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CEDH : La reconnaissance et la protection légale des relations homosexuelles stables sont un droit de l’homme

Reco. des relations homosexuelles

Par Grégor Puppinck1450260840000
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La CEDH a condamné l’Italie pour ne pas avoir conféré de statut aux couples homosexuels. En jugeant au moyen d’une interprétation évolutive du contenu même de la Convention plutôt que d’une application de cette Convention aux évolutions de la société, la Cour de Strasbourg a créé un nouveau droit conventionnel à la reconnaissance et à la protection légale des relations homosexuelles stables.

Article paru dans la Revue Lamy de Droit Civil (RLDC), n° 132, décembre 2015, p.33.

 

CEDH : la reconnaissance et la protection légale des relations homosexuelles stables sont un droit de l’homme

CEDH, 21 juill. 2015, aff. 18766/11 et 36030/11, Oliari et a. c/ Italie

 

Par Grégor PUPPINCK,

Docteur en droit,

Directeur du European Centre for Law and Justice

 

 

La CEDH a condamné l’Italie pour ne pas avoir conféré de statut aux couples homosexuels. En jugeant au moyen d’une interprétation évolutive du contenu même de la Convention plutôt que d’une application de cette Convention aux évolutions de la société, la Cour de Strasbourg a créé un nouveau droit conventionnel à la reconnaissance et à la protection légale des relations homosexuelles stables.

Par un arrêt de chambre rendu le 21 juillet 2015, dans l’affaire Oliari et autres c/ Italie (CEDH, 21 juill. 2015, aff. 18766/11 et 36030/11, Oliari et a. c/ Italie), la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) s’est prononcée sur la requête introduite par six hommes vivant en couple et se plaignant que le droit italien ne leur permet pas de se marier ni de contracter une autre forme d’union civile, en violation des articles 8, 12 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Cette affaire intervient dans le cadre d’un droit interne qui accorde déjà une reconnaissance partielle à ces relations. Saisie à l’occasion de l’affaire initiée par deux des requérants, la Cour constitutionnelle italienne déclara en 2010 (C. const. italienne, 15 avr. 2010, déc. 138) que le droit constitutionnel au mariage ne s’étend pas aux couples de même sexe, mais que ceux-ci ont le droit constitutionnel de voir reconnaître leur relation, avec les droits et devoirs afférents, et qu’il appartenait au Parlement de légiférer en ce sens en temps et selon les conditions appropriés. La Cour de cassation italienne, par une décision du 15 mars 2012 (C. cass. italienne, 15 mars 2012, n° 4184), a jugé dans le même sens que les couples homosexuels mariés à l’étranger jouissent d’une vie familiale et peuvent saisir les juridictions pour demander à bénéficier du même traitement que celui offert par la loi aux couples mariés en Italie. Le droit italien offre en outre la possibilité aux personnes cohabitant de conclure un contrat de « convivance » afin d’organiser les modalités pratiques de leur vie commune.

Le gouvernement italien, invité par le juge constitutionnel depuis 2010 à conférer un statut légal aux couples de même sexe, fit part à la Cour européenne de son intention d’agir en ce sens, tout en exposant ses difficultés causées par l’opposition d’une partie du peuple. Devant le juge strasbourgeois, le gouvernement n’invoqua aucun argument de fond pour justifier son inaction et dénia catégoriquement qu’elle ait eu pour but de protéger la famille traditionnelle ou la morale (§ 131). Il demandait seulement en substance à la Cour de faire preuve de mansuétude en lui reconnaissant le bénéfice « d’une marge d’appréciation pour choisir le rythme d’adoption des réformes législatives », comme elle l’avait fait en 2010 pour l’Autriche dans l’affaire Schalk et Kopf (CEDH, 24 juin 2010, aff. 30141/04, Schalk et Kopf, § 105). En revanche, il s’opposa fermement au grief relatif au mariage.

La Cour n’a pas été convaincue par la faible défense italienne, et a jugé à l’unanimité que le droit italien n’accorde pas aux couples homosexuels une reconnaissance et une protection juridiques conformes aux exigences du droit au respect de la vie privée et familiale garanti à l’article 8 de la Convention. Elle a également jugé, à l’unanimité, que cette Convention n’impose pas aux États l’obligation d’accorder aux couples homosexuels l’accès au mariage.

 

Cette affaire fait suite à deux arrêts de Grande chambre : l’arrêt Vallianatos c/ Grèce (CEDH, 7 nov. 2013, aff. 29381/09 et 32684/09, Vallianatos c/ Grèce), par lequel la Cour a jugé discriminatoire le fait de réserver aux couples hétérosexuels la faculté de contracter une union civile, et l’arrêt Hämäläinen c/ Finlande (CEDH, 16 juill. 2014, aff. 37359/09, Hämäläinen c/ Finlande), par lequel elle a posé que ni l’article 8 ni l’article 12 de la Convention ne garantissent le droit au mariage entre personnes de même sexe.

C’est à la lumière de ces deux précédents solennels qu’apparaît, par contraste, dans toute sa dimension la portée de l’arrêt Oliari. La majorité des juges de la chambre (quatre contre trois) s’est montrée plus aventureuse que la Grande chambre, allant jusqu’à affirmer l’existence d’un droit conventionnel à la reconnaissance des couples homosexuels (dépassant en cela Vallianatos) et à rouvrir la perspective d’un droit futur au mariage homosexuel (contredisant Hämäläinen). Différemment, les trois juges minoritaires indiquent dans leur opinion séparée publiée en annexe de l’arrêt qu’ils n’auraient conclu à la violation des droits des requérants qu’au motif des incohérences internes du droit italien.

 

Dès lors que, comme il a été dit, le droit fondamental à la reconnaissance juridique des relations entre personnes de même sexe est désormais établi dans l’ordre interne italien, il était prévisible que l’application de la jurisprudence Vallianatos conduise à la condamnation de l’Italie. Toutefois, ce n’est pas tant cette condamnation qu’il importe de relever que la portée, au-delà de l’espèce, que la majorité des juges de la chambre a voulu lui donner (I). De même, le rappel d’une absence de droit au mariage homosexuel importe moins que la relativisation de ce rappel par son introduction dans la dynamique de l’interprétation évolutive de la Convention (II).

 

Cet arrêt, malgré un accord superficiel sur le constat de violation, révèle une nouvelle fois la division interne de la Cour quant à son propre rôle : juridiction internationale tenue par le droit des traités ou Cour constitutionnelle ayant une mission politique. Cette tension apparaît particulièrement sur les sujets sensibles, la Cour étant devenue un activateur efficace de changements sociaux, ayant œuvré récemment à la libéralisation du suicide assisté, de la gestation pour le compte d’autrui, de l’avortement, du transsexualisme, de l’eugénisme, et des droits des lesbiennes, gays, bisexuels et trans en matière de parentalité et maintenant de reconnaissance légale.

 

 

I – Un droit conventionnel à la reconnaissance et à la protection légale des relations homosexuelles stables

 

A – Un fondement discuté : conventionnel ou interne

 

La Cour a progressivement étendu le champ d’application de l’article 8 de la Convention aux relations homosexuelles. Après avoir jugé leur pénalisation compatible avec la Convention (v. Déc. Comm. EDH, 7 juill. 1977, aff. 7215/75), elle les a recouvertes de la protection accordée à la vie privée (CEDH, 22 oct. 1981, aff. 7525/76, Dudgeon c/ Royaume-Uni), puis à la vie familiale, estimant que la relation qu’entretient un « couple homosexuel cohabitant de fait de manière stable » « relève de la notion de “vie familiale” au même titre que celle d’un couple hétérosexuel se trouvant dans la même situation » (CEDH, 24 juin 2010, aff. 30141/04, précité, § 94).

 

Dans l’arrêt Vallianatos, la Grande chambre a jugé que l’intérêt des couples de même sexe à bénéficier « d’une reconnaissance officielle de leur relation par l’État » (§ 81) entre dans le champ de l’article 8 de la Convention. Elle a estimé que « les couples homosexuels sont, tout comme les couples hétérosexuels, capables de s’engager dans des relations stables » et qu’ils ont « les mêmes besoins de soutien et d’aide mutuels que ceux des couples de sexe opposé » (§ 81). Elle ne s’était cependant pas prononcée sur l’obligation éventuelle d’offrir un statut aux couples homosexuels. Elle jugea seulement que le fait d’instituer un tel statut en le réservant aux couples homme-femme est, en soi, une discrimination injustifiée, concluant ainsi à la violation de l’article 14 de la Convention, combiné à l’article 8.

