la douleur »). Celui-ci n’intervient pas seulement d’ailleurs pour permettre la justice particulière. Étant apte à mesurer et à comparer toutes choses, il favorise aussi tous les échanges à l’intérieur de la cité et il permet ainsi la complémentarité des métiers et fonctions, donc aussi la justice générale et la vie politique. En fait d’ailleurs, ces échanges dans la cité prennent une coloration qui dépasse la simple utilité et initie une sorte de concorde et d’altruisme qui est au cœur de la communauté. Le temple des Charites au centre de la cité souligne la dimension religieuse que prend cet altruisme communautaire et civique. La justice et le juste sont en effet essentiellement tournés vers autrui, à la différence des autres vertus dont la pratique reste immanente à l’agent.
Le juste n’intervient pas seulement entre des choses, il est aussi proportionnel aux personnes auxquelles justice est rendue. Ici, dans le juste des échanges ou correctif, il s’agit des parties de la cité considérées comme telles, c’est-à-dire des citoyens en tant qu’ils sont les uns et les autres parties de la cité et donc égaux en ce sens. Ainsi la proportion juste qui règne entre eux est-elle une proportion arithmétique (chaque citoyen est égal aux autres, en tant que partie de la cité).
Le juste égalitaire d’une égalité mathématique n’est pas la seule forme de juste égalitaire. En effet puisque l’égalité est une relation, le juste se module selon les diverses relations qui existent dans la cité. Or, à côté des relations d’échange et de corrections, il existe des relations de distribution. Si, comme Aristote l’a dit dans le cas du juste entre parties de la cité, on fait abstraction de la différence des fonctions, il n’en va pas de même dans le cas du juste dans la distribution. En effet la cité ne distribue pas n’importe quoi à n’importe qui. La question du juste ici concerne une égalité entre ce que la cité doit à chacun, donc elle devra à chacun en fonction de ce que chacun a apporté à la cité. Cette prise en compte de la diversité des fonctions dans la cité est-elle encore une égalité ? Pour Aristote une réponse positive ne fait aucun doute, mais ce n’est pas une égalité de même nature que dans le cas du juste dans les échanges et les corrections. Si c’était le cas, c’est-à-dire si la distribution était égalitaire au même sens que dans l’égalité dans les échanges, alors chacun recevrait exactement la même chose indépendamment de son apport à la cité, or ces apports sont divers et inégaux, donc une distribution égalitaire au sens d’une égalité mathématique constituerait une inégalité et donc une injustice. Deux apports inégaux recevraient la même rémunération ou les mêmes honneurs : ce serait une injustice. Il convient donc que la distribution s’effectue non plus de manière arithmétique, mais proportionnellement à l’apport de chacun. Ainsi le général reçoit-il des honneurs plus élevés que le simple soldat et le dirigeant de la cité qui s’occupe du bien de toute la cité comme tel, ou bien commun, doit-il recevoir plus que le simple citoyen. Chacun recevant ainsi selon l’importance de ce que sa fonction apporte à la cité reçoit ce qui lui est dû. Il y a ainsi une justa causa à l’inégalité mathématique, et une juste égalité géométrique.
Puisque le juste dans la distribution dépend des fonctions de chacun dans la cité, il dépend aussi de ce qui, pour chaque cité, est le plus important, par exemple le courage militaire et l’aristocratie à Sparte, l’égalité démocratique et l’excellence civique ou intellectuelle à Athènes. De nouveau donc le juste est relatif aux cités et aux cultures, bien qu’il existe aussi un juste absolu. Le juste selon telle cité n’en est pas moins un certain juste, plus ou moins excellent selon la valeur de la cité en question.
La distribution juste va du tout vers les parties, du centre vers la périphérie si l’on veut, elle est donc du ressort de celui qui a la charge de la cité. Elle constitue un milieu entre ce qui est apporté à la cité et ce qui est dû à celui qui apporte.
Au terme de la présentation des trois manières de rendre justice et de déterminer ce qui est juste selon l’égal, Aristote peut de nouveau remarquer que le juste est à chaque fois un milieu (une « mésotès », arithmétique ou proportionnelle).
