CEDH : la justice peut-elle obliger un monastère à réintégrer une ancienne religieuse ?Gradient Overlay
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CEDH : la justice peut-elle obliger un monastère à réintégrer une ancienne religieuse ?

Un monastère peut-il être obligé de réintégrer une ancienne religieuse?

Par Nicolas Bauer1763107200000
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Sœur Élisabeth appartenait à une communauté religieuse relevant de l’Église grecque catholique ukrainienne entre 2011 et mai 2017. Ce mois-là, en raison d’un conflit avec sa communauté, sœur Élisabeth a quitté le monastère et a cessé toute vie commune avec les autres religieuses. Aux yeux de son ancienne communauté et de son évêque, sœur Élisabeth n’est plus religieuse et doit être considérée sous son identité civile, Zhanna K.

 

D’après la cour d’appel ukrainienne, l’ancienne cellule monastique de Zhanna K. est toujours son domicile

Cependant, depuis février 2018, Zhanna K. aimerait revenir au monastère et habiter dans son ancienne cellule. Elle a plusieurs fois essayé d’y entrer, mais les serrures ont été changées. Elle n’aurait pas d’autre logement. Zhanna K. a invoqué devant les juridictions ukrainiennes son droit de revenir dans la cellule monastique qu’elle a occupée huit ans en tant que sœur Élisabeth.

Zhanna K. a obtenu gain de cause par une décision d’une cour d’appel ukrainienne le 18 décembre 2023. Sa cellule constituerait un domicile au sens de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et le monastère doit donc lui permettre d’exercer son droit de revenir habiter dans ce domicile. La cour d’appel a jugé que le monastère devait donner à Zhanna K. les nouvelles clés du portail du monastère et de la porte d’entrée donnant accès aux cellules.

Face à cette décision, le monastère a porté l’affaire devant la Cour suprême ukrainienne. Le monastère soutient que le litige relève du droit canon et non du droit civil. Il s’appuie notamment sur le principe d’autonomie des organisations religieuses, protégé par la liberté de religion au sens de l’article 9 de la Convention européenne.

 

Un avis consultatif qui sera rendu par la Grande chambre de la CEDH

La Cour suprême ukrainienne, avant de trancher le litige, a soumis l’affaire à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), par la procédure de demande d’avis consultatif, initiée le 21 août 2025. La Cour suprême ukrainienne demande à la CEDH si la cellule monastique d’une ancienne religieuse bénéficie de la protection d’un domicile, d’une part, et si les juridictions civiles étaient compétentes pour trancher un tel litige religieux, d’autre part.

L’avis consultatif demandé sera rendu en Grande chambre, c’est-à-dire la formation la plus solennelle de la CEDH. Il aura donc un impact sur la reconnaissance des droits des communautés religieuses dans toute l’Europe. Le Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ) a été autorisé à intervenir en tant que tierce-partie dans la procédure et a déposé ses observations écrites le 31 octobre 2025. Celles-ci démontrent qu’une cellule monastique n’est pas le domicile d’une religieuse, encore moins après que celle-ci a quitté la communauté, et qu’une telle question relève de l’organisation interne de la communauté.

 

La cour d’appel ukrainienne fait erreur sur la nature d’une cellule monastique

Le droit au respect dû au domicile, protégé à l’article 8 de la Convention européenne, est-il applicable à un monastère ? S’il l’est, le titulaire doit en être le monastère lui-même, et non chaque religieuse. En effet, la CEDH a déjà reconnu que des personnes morales pouvaient être titulaires du droit au respect dû au domicile, par exemple dans le cas de sièges sociaux, d’agences ou de locaux professionnels ou associatifs[1]. Elle pourrait donc considérer que le bâtiment utilisé par une congrégation religieuse constitue son domicile.

Quoi qu’il en soit, une cellule monastique ne peut pas être dissociée de l’ensemble du monastère. En effet, l’organisation d’un monastère est communautaire et les religieuses choisissent de prononcer des vœux impliquant notamment de mettre tous leurs biens en commun et de renoncer à un domicile propre (vœux de pauvreté), de ne pas fonder de foyer (vœux de chasteté) et d’obéir au supérieur de la congrégation (vœux d’obéissance).

Les cellules monastiques sont considérées comme des espaces de retrait et de prière et non comme des domiciles. Elles sont petites et semblables les unes aux autres. Ainsi, une religieuse n’a pas la possibilité de changer la décoration ou le mobilier de sa cellule, car cela relève de la supérieure de sa communauté. Une religieuse n’a pas non plus le droit d’y inviter des personnes extérieures à la communauté. Elle prend généralement ses repas en commun avec les autres religieuses et non dans sa cellule.

 

Le principe européen d’« autonomie des organisations religieuses » appliqué au monastère

Cette réalité monastique n’a aucun équivalent laïque. C’est pour cette raison qu’il faut lui appliquer un régime propre, celui de la liberté de religion, reconnue à l’article 9 de la Convention européenne. Cette liberté donne aux organisations religieuses le droit au respect de leur autonomie, principe consacré par la CEDH[2]. L’autonomie vise à ce que l’organisation religieuse « puisse fonctionner paisiblement, sans ingérence arbitraire de l’État »[3].

Ainsi, les communautés religieuses sont libres de leur fonctionnement[4] et libres de définir « les conditions pour en être membre », et donc d’« exclure des membres existants »[5]. L’État doit accepter le « droit pour ces communautés de réagir conformément à leurs propres règles et intérêts aux éventuels mouvements de dissidence qui surgiraient en leur sein »[6]. La CEDH considère également qu’« en cas de désaccord doctrinal ou organisationnel entre une communauté religieuse et l’un de ses membres, la liberté de religion de l’individu s’exerce par sa faculté de quitter librement la communauté »[7].

Ainsi, si la cellule monastique occupée par Zhanna K. n’a jamais été son domicile, cette cellule ne peut pas, a fortiori, être considérée comme son domicile après que celle-ci a quitté le monastère et n’est plus religieuse. Obliger le monastère à loger Zhanna K. impliquerait de la réintégrer à la vie monastique en tant que Sœur Élisabeth ou alors de réviser l’ensemble du fonctionnement de la communauté pour lui prévoir une place spéciale en tant que laïque. Une telle obligation violerait le droit du monastère au respect de son autonomie.

 

La cour d’appel ukrainienne a excédé les limites de sa compétence

Le principe d’autonomie des organisations religieuses a des conséquences sur la compétence des juridictions civiles dans une telle affaire. Celles-ci peuvent faire exécuter les décisions des organisations religieuses, mais non juger de leur bien-fondé[8]. Sur le fond, l’examen des juridictions civiles doit se limiter à la vérification de l’absence d’abus de la part des autorités religieuses, c’est-à-dire à vérifier que les autorités religieuses n’ont pas détourné leur pouvoir dans un but autre que religieux[9]. En conférant un droit à une ancienne religieuse de revenir habiter dans sa cellule contre la décision du monastère, la cour d’appel ukrainienne outrepasse donc sa compétence[10].

Ce jugement de la cour d’appel était d’autant plus inattendu que le droit ukrainien offre des garanties aux monastères concernant leur liberté d’organisation et d’utilisation de leurs bâtiments[11]. En outre, même en adoptant une interprétation extensive du droit au logement, la mise à disposition d’une cellule à une religieuse ne crée aucun droit civil en droit ukrainien[12].

 

La jurisprudence européenne ne protège pas le droit de squatter un logement

Même dans un cadre laïque, un hébergement rattaché à l’exercice d’une fonction, tel un logement de fonction, ne fait pas l’objet de la même protection qu’un domicile personnel[13]. Qui plus est, lorsque la personne quitte sa fonction, ce logement n’est plus son domicile afin notamment qu’il puisse être réattribué au remplaçant de cette personne à cette même fonction.

Dans l’avis consultatif qu’elle transmettra à la Cour suprême ukrainienne, la Grande chambre de la CEDH pourrait également s’appuyer sur sa jurisprudence en matière de logement. Or, l’article 8 de la Convention européenne ne garantit pas le droit à obtenir un logement[14], et encore moins à obtenir un logement particulier ou situé dans un endroit précis[15]. La CEDH ne protège pas non plus de droit de voir les autorités résoudre les problèmes de logement d’une personne[16].

________

[1] Voir : DELTA PEKÁRNY a.s. c. République tchèque, n° 97/11, 2 octobre 2014, § 77. Voir aussi : Buck c. Allemagne, n° 41604/98, 28 avril 2005, § 31 ; Kent Pharmaceuticals Ltd et autres c. Royaume-Uni (déc.), n° 9355/03, 11 octobre 2005 ; Association pour l’intégration européenne et les droits de l’homme et Ekimdjiev c. Bulgarie, n° 62540/00, 28 juin 2007, § 60 ; Société Colas Est et autres c. France, n° 37971/97, 16 avril 2002, § 41.

[2] Celui-ci a été invoqué à plusieurs reprises en Grande chambre, dans les affaires suivantes : Sindicatul Păstorul c. Roumanie [GC], n° 2330/09, 31 janvier 2012, notamment § 74 ; Fernández-Martínez c. Espagne [GC], n° 56030/07, 12 juin 2014, notamment §§ 127-129 ; et Károly Nagy c. Hongrie [GC], 56665/09, 14 septembre 2017. Ce principe a été réaffirmé dans l’affaire Ţîmpău c. Roumanie, n° 70267/17, 5 décembre 2023, notamment §§ 187-188, 216.

[3] Fernández Martínez c. Espagne [GC], préc., § 127.

[4] Les témoins de Jéhovah de Moscou et autres c. Russie, n° 302/02, 10 juin 2010, § 118.  

[5] Sviato-Mykhaïlivska Parafