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Spoliation en Turquie : une fondation arménienne privée de ses biens

Turquie: Spoliation d'une fondation arménienne

Par Thibault van den Bossche1762171200000
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La Turquie poursuit sa politique de spoliation silencieuse et méthodique des biens appartenant aux communautés chrétiennes. Une nouvelle affaire à la CEDH l’illustre encore : la Fondation de l’hôpital arménien Saint-Sauveur, institution bicentenaire, se voit refuser par les autorités la propriété d’un terrain pourtant reconnu comme sien depuis l’époque ottomane. L’ECLJ, autorisé par la Cour à intervenir dans la procédure, dénonce une discrimination religieuse antichrétienne.

Fondée en 1832 par décret du sultan Mahmud II, la Fondation de l’hôpital arménien Saint-Sauveur, située dans le quartier de Yedikule, incarne depuis toujours la solidarité et la résilience de la communauté arménienne d’Istanbul. Il convient de distinguer l’hôpital, ouvert en 1834 et accessible à tous sans distinction de religion, de la fondation qui en assure la gestion et veille sur un patrimoine immobilier et culturel constitué au fil des générations grâce aux dons et legs de bienfaiteurs arméniens.

Ce patrimoine – composé de bâtiments hospitaliers, d’églises attenantes, de logements anciens et de quelques terrains – finance les œuvres sociales de la Fondation : soins gratuits, aide aux personnes âgées, soutien aux familles démunies, etc. Loin d’être une source de profit, il représente avant tout un héritage spirituel et communautaire, aujourd’hui fragilisé par la tutelle administrative et les pratiques spoliatrices de l’État.

Sur le plan juridique, la Fondation relève du statut de « fondation communautaire » (cemaat vakfı), catégorie propre aux minorités non musulmanes et régie par la loi n° 5737 sur les fondations de 2008. En théorie, elle jouit d’une personnalité juridique de droit privé. En pratique, elle reste placée sous le contrôle étroit de la Direction générale des fondations (Vakıflar Genel Müdürlüğü – VGM), organisme public dépendant du ministère de la Culture et du Tourisme, qui exerce une tutelle politique et administrative permanente sur les institutions chrétiennes.

Une bataille judiciaire emblématique de la mauvaise foi de l’État turc

Le litige porte sur une parcelle située dans le quartier d’Üsküdar, à Istanbul, expressément inscrite dans la Déclaration de 1936 déposée par la Fondation, conformément à la loi n° 2762 de 1935. En 2012, la Fondation a demandé la restitution du bien sur le fondement de l’article provisoire 11 de la loi n° 5737, disposition censée régulariser les propriétés déclarées en 1936 mais indûment saisies. Malgré la clarté du dossier, l’administration a refusé d’enregistrer le terrain au nom de la Fondation, prétextant un transfert au Trésor public lors de travaux cadastraux en 1951, alors même que les documents historiques attestent la continuité de la possession.

Après plusieurs recours, la 8e chambre du Tribunal administratif régional d’Istanbul (BİM) a donné raison à la Fondation en 2018, ordonnant l’enregistrement du terrain à son nom. Au lieu d’exécuter cette décision, l’administration a contourné le jugement en invoquant des imprécisions d’adresse avant de rejeter de nouveau la demande. Les juridictions supérieures ont entériné ce refus, et la Cour constitutionnelle a clos le dossier en 2024 en le déclarant « manifestement mal fondé ». Ce formalisme absurde et inique traduit une volonté politique claire : empêcher les minorités chrétiennes de recouvrer leurs biens. C’est dans ce contexte que la Fondation a saisi la CEDH (affaire Yedikule Surp Pırgiç Ermeni Hastanesi Vakfı c. Turquie, requête n° 23343/24).

Une politique continue de spoliation des biens des communautés chrétiennes

Depuis la décision de 1974 de la Cour de cassation turque, interprétant rétroactivement toutes comme des actes fondateurs figés, des milliers de biens chrétiens ont été confisqués. Les réformes engagées dans le cadre du processus d’adhésion à l’Union européenne n’ont permis qu’une restitution partielle, lente et arbitraire. Environ 1 000 biens seulement ont été restitués entre 2003 et 2018 – un chiffre presque dérisoire au regard des milliers de propriétés encore détenues par le Trésor.

La politique de spoliation se poursuit aujourd’hui, également dissimulée derrière des projets immobiliers ou sécuritaires. Le cas du village arménien de Vakıflı, dans la province de Hatay, en offre un exemple récent. Dernier village exclusivement arménien de Turquie, ses habitants sont aujourd’hui menacés d’expropriation de leurs terrains et maisons dans le cadre d’un vaste programme de reconstruction publique mené par l’agence TOKİ après les séismes de février 2023. Le projet prévoit 1 353 logements, un centre commercial et diverses infrastructures, couvrant près de la moitié du village, y compris des zones résidentielles et agricoles.

L’ECLJ soutient l’autonomie des fondations chrétiennes contre l’ingérence de la Turquie

L’affaire Yedikule illustre la violation persistante du Traité de Lausanne de 1923, qui garantit la protection des minorités non musulmanes. Ses articles 40 et 42 reconnaissent explicitement aux communautés chrétiennes le droit de créer et d’administrer librement leurs institutions religieuses et caritatives, tout en obligeant l’État turc à les protéger. Dans la pratique, la Turquie ne reconnaît officiellement que trois minorités : arménienne, grecque et juive. Et même pour elles, la protection demeure largement théorique.

À travers plusieurs affaires récentes, l’ECLJ défend le droit des fondations chrétiennes à gérer librement leurs biens face à l’ingérence croissante de l’État turc. Ces affaires révèlent une stratégie d’asphyxie administrative visant à priver les communautés chrétiennes de toute autonomie, par le blocage des élections internes, la confiscation déguisée sous forme de « désaffectation » (mazbut), et le refus de restituer les propriétés dûment déclarées en 1936.

La Cour européenne des droits de l’homme a été saisie à maintes reprises contre la Turquie :

  • Balat Rum Balino Kilisesi Vakfı (requête n° 3984/21, pendante), concernant deux églises grecques-orthodoxes expropriées,
  • Niko Mavrakis (requête n° 12549/23, pendante), portant sur l’exclusion arbitraire de deux prêtres grecs-orthodoxes élus des conseils de fondations communautaires, au motif absurde qu’ils sont membres du clergé,
  • Dimitri Bartholomeos Arhondoni et autres (requête n° 15399/21, retirée), relative à la « désaffectation » imposée à la Fondation du monastère grec-orthodoxe de Saint-Spyridon,
  • Fondation du Monastère de Mor Gabriel à Midyat (n° 13176/13, arrêt du 3 octobre 2023), concernant un monastère syriaque-orthodoxe exproprié,
  • Fondation de l’Église grecque-orthodoxe Taksiarhis d’Arnavutköy (n° 27269/09, arrêt du 15 novembre 2022), concernant une église grecque-orthodoxe expropriée.

La CEDH doit reconnaître la discrimination antichrétienne et ordonner la restitution du bien

Dans la présente affaire Yedikule Surp Pırgiç Ermeni Hastanesi Vakfı, le refus d’immatriculation du bien de la Fondation arménienne viole à la fois le droit de propriété et les garanties procédurales fondamentales. Et c’est par discrimination antichrétienne que les tribunaux turcs n’ont ni examiné les preuves produites ni motivé leurs décisions de manière cohérente. Or, si la Cour européenne reconnaît régulièrement la violation du droit de propriété et du droit à un procès équitable, elle se garde encore d’en tirer toutes les conséquences. Elle évite d’aborder la dimension religieuse des affaires et se refuse à ordonner la restitution effective des biens spoliés. Dans ses arrêts récents, elle se limite à recommander une réouverture de la procédure nationale, soit une solution purement théorique dans un système judiciaire lent, partial et sous influence politique.

Dans ses observations écrites, l’ECLJ appelle la Cour européenne à aller au-delà d’un simple constat de violation du droit de propriété (article 1 du Protocole n° 1) pour reconnaître aussi la dimension discriminatoire antichrétienne de l’affaire (article 14 de la Convention). La Cour européenne devrait, cette fois, ordonner la restitution effective du bien. Se cantonner à une approche strictement procédurale reviendrait à valider implicitement la discrimination religieuse dont la Fondation arménienne est victime. Il faut reconnaître la portée systémique du problème : un cadre juridique qui permet à l’État turc de prendre le contrôle du patrimoine chrétien au mépris du Traité de Lausanne et de la Convention européenne des droits de l’homme.

L’expropriation des fondations chrétiennes, symbole de la disparition des chrétiens en Turquie

Pour faciliter l’expropriation des institutions chrétiennes, l’État turc se défausse de ses obligations de protection et laisse délibérément se dégrader leurs biens avant d’en tirer profit. La Commission américaine sur la liberté religieuse internationale (USCIRF) documente de nombreuses atteintes au patrimoine chrétien en Turquie, qu’elle classe en deux catégories.

  • D’une part, les dégradations d’origine humaine : actes de vandalisme, graffitis, pillages liés à la chasse au trésor, extraction illégale de pierres, cambriolages, vols, confiscations, incendies criminels, ainsi qu’agressions et intimidations visant les chrétiens.
  • D’autre part, les dégradations dues à la négligence des autorités : absence d’entretien, abandon volontaire des sites exposés à l’érosion, à la végétation envahissante, aux incendies ou aux séismes.

Ainsi, par inaction, indifférence organisée, puis prédation, l’État orchestre la disparition progressive du patrimoine chrétien du pays —  reflet de la disparition des chrétiens eux-mêmes.

En effet, les opportunités de spoliation sont d’autant plus grandes qu’elles s’inscrivent dans un contexte de déclin démographique dramatique : de deux millions de chrétiens au début du XXe siècle, il n’en reste qu’environ 170 000, soit 0,2 % de la population turque. La communauté arménienne compte à peine 90 000 fidèles. La population grecque-orthodoxe, qui s’élevait à 100 000 personnes en 1923, ne dépasse plus 2 000 membres, propriétaires à travers leurs fondations de quelque 4 000 biens menacés de prédation administrative.

À mesure que les institutions chrétiennes perdent leurs biens, elles perdent aussi leur autonomie financière et leur capacité d’action. En privant la Fondation de l’hôpital arménien Saint-Sauveur de son patrimoine, Ankara ne vise pas seulement une institution : elle poursuit la disparition programmée du christianisme en Anatolie. La Cour européenne des droits de l’homme doit désormais dire si ce processus peut se poursuivre en toute impunité.

Pour la défense des Chrétiens persécutés
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