 

Dans la présente affaire, la chambre aurait pu adopter la même démarche, en jugeant que la garantie du droit reconnu aux couples homosexuels par la Constitution italienne ne répond pas aux exigences de la Convention. Mais la Chambre a été plus volontariste, en développant son raisonnement comme si un tel droit conventionnel autonome avait déjà été établi dans la jurisprudence antérieure de la Cour et qu’elle ne faisait que le confirmer, en disant que « la Cour a déjà reconnu que les couples de même sexe ont besoin de la protection et reconnaissance légale de leur relation » (§ 165).

 

Deux approches étaient donc possibles : la première – celle que défendaient les juges minoritaires - consistait, en partant de l’examen des faits de l’espèce, à identifier l’existence d’un droit interne dont le non-respect était apprécié au regard des exigences de la Convention. Selon cette approche, il se serait agi non pas tant d’une interprétation évolutive du contenu de la Convention que d’une application de celle-ci aux évolutions des sociétés. La seconde approche – celle qu’ont fait finalement prévaloir les juges majoritaires – revenait, à partir de l’affirmation de l’existence d’une obligation positive dérivant de la Convention et pesant sur les Etats, à apprécier l’éventuel non-respect de cette obligation au regard des circonstances de l’espèce. Avec cette dernière approche, l’affirmation d’un tel droit conventionnel nouveau devait résulter de l’extension jurisprudentielle des obligations positives des Etats au titre de la Convention ; il s’agissait en fait de modifier le contenu de la Convention.

Le choix opéré par la majorité a pour effet de conférer une portée erga omnes au droit à la reconnaissance et à la protection légale des couples homosexuels stables. Les quarante-sept États membres doivent donc garantir positivement ce droit, tout manquement pouvant être sanctionné par la Cour au vu des circonstances.

En l’espèce, dans l’appréciation de ces circonstances et à l’encontre de l’inaction du gouvernement italien, la Cour a accordé un poids particulier à l’évolution sociologique. Elle a noté qu’une faible majorité d’États membres du Conseil de l’Europe (24 sur 47) confère aujourd’hui une reconnaissance légale aux couples homosexuels, que la Cour suprême américaine a affirmé le droit constitutionnel au mariage homosexuel et que des sondages d’opinion indiquent que la population italienne serait majoritairement favorable à cette reconnaissance. Encore selon une approche sociologique, la Cour a noté que « l’impact sur la vie du requérant de la discordance entre la réalité sociale et la loi, la cohérence des pratiques administratives et légales au sein du système interne est regardé comme un facteur important dans l’appréciation réalisée du respect de l’article 8 » (§ 161). Déjà, dans l’arrêt Vallianatos, la Cour avait déclaré que les États doivent agir en « tenant compte de l’évolution de la société ainsi que des changements qui se font jour dans la manière de percevoir les questions de société, d’état civil et celles d’ordre relationnel, notamment de l’idée selon laquelle il y a plus d’une voie ou d’un choix possibles en ce qui concerne la façon de mener une vie privée et familiale » (CEDH, 7 nov. 2013, aff. 29381/09 et 32684/09, précité, § 84). Cette approche sociologique du droit est systématique lorsqu’est en cause un sujet dit de société. La Cour serait allée, dans l’affaire Schalk et Kopf précitée, jusqu’à commander elle-même une étude d’opinion auprès d’un institut de sondages.

 

 

B – Un contenu imprécis

 

Le contenu de l’obligation positive des États « de s’assurer que les requérants ont accès à un cadre juridique permettant la reconnaissance et la protection de leur relation » (§ 185) demeure assez imprécis tant quant à son objet qu’à son contenu.

 

1 – Quant à la réalité protégée

 

Selon la Chambre, cette obligation positive bénéficie aux personnes ayant une « relation homosexuelle stable » (§ 165-169). La Cour ne donne aucune indication sur ce qu’il convient d’entendre par « relation stable », si ce n’est qu’elle rappelle que la stabilité ne requière pas la cohabitation (§169). Dans une précédente affaire, la Cour avait jugé que deux sœurs vivant ensemble peuvent légitimement être exclues du régime de l’union civile (CEDH, 29 avr. 2008, aff. 13378/05, Burden c/ Royaume-Uni). S’agissant des couples homosexuels, c’est la relation affective qui est protégée au titre de l’article 8, à la différence du mariage qui vise principalement à protéger la famille au titre des articles 8 et 12 (CEDH, 30 juill. 1998, aff. 22985/93 et 23390/94, Sheffield et Horsham c/ Royaume-Uni, § 66). L’objet du droit à la reconnaissance est ainsi subjectif, et la stabilité de la relation, qui semble en constituer l’élément objectif, en est moins une condition qu’une cause. C’est la volonté d’engagement du couple qui indique sa stabilité et mérite, selon la Chambre, la reconnaissance et la protection de la société.

 

2 – Quant aux droits garantis

 

  1. a) Le droit à la protection

 

La Cour n’indique pas précisément les composantes de cette protection que les États ont obligation d’offrir aux couples homosexuels. Elle les qualifie de « core rights », par opposition à des « droits supplémentaires », et cite notamment des droits et devoirs mutuels de soutien moral et matériel, des obligations alimentaires et des droits successoraux (§ 169).

La Cour définit ces « core rights » de façon négative : ceux que l’État ne peut pas ne pas accorder et qui ne font pas l’objet de « controverse féroce » (§ 177) au sein de la société. La Chambre n’en dit pas plus, se réservant ainsi la faculté d’étendre à l’avenir le contenu de ces « core rights » en fonction de son appréciation sociologique de la réalité. La Chambre semble indiquer que ce n’est que s’agissant des « droits supplémentaires » (c’est-à-dire controversés et non essentiels à la relation) que les États conservent une certaine marge d’appréciation (§ 177). Il pourrait s’agir de droits relatifs aux enfants, tout en sachant que la Cour a déjà déclaré dans l’affaire X et autres c/ Autriche ne pas avoir connaissance d’éléments « de preuve susceptibles de démontrer que les familles homoparentales ne peuvent en aucun cas s’occuper convenablement d’un enfant » et que les « différences motivées uniquement par des considérations tenant à l’orientation sexuelle sont inacceptables au regard de la Convention » (CEDH, 19 févr. 2013, aff. 19010/07, X et autres c/ Autriche, § 142 et 77).

 

  1. b) Le droit à la reconnaissance

 

Contrairement aux concubins, qui, selon la célèbre formule de Napoléon, ignorent la loi et méritent donc que la loi les ignore en retour, certains couples homosexuels recherchent la reconnaissance de la loi. Cette reconnaissance, garantie à présent comme un droit par la Cour, recouvre deux aspects :

 

– un aspect pratique : la Cour estime que la possibilité offerte aux requérants d’obtenir en Italie la reconnaissance de leurs droits par diverses démarches judiciaires et contractuelles est trop lourde, et que l’institution d’un statut global est nécessaire à la sécurité juridique des couples, quelle que soit la désignation de ce statut ;

– un aspect symbolique : la Cour justifie la création de ce nouveau droit en ce qu’un tel « partenariat civil a une valeur intrinsèque pour les personnes dans la situation des requérants, indépendamment des effets juridiques, étroits ou larges, qu’il produirait ». Elle ajoute : « (c)ette reconnaissance donnerait en outre un sentiment de légitimité aux couples de même sexe » (§ 174).

 

Les droits de l’homme ont acquis un rôle primordial dans la formation et la formalisation de la conscience commune. De fait, ils ne définissent pas seulement la morale, mais aussi l’homme tant la corrélation est étroite entre la définition des droits et celle de l’homme. En 1948 et 1950, c’est en fonction d’une certaine idée de l’homme et de sa nature que ses droits ont été définis, afin de garantir ce qui en chacun fait que l’homme est homme. Aujourd’hui, c’est l’évolution des droits qui provoque une évolution de la définition sociale de l’homme. Si l’homosexualité est un droit de l’homme, alors elle est conforme à la nature humaine, et donc pleinement et universellement légitime.

Ici apparaît l’un des enjeux du choix du fondement du constat de violation en l’espère, car un arrêt de violation fondé seulement sur le droit interne n’aurait pas donné à la reconnaissance de la relation homosexuelle une pleine dimension symbolique.

 

 

II – La Convention ne garantit le mariage qu’à l’homme et à la femme

 

La Cour était invitée une nouvelle fois à statuer sur l’impossibilité pour les couples homosexuels de se marier, les requérants alléguant une violation des articles 12 et 14 de la Convention.

 

A – La chambre rouvre, contre la Grande chambre, la perspective d’un droit futur

 

Ici encore, la différence d’approche sur le fond a pour corollaire une différence de méthode interprétative de la Convention. L’approche conservatrice socialement l’est aussi juridiquement, et de même, l’approche progressiste sociologiquement l’est aussi juridiquement. L’article 12 est ainsi rédigé : « À partir de l’âge nubile, l’homme et la femme ont le droit de se marier et de fonder une famille selon les lois nationales régissant l’exercice de ce droit ».

 

Saisie par deux hommes se plaignant d’une violation de l’article 12 du fait de leur impossibilité de se marier en Autriche, la Cour, dans l’arrêt Schalk et Kopf précité, n’a pas jugé les requérants manifestement irrecevables ratione materiae. La Cour « observe » que « pris isolément » – c’est-à-dire sans appliquer les règles de droit international relatives à l’interprétation de bonne foi des traités, suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but (Conv. Vienne, 23 mai 1969, sur le droit des traités, art. 31, § 1) –, « le texte de l’article 12 peut s’interpréter comme n’excluant pas le mariage entre deux hommes ou entre deux femmes » (§ 54). La Cour ajoute aussitôt qu’une telle interprétation n’est pas juste ; « (f)orce est donc de considérer que les mots employés à l’article 12 ont été choisis délibérément. De surcroît, il faut tenir compte du contexte historique dans lequel la Convention a été adoptée » (§ 55). Cette première pierre étant posée, la Cour conclut que « (n)éanmoins, en l’état actuel des choses, l’autorisation ou l’interdiction du mariage homosexuel est régie par les lois nationales des États contractants ». Elle ajoutait à cet égard « qu’elle ne doit pas se hâter de substituer sa propre appréciation à celle des autorités nationales » (§ 62). La Chambre concluait « que les États demeurent libres, tant au regard de l’article 12 qu’au titre de l’article 14 combiné avec l’article 8, de n’ouvrir le mariage qu’aux couples hétérosexuels » (§ 108). Cette formulation plaçait la Cour dans la perspective d’une réduction progressive de la liberté des États de restreindre l’accès au mariage aux seuls couples de sexes complémentaires.

 

À l’époque de l’arrêt Schalk et Kopf, six des quarante-sept États membres avaient rendu le mariage sexuellement neutre. Ils sont aujourd’hui onze (Belgique, Danemark, France, Irlande, Islande, Norvège, Portugal, Espagne, Suède, Pays-Bas et Royaume-Uni, tandis que treize autres ont à l’inverse, souvent récemment, constitutionnalisé la définition hétérosexuelle et monogamique du mariage.

Par son arrêt Hämäläinen c/ Finlande précité du 16 juillet 2014, la Grande chambre, par quatorze voix contre trois, vint clore la perspective de cette réinterprétation de la Convention, en indiquant, dans une formulation qui se présente comme définitive, que ni l’article 8 ni l’article 12 de la Convention ne peuvent être compris « comme imposant aux États contractants l’obligation d’ouvrir le mariage aux couples homosexuels » (§ 71 et 96). La Cour a précisé que « le droit fondamental pour un homme et une femme de se marier et de fonder une famille » garanti à l’article 12 « consacre le concept traditionnel du mariage, à savoir l’union d’un homme et d’une femme ». Et la Grande chambre d’ajouter : « S’il est vrai qu’un certain nombre d’États membres ont ouvert le mariage aux partenaires de même sexe, l’article 12 ne saurait être compris comme imposant pareille obligation aux États contractants » (§ 96).

Le Comité des ministres du Conseil de l’Europe (Cons. Europe, Comité min., Doc. 13450, 24 mars 2014) et la Commission de Venise (Cons. Europe, Comm. Venise, avis n° 779, 25 sept. 2014), saisis de la constitutionnalisation de la définition hétérosexuelle du mariage par la Croatie et la Macédoine, déclarèrent « que l’article 12 de la Convention n’impose pas (…) l’obligation d’ouvrir le mariage à un couple homosexuel » pour le premier, et que la définition du mariage relève de la compétence nationale pour la seconde. La question semblait donc tranchée.

 

Or, par l’arrêt Oliari, la majorité des juges de la chambre a manifesté son intention de rouvrir cette question en la replaçant dans l’optique évolutive de l’arrêt Schalk et Kopf, et même en la dépassant, en affirmant par un nouveau glissement interprétatif que la Cour avait alors jugé qu’elle « ne considérerait plus que le droit au mariage doit en toutes circonstances être limité au mariage entre personnes de sexe opposé » (§ 191). La chambre conclut alors en se fondant, non pas sur la lettre de l’article 12 mais sur l’absence de consensus, que, « en dépit d’une évolution graduelle des États en la matière (…), les conclusions atteintes dans les affaires mentionnées (Schalk et Kopf et Hämäläinen) demeurent pertinentes ». La chambre ajoute que « (p)ar conséquent (c’est-à-dire en raison de l’absence de consensus), la Cour réitère que l’article 12 de la Convention n’impose pas une obligation au gouvernement défendeur d’accorder aux couples de même sexe tels que les requérants accès au mariage » (§ 182). La différence, subtile, est néanmoins importante entre « n’impose pas » (qui ne vaut que pour l’espèce) et « ne saurait être compris comme imposant » (qui s’affirme comme définitif), suivant la formulation de la Grande chambre.

Sur ce, la chambre conclut à l’unanimité que les griefs fondés sur l’article 12 invoqué seul et combiné à l’article 14 sont manifestement mal fondés.

 

La Cour, dans ses arrêts de 2010 et de 2015, a réinterprété la Convention en faisant sienne l’approche développée par les requérants dans l’affaire Schalk et Kopf suivant laquelle « l’article 12 ne devrait pas nécessairement être compris comme signifiant qu’un homme ou une femme ont seulement le droit d’épouser une personne du sexe opposé » (CEDH, 24 juin 2010, aff. 30141/04, Schalk et Kopf, § 44). C’est au moyen de cette interprétation que la Cour constitutionnelle espagnole jugea l’introduction du mariage homosexuel conforme à la Constitution espagnole (C. const. espagnole, 6 nov. 2012, aff. 198/2012) ; et c’est contre cette interprétation que des États tels que la Slovaquie et la Macédoine ont entrepris de définir constitutionnellement le mariage comme « l’union entre un homme et une femme ».

Plus fondamentalement, jusqu’à l’arrêt Schalk et Kopf, les relations homosexuelles bénéficiaient de la protection de la Convention au titre du respect de la « vie privée » ; c’est en étendant cette protection au titre de la « vie familiale au même titre que celle d’un couple hétérosexuel se trouvant dans la même situation » (CEDH, 24 juin 2010, aff. 30141/04, Schalk et Kopf, § 94), que la Cour a introduit ces relations dans la perspective des droits liés à la famille, c’est-à-dire au mariage et aux enfants. Or, ct la société peut-elle avoir l’obligation de respecter la « vie familiale » de ces couples sans leur reconnaître le « droit de se marier et de fonder une famille » ?

La même question se pose d’ailleurs s’agissant des autres types de relations affectives stables. Au nom de quoi l’homosexualité consentie serait-elle plus acceptable que la polygamie consentie ? La Cour a déjà reconnu qu’une famille polygame mène une vie familiale (CEDH, 2 nov. 2010, aff. 3976/05, Serife Yigit c/ Turquie, § 90). Pourquoi refuser aux uns ce que l’on accorde aux autres, dès lors que l’on a rejeté la famille conjugale comme norme de référence ? Nombreuses en Europe, les familles polygames sont aussi confrontées à des difficultés pratiques du fait de leur exclusion des régimes d’union civile et ressentent certainement un besoin de protection et de reconnaissance sociale.

 

B – Vers la reconnaissance transnationale des mariages homosexuels ?

 

Une chambre composée au sein de la même section de la Cour devrait se prononcer prochainement sur d’autres affaires (CEDH, aff. 26431/12, Orlandi et autres c/ Italie) introduites avec celles ayant donné lieu à l’arrêt Oliari, mais par six couples de même sexe se plaignant cette fois du refus des autorités italiennes de reconnaître leur mariage contracté à l’étranger, ainsi que, plus généralement, de l’impossibilité d’obtenir la reconnaissance de leur relation. Ils invoquent les articles 8, 12 et 14.

L’occasion semble propice pour enfoncer un nouveau coin dans l’institution traditionnelle du mariage ; non pas (encore ?) frontalement, mais en condamnant l’Italie à reconnaître, contre son ordre public interne, les effets des mariages conclus à l’étranger, sinon le mariage lui-même.

La Section pourra toujours rechercher – et constater – l’existence de certaines incohérences dans le droit italien, puisque, en pratique, celui-ci reconnaît quelques effets aux mariages célébrés à l’étranger entre personnes de même sexe. Se posera alors la question de savoir si la décision de réserver la respectable institution du mariage aux seuls couples hétérosexuels n’est pas en soi une discrimination d’autant plus forte que sa différence avec l’union civile n’est plus, dans une certaine mesure, que largement symbolique.