V. Justice et politique
Aristote s’intéresse d’abord au juste et à la justice tels qu’ils se pratiquent et se déterminent concrètement. Il ne cherche nullement une justice idéale à la manière de Platon. Aussi, comme il l’a remarqué à plusieurs reprises, le juste est-il dépendant du contexte politique. À vrai dire même, le juste est principalement et premièrement politique au sens où il ne peut se réaliser véritablement, en acte, que dans une cité.
Au cœur du juste il y a, nous l’avons vu, un partage, selon les diverses égalités, il est donc nécessaire pour qu’il y ait du juste que soient réunies les conditions d’un partage. Un partage implique deux conditions : une réalité à partager et une autorité capable de partager. Ces deux conditions sont cumulatives et nécessaires, si l’une d’elles vient à manquer le partage sera impossible. C’est pourquoi la famille ne peut pas être véritablement un lieu de partage et donc de droit. Certes, dans la famille il y a bien une autorité qui pourrait partager, le père de famille (cf. dans la Rome archaïque le rôle quasi judiciaire du chef de la gens), mais il n’existe pas de bien à partager car dans la famille tout est commun, donc tout est partageable et partagé par tous (pour cette raison le vol en famille a été impossible pendant très longtemps, jusqu’aux années récentes ; son introduction en droit pénal contemporain est l’un des signes de la décadence des mœurs familiales). S’il existe une sorte de justice à l’intérieur de la famille, ce n’est qu’une justice en un sens dérivé et affaibli. Dans les relations familiales, il y a diverses façons d’être juste et de diriger avec justice selon que l’on exerce la direction des esclaves, des enfants ou de l’épouse, mais ces formes restent imparfaites.
La justice et le juste véritables sont donc politiques au sens où ils englobent la cité dans le cas de la justice légale et où ils sont au cœur des relations entre les citoyens et entre la cité et ses citoyens. Aussi bien la justice est-elle ce qui provient de la raison (logos, dans le grec ; on n’est pas très loin de la « ratio scripta » des médiévaux) et non d’un homme et surtout pas d’un tyran, concernant la direction de la cité dans son ensemble, en d’autres termes la justice légale (et sa forme d’égalité). Le dirigeant est donc non l’origine mais le gardien de cette justice et de la juste distribution. Il exerce en effet le discernement (krisis) de ce qui est juste et injuste, de ce en quoi consiste la justice. Une telle justice, légale et distributive, permet à la cité de vivre de manière auto-suffisante, libre et dans une certaine égalité proportionnelle et arithmétique. Chacune de ces justices est une justice, mais selon l’analogie, c’est-à-dire selon sa manière propre de s’exercer. La proportion n’intervient donc pas seulement pour caractériser la justice distributive, mais encore pour laisser à chacun des domaines de la justice, qu’elle soit légale ou particulière (et au sein de celle-ci , distributive, dans les échanges, ou corrective) sa manière adéquate de s’exercer.
Mais Aristote n’oublie pas que le juste revêt à la fois un sens politique (et donc propre à chaque cité) et un sens absolu. C’est avec ce questionnement en arrière-plan qu’il pose la question des rapports du droit selon la nature et du droit politique.
VI. Le juste selon la nature et le juste légal
À l’intérieur du juste politique, Aristote distingue un juste naturel (dikaïon phusikon) et un juste légal, au sens ici de ce qui vient du dirigeant (ex archès), qui comme nous le savons légifère.
Il est alors confronté à deux thèses : selon la première, dont on ne connaît pas exactement les partisans (platoniciens ou autres), le juste naturel est celui qui est le même toujours et partout. Mais cela est évidemment démenti par l’évidence : le juste diffère selon les régimes et les cités et selon les cas. Dans une même cité, le juste prix d’une terre n’est pas le même, à surface égale, selon qu’il s’agit d’une terre féconde ou d’un morceau de désert. La réparation qui est due varie selon le dommage causé (par exemple, briser la jambe d’une danseuse ou la main d’un pianiste n’est pas la même chose que briser celles d’un homme ordinaire). On voit qu’ici, le juste est le juste concret en acte hic et nunc, et non pas la réclamation d’un droit hypothétique ou idéal. En s’appuyant sur cette variété du juste les sophistes nient l’existence d’un droit naturel, puisqu’il devrait pour exister être identique partout, ce qui n’est pas le cas.
La position d’Aristote consiste à défendre l’existence d’un juste selon la nature tout en admettant la variété du juste concret. Le droit selon la nature n’est pas comme le feu qui est le même partout. Autrement dit, la nature se manifeste différemment à l’intérieur du juste différent selon les lieux et les cas. En tous ces cas différents se réalise ce qui est juste. C’est le même juste qui revêt des formes et contenus divers (les médiévaux utiliseront l’exemple du vêtement : il est naturel de se vêtir partout, mais les vêtements diffèrent profondément, de l’Afrique équatoriale au Pôle nord).
Afin de bien comprendre cette conception, il n’est pas inutile de se référer à la conception aristotélicienne de la nature physique, si l’on peut dire. La nature pour Aristote est mobile et présente deux aspects, la matière et la forme. Elle est déterminée par la forme et composée de matière, de sorte que ces deux faces sont inséparables l’une de l’autre. Contrairement à Platon qui estime que la forme réside dans un autre monde idéal, Aristote soutient que la forme est toujours dans une matière. La nature est donc forme dans une matière. Cette double dimension est la source de la mobilité de la réalité naturelle, mobilité qui peut être de diverses sortes : locale, quantitative, qualitative etc. Il s’ensuit que la nature donne lieu à une science et une connaissance approchée mais non parfaite, une connaissance vraie dans la plupart des cas, mais néanmoins susceptible de variations en fonction de la mobilité de son objet. Ainsi, par exemple, la vie politique est naturelle mais la manière de la mener est diverses selon les régimes, les lieux. Enfin certaines cités sont plus réussies que d’autres.
Aristote transpose cette conception de la nature à ce qui est juste. Le juste selon la nature est le même dans la plupart des cas, mais il est susceptible de variation. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de nature que le juste est variable mais c’est justement parce qu’il est variable, avec quelques constantes en gros, qu’il est naturel. Aristote fournit un exemple assez parlant : la plupart des hommes sont droitiers, et cela est naturel, mais il y a des gauchers et des ambidextres.
Le juste naturel peut donc exister et être cependant variable in concreto. Le droit naturel n’est ainsi en aucun cas un droit idéal ou un code idéalement construit, il est tout simplement ce qui est réellement juste en un cas donné. Il trouve sa source dans ce qui est juste en ce cas pris dans toute sa réalité. Le juste selon la nature ne s’oppose donc pas au juste selon la loi comme deux domaines rigoureusement séparés. Ce qui est juste selon la nature vivifie de l’intérieur le juste selon la loi (ou selon le juge aussi). Mais il est variable, comme la supériorité naturelle de principe de la main droite, qui laisse pourtant ouverte la possibilité d’être ambidextre ou gaucher. Le droit naturel est ainsi universel en ce sens qu’il inspire tout le droit et le juste, mais il est comme un universel qui pour Aristote n’est véritablement réalisé que dans les cas particuliers où il varie selon les cités et les cas. Le droit naturel existe donc bien en se manifestant à l’intérieur et par ce qui est juste en particulier. Cette nature, en raison même de sa souplesse, est permanente de cette façon souple et non uniforme. Elle correspond à la réalité du juste, ce qui en fait la supériorité, étant sauve la nécessité de le réaliser diversement grâce au droit positif en chaque cité et cas.
À la suite de la question du droit (juste) naturel, Aristote aborde une série de questions sur les relations entre justice et volonté que nous laisserons de côté. Deux autres réflexions d’Aristote méritent encore l’attention : la question de l’équité et celle du rapport du droit et de la sagesse pratique ou prudence.
VII. L’équité
À la différence d’une certaine tradition romaine, l’équité aristotélicienne n’est pas liée directement à l’égalité. Elle implique dans l’homme équitable une certaine bienveillance, mais ce n’est pas son aspect le plus important. L’équité pour Aristote concerne l’application d’une règle de droit. Doit-elle être appliquée de façon absolument uniforme, et ce au risque que cette application aboutisse à une solution contraire à ce qui est le but de la règle, à savoir le juste, ou bien doit-elle être assouplie et nuancée, c’est-à-dire ne pas être appliquée dans sa lettre, ou même pas appliquée du tout ?
