Commentaire arrêt P. et C. c. Italie
Article publié dans la Revue Lamy de Droit Civil RLDC n°146, mars 2017.
Par Grégor PUPPINCK, Docteur en droit et Claire de LA HOUGUE, Docteur en droit.
Disponible sur notre site en Anglais uniquement, version française disponible sur le site Lamy.
Résumé de l'article
Dans la Revue Lamy de Droit Civil[1], Grégor Puppinck et Claire de La Hougue reviennent sur l’arrêt de la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Paradiso et Campanelli c. Italie du 24 janvier 2017 (CEDH, Grande Chambre, 24 janv. 2017, aff. 25358/12). La Cour s’exprime dans cet arrêt sur la question sensible de la conformité d’une mesure d’éloignement d’un enfant né à l’étranger par GPA, en violation de la loi nationale, avec le respect de la vie privée et familiale.
Cette affaire concernait un couple d’italiens qui s’étaient adressés à une société russe de maternité de substitution. Celle-ci avait trouvé des donneurs de gamètes et une mère porteuse, puis livré l’enfant muni d’un certificat de naissance désignant les requérants comme parents, le tout pour 50 000 euros. Les requérants avaient ramené l’enfant en Italie et demandé l’enregistrement du certificat de naissance. Le test ADN ordonné par le tribunal avait établi que le requérant n’était pas le père biologique. Les autorités italiennes, constatant que les requérants avaient violé non seulement la loi italienne – qui interdit la procréation médicalement assistée (PMA) hétérologue et la gestation par autrui (GPA) – mais aussi les règles relatives à l’adoption internationale, leur avaient retiré l’enfant. Ses véritables parents étant inconnus, l’enfant était en état d’abandon au sens de la loi, c’est-à-dire sans ses parents ni aucun membre de sa famille pour prendre soin de lui, et avait donc été placé en vue de son adoption. Le couple se plaignait de la violation de leur droit et de celui de l’enfant à la vie privée et familiale, protégé par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Le 27 janvier 2015 (CEDH, 2e sect., 27 janv. 2015, aff. 25358/12), la chambre avait admis l’existence d’une vie familiale entre les requérants et l’enfant en raison des six mois de cohabitation pendant lesquels le couple s’était comporté à l’égard de l’enfant « comme des parents » et elle avait conclu à la violation du droit à la vie privée et familiale à cause de la mesure d’éloignement définitif de l’enfant. Cet arrêt avait été fortement critiqué car il consacrait le fait accompli et réduisait à néant la liberté des Etats de ne pas reconnaître d’effet juridique à la GPA[2] ; le gouvernement italien a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande chambre, ce qui fut accepté le 1er juin 2015.
Le 24 janvier 2017, la Grande chambre renversait l’arrêt de la deuxième section en se concentrant sur l’applicabilité de l’article 8 de la Convention et sur la conformité de la mesure d’éloignement de l’enfant à cette disposition, tout en ouvrant un débat sur la question de la maternité de substitution.
L’étendue de l’article 8 en débat
Pour la Cour, la vie familiale vise la préservation d’une unité familiale déjà constituée et présuppose l’existence d’une famille, ce qui est l’objet du débat en l’espèce. La jurisprudence récente avait conduit à une extension apparemment sans borne du champ d’application du droit à la vie familiale : l’arrêt de chambre s’inscrivait dans ce mouvement en concluant à l’existence d’une vie familiale de facto au sens de l’article 8 de la Convention aux motifs que les requérants avaient passé avec l’enfant les premières étapes de sa jeune vie et qu’ils s’étaient comportés à son égard comme des parents, même en l’absence de liens biologiques. La Cour estima alors qu’une mesure aussi extrême que l’éloignement de l’enfant de sa famille n’était pas justifiée et violait le droit à la vie privée et familiale du couple qui tirait ainsi un droit de l’intérêt de l’enfant à demeurer dans la situation qu’ils avaient créée illégalement.
La Grande chambre se montre quant à elle plus nuancée, tenant compte des circonstances : l’existence d’un projet parental ainsi que la qualité et la force des liens affectifs des requérants ne suffisent pas à constituer une vie familiale de facto au sens de la Convention, compte tenu de l’absence de tout lien biologique entre l’enfant et les requérants, de la courte durée de leur relation et de la précarité juridique de leurs liens. Ainsi, comme l’exprime la Cour, la vie familiale ne saurait être seulement subjective. Mais plus encore, il s’agit d’une réalité objective comme le réaffirment quatre juges dans leur opinion concordante rappelant le sens originel et objectif de la famille qu’ils estiment devenu « trop vague et trop large » : le lien familial ne saurait résulter de la seule volonté subjective des adultes, variable au gré des changements de projet et donc source d’insécurité, mais d’une situation objective reconnue juridiquement, comme le mariage, la naissance ou l’adoption légale.