 

 

Notons enfin, car cette question est d’abord politique, que le premier vice-président de la Commission européenne, en charge des droits fondamentaux, s’est engagé à ce que celle-ci obtienne de tous les États membres qu’ils « acceptent inconditionnellement le mariage homosexuel », dénonçant notamment les difficultés rencontrées par les couples homosexuels mariés lors de leurs déménagements dans un pays qui ne reconnaît pas leur mariage (Timmermans F., Discours au « Equality Gala » de ILGA-Europe, 24 juin 2015, en ligne sur le site de la Commission européenne).

 

 

Conclusion

 

Une fois établi le droit au partenariat civil, se pose à présent la question de la justification de la différence de droits et d’obligations afférents respectivement au mariage et aux unions civiles. Dans l’arrêt Schalk et Kopf, les requérants soutenaient que, si un État décide d’offrir aux couples homosexuels un autre mode de reconnaissance juridique, il serait alors obligé de leur conférer un statut qui, même s’il porte un nom différent, correspond à tous égards au mariage. La Cour avait indiqué ne pas être « convaincue par cet argument. Elle pense au contraire que les États bénéficient d’une certaine marge d’appréciation pour décider de la nature exacte du statut conféré par les autres modes de reconnaissance juridique » (§ 108). Dans l’arrêt Johnston et a. c/ Irlande (CEDH, 18 déc. 1986, aff. 9697/82, Johnston et a. c/ Irlande, § 68), la Cour avait déjà énoncé qu’il n’est « pas possible de dégager de l’article 8 l’obligation (...) de doter les couples non mariés d’un statut analogue à celui des couples mariés ». Il n’en demeure pas moins que l’on peut s’interroger sur la légitimité de l’existence de deux statuts et de leurs différences. Or, dès lors que la procréation et la filiation sont séparées de la complémentarité sexuelle et du mariage, la différence entre union civile et mariage est appelée à disparaître, l’union civile absorbant le mariage.

De fait, l’union civile correspond certainement davantage que le mariage à la société occidentale contemporaine marquée par l’individualisme et par une inclination pour le « court terme ». Du reste, en Europe, entre 1970 et 2010, le nombre absolu de mariages a baissé de 36 % tandis que le taux brut de divorce doublait, passant de un à deux divorces pour 1 000 habitants. Quant à la proportion de naissances hors mariage, elle a également plus que doublé entre 1990 et 2010, passant de 17,4 % à 38,3 %. En France, trois mariages sont célébrés pour deux contrats d’union civile (sources : Eurostat et INED).

Pour autant, les différences entre mariage et union civile demeurent fondamentales, puisque ces unions sont fondées sur des conceptions opposées de la liberté et de la société. En effet, pour les uns, la liberté est perçue davantage comme une absence d’engagement définitif, tandis que pour les autres elle est constitutive de l’engagement (la liberté s’exerce par l’engagement). Quant à la société, pour les uns le mariage est le support juridique des familles, lesquelles constituent organiquement (naturellement) la société dont émane ensuite l’État ; pour les autres, la société est un agrégat (supposé volontaire) d’individus libres qui accèdent formellement à l’existence sociale au moyen de l’Etat.

 

Si la Cour perçoit un consensus croissant en Europe en faveur de l’approche propre à l’union civile, le droit international conserve une compréhension organique de la société. Tel que cela a été solennellement énoncé dans divers instruments internationaux, et rappelé récemment par le Conseil des droits de l’homme (ONU, Cons. droits de l’homme, Résolution sur la « Protection de la famille », 1er juil. 2015, A/HRC/29/L.25), la famille y est reconnue et protégée en tant qu’« unité fondamentale de la société et milieu naturel pour la croissance et le bien-être de tous ses membres, et en particulier des enfants » (CIDE, Préambule). La protection ne vise pas le couple mais la famille, qui « a droit à la protection de la société et de l’État » (DUDH, art. 16, § 3 ; Pacte international relatif aux droits civils et politiques, art. 23, § 1) « aussi longtemps qu’elle a la responsabilité de l’entretien et de l’éducation d’enfants à charge » (Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, art. 10, § 1). La reconnaissance accordée par la société au couple résulte en fait de sa contribution au bien commun par la fondation d’une famille, et non pas de l’existence, entre les personnes constituant le couple, de sentiments, ceux-ci relevant alors de la vie privée.

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