Péril sur les fondations grecques-orthodoxes en Turquie
Le 26 avril 2024, le Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ) est intervenu en qualité de tierce-partie dans l’affaire pendante à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), Dimitri Bartholomeos Arhondoni et autres c. Türkiye (Requête n° 15399/21). Cette affaire porte sur le refus de la Turquie d’annuler la qualification de fondation « désaffectée » attribuée en 1967 à la Fondation du monastère grec-orthodoxe de Saint Spyridon situé sur l’île de Halki, dont l’activité n’a pourtant jamais cessé. Dimitri Bartholomeos Arhondoni, primat du Patriarcat Œcuménique de Constantinople et chef spirituel de l’Église grecque-orthodoxe sous le nom de Bartholomeos Ier, est le premier requérant, les deux autres étant des membres de la communauté grecque-orthodoxe.
Dans ses observations écrites, l’ECLJ explique que le changement de qualification de fondation dite « attachée » (« mülhak »), c’est-à-dire une fondation gérée par une communauté religieuse non-musulmane, pour une fondation dite « désaffectée », « inactive », « fusionnée », ou encore « saisie » (« mazbut »), c’est-à-dire une fondation gérée par l’administration publique, constitue une ingérence de la part de la Turquie dans l’autonomie de la Fondation du monastère. En l’espèce, cette ingérence n’étant pas prévue par la loi turque, elle constitue même une violation criante des articles 9 et 11 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui protègent la liberté de religion et la liberté d’association.
« Désaffectée », la Fondation du monastère perd sa personnalité morale, ne peut pas ester en justice, sort du contrôle de la communauté grecque-orthodoxe pour entrer dans celui de la Direction générale des fondations, établissement public turc qui dépend actuellement du ministère de la culture et du tourisme. Mais surtout, la Fondation perd la propriété de tous ses biens immobiliers, qui deviennent celle de l’État, et la Direction générale des fondations est libre d’en faire un usage lucratif. Cette affaire est donc proche de beaucoup d’autres contre la Turquie dans lesquelles l’ECLJ est aussi intervenu : Fondation du monastère de Mor Gabriel à Midyat (n° 13176/13), Fondation de l’Église grecque orthodoxe Taksiarhis de Arnavutköy (n° 27269/09), Patriarcat œcuménique (n° 14340/05).
Cette technique d’expropriation consistant à prétendre qu’une fondation est « désaffectée » complète celle mise en place par la Turquie en 1974, concomitamment à l’invasion turque de Chypre, pour soutenir la communauté turque contre la communauté grecque de l’île. La Turquie décida alors d’exproprier les fondations communautaires chrétiennes et juives de tous les biens immobiliers qu’elles avaient acquis depuis 1936 par quelque moyen que ce soit (héritage, donation, achat, etc.), au profit des héritiers présumés ou réels de la personne qui détenait le bien avant la fondation, ou de l’État lui-même s’ils n’étaient pas trouvés. En 1935, la Turquie avait demandé aux fondations communautaires de déclarer les biens qu’elles possédaient ou géraient. La liste officielle qui en résultat en 1936, désormais connue sous le nom de « Déclaration de 1936 », fut ressortie comme prétexte pour délégitimer tous les biens acquis entre 1936 et 1974. Aujourd’hui encore, la communauté grecque-orthodoxe peine à recouvrer les milliers de biens volés par ces procédés.
Halki (Heybeliada en turc), sur laquelle se trouve le monastère de Saint Spyridon, fait partie des neuf îles des Princes (Adalar en turc) au large d’Istanbul, autrefois appelées « îles des Popes », en raison du grand nombre de couvents qui y avaient été construits. Ces îles, dorénavant appréciées par la jetset turque et les touristes estivaux, font l’objet d’enjeux économiques forts. Cet aspect ne vient que s’ajouter à la persécution ordinaire subie par les chrétiens en Turquie, victimes du nationalisme ethnico-religieux promouvant l’homogénéité d’une nation turque et musulmane. Sur cette même île de Halki, la fermeture du séminaire grec-orthodoxe en 1971 prive toujours le clergé de Turquie de formation, obligeant le patriarche œcuménique et les hiérarques à venir de l’étranger et à dépendre du bon vouloir de la Turquie pour leur attribuer la nationalité turque obligatoire à ces fonctions.