Le cas classiquement exposé dans l’Antiquité ou au Moyen-Âge est celui du gagiste fou. Supposons un gagiste qui engage une arme auprès de son créancier, après ou au moment où il rembourse la somme objet du gage il devient fou, l’arme engagée doit-elle lui être rendue parce que le gagiste a remboursé sa dette au créancier gagiste ? La réponse habituelle, de bon sens, est non ; pourtant l’application littérale de la règle voudrait que, la dette étant remboursée, le gage soit rendu. Mais les conséquences de cette application littérale pourraient être catastrophiques. Or la règle a été édictée en vue de ce qui est juste, mais fournir, fût-ce la sienne, une arme à un fou va directement à l’encontre de cette fin, donc l’application intelligente de la règle est de ne pas l’appliquer. Ce n’est pas seulement une question d’intelligence, c’est d’abord une question de justice. L’application littérale de la règle irait à l’encontre de la fin poursuivie par la règle ; une règle juste produirait alors un acte injuste.
Il convient donc de prendre en considération la fin de la règle et non seulement sa lettre. La règle doit être considérée, nous dit Aristote, comme une règle de plomb, c’est-à-dire d’un métal suffisamment peu rigide pour pouvoir être adapté. L’intervention d’une solution équitable semble aller à l’encontre de la règle et en constituer une exception : c’est exact quant à la lettre de la règle, mais non quant à sa fin. Au contraire, la solution équitable correspond parfaitement à la fin recherchée par la règle, donc la solution équitable, loin d’être une exception, est au contraire la perfection de l’application de la règle et donc de ce qui est juste in concreto.
On a dit avec Aristote que la solution équitable est une solution intelligente. En effet, si la justice, en tant que vertu morale, siège dans la volonté en ce qu’elle consiste en l’effectuation réelle de ce qui est juste, par exemple le paiement d’une dette implique le transfert réel des deniers, ce qui est juste doit être découvert et connu, car la volonté est commandée par la connaissance.
Or Aristote place dans l’intellect une vertu qui a pour but de déterminer quel est le juste milieu qui convient dans l’exercice de telle ou telle vertu. De fait, selon Aristote, on l’a dit, toutes les vertus consistent en un milieu : par exemple le courage en un milieu entre la lâcheté et la témérité. Ce qui est juste consiste par excellence en un milieu, et cette fois en un milieu externe, entre le trop et le trop peu dans le partage. La connaissance de ce milieu en tel ou tel cas déterminé dépend d’un type particulier de connaissance, la connaissance prudentielle dont l’analyse est développée au Livre VI de l’Éthique à Nicomaque. Mais dès ce Livre V consacré à la justice, Aristote signale à plusieurs reprises l’intervention de la connaissance nécessaire pour parvenir dans un cas particulier à découvrir quel est le milieu qui est juste.
La caractéristique principale de cette connaissance est précisément d’être une connaissance du particulier qui ne se contente pas des règles générales, car juger ou légiférer sont toujours réalisés dans un contexte particulier donné. Aristote prévoit donc plus loin dans l’Éthique à Nicomaque, au Livre VI, une prudence spécialisée dans la législation particulière convenant à une cité donnée, et une prudence spécialisée dans la découverte et le jugement de ce qui est juste ou jurisprudence.
L’acquisition des rudiments de ces deux vertus, justice et jurisprudence, constituent le fond des études de droit et leur développement dure tout le temps de la vie du juriste. Voilà ce à quoi l’invite notre philosophe grec dont la pensée féconde s’est répandue dans toute la tradition juridique, à travers les droits romains, canoniques, savants, même aujourd’hui, malgré les obstacles qu’elle peut rencontrer. D’autres philosophies du droit plus récentes s’opposent à cette acquisition, mais elles sont moins pertinentes ou même pernicieuses.
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Pour citer cet article : Michel Bastit, La justice, selon Aristote (Éthique à Nicomaque, Livre V), ECLJ, Série de philosophie du droit, (en ligne), Juin 2020.
[1] L’Éthique à Nicomaque en général (entre autres par Aspasius et Eustrate), et le Livre V en particulier (par Michel d’Éphèse) ont été commentés depuis l’antiquité. Un commentaire important est celui de Thomas d’Aquin, In decem libros Ethicorum Aristotelis ad Nicomachum, R.M. Spazzi, Marietti, Rome, 1949.
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