La Grande chambre conclut donc que les faits de la cause affectent la vie privée des requérants, à défaut d’une vie familiale. Elle confirme que l’ingérence de l’Etat repose en l’espèce sur une base légale permettant de conclure à l’état d’abandon de l’enfant et juge ensuite que les mesures adoptées à l’égard de l’enfant visaient non seulement la défense de l’ordre, à savoir le respect des lois, mais aussi la protection des droits et libertés de l’enfant, par la sauvegarde de la compétence exclusive de l’État pour reconnaître un lien de filiation en cas de lien biologique ou d’adoption régulière. Pour déterminer si la mesure litigieuse était nécessaire dans une société démocratique, la Cour estime que les faits portaient sur des sujets éthiquement sensibles de nature à conférer à l’Italie une ample marge d’appréciation. Quant à savoir si les motifs étaient proportionnés, la Cour admet que les autorités italiennes voulaient protéger des intérêts généraux importants et dissuader ses ressortissants de recourir à l’étranger à des pratiques hautement problématiques du point de vue éthique. Concernant l’intérêt de l’enfant, ce dernier n’étant ni requérant, ni membre de la famille des requérants au sens de la Convention, la Cour tient compte de l’absence de lien biologique, de son jeune âge et de la brièveté de la cohabitation pour conclure au caractère réparable du traumatisme de la séparation. Quant à l’intérêt des adultes à poursuivre leur relation avec l’enfant, la Cour l’apprécie par le prisme de l’intérêt de l’enfant, contrairement à d’autres affaires où l’intérêt des enfants n’avait pas été pris en compte dans l’évaluation du droit des adultes. En l’absence de vie familiale, la Cour explique que les juridictions internes n’étaient pas tenues de donner la priorité à la préservation de la relation des requérants à l’égard de l’enfant et admet que l’intérêt général prime l’intérêt des requérants, le contraire revenant à s’incliner devant une situation volontairement créée en violation du droit italien, c'est-à-dire à entériner le fait accompli.
La compatibilité de la GPA avec les droits de l’homme en débat
Alors que l’arrêt de chambre entérinait une situation accomplie illégalement pour protéger l’intérêt de l’enfant issu de cette illégalité et minorait le rôle des considérations morales à l’origine de la décision des autorités italiennes qui se référaient à l’ordre public, ces considérations sont à l’inverse centrales pour la Grande chambre : cela est remarquable par rapport à la jurisprudence antérieure. Jusqu’à présent, l’approche de la Cour consistait souvent à valoriser les législations libérales, allant jusqu’à imposer un tel choix à un État lorsqu’elle estimait pouvoir constater l’existence d’un consensus européen en sa faveur. La Grande chambre accorde en l’espèce une place de choix aux intérêts publics qui peuvent s’opposer à la satisfaction de désirs individuels. Elle reconnaît la sensibilité des situations créées dans le cadre de la GPA avec don de gamètes et admet qu’il est légitime pour un Etat de vouloir dissuader ses ressortissants d’avoir recours à l’étranger – même légalement – à une pratique illégale sur son territoire et contestable sur le plan éthique. La Cour reconnaît d’ailleurs que la GPA est source de trafic d’enfants et que des mesures telles que celle dont il est question en l’espèce sont pertinentes de manière plus large en ce qu’elles visent à protéger non seulement un enfant particulier mais aussi les enfants en général.
C’est donc l’amorce d’une appréciation morale de la GPA et le signe qu’un intense débat a eu lieu sur ce point au sein de la Cour, bien que cette dernière n’ait pas condamné expressément cette pratique. En effet, tandis que cinq juges estiment dans une opinion dissidente qu’il n’appartenait pas à la Cour de se prononcer sur la GPA et que les autorités italiennes auraient dû se limiter à l’appréciation du seul retrait de l’enfant sans tenir compte des circonstances de son obtention, les quatre juges « concordants » regrettent au contraire la réserve dont a fait preuve sur ce point la Grande chambre, eu égard à l’incompatibilité notoire de la GPA avec la dignité humaine.
On peut toutefois se réjouir que la Cour n’ait pas fait l’économie d’une réflexion morale, indispensable pour que les droits de l’homme puissent continuer à répondre aux réalités nouvelles qui menacent la dignité et la liberté humaines.
Priscille Kulczyk
[1] Grégor Puppinck et Claire de La Hougue, « GPA : l’intérêt général peut primer le désir de parentalité – À propos de l’arrêt de Grande chambre Paradiso et Campanelli c/ Italie du 24 janvier 2017 », Revue Lamy Droit civil, Nº 146, 1er mars 2017.
[2] Grégor Puppinck et Claire de La Hougue, « Paradiso et Campanelli c. Italie : la CEDH entérine une “vente d’enfant par GPA” », Revue Lamy Droit civil, Nº 126, 1er mai 2015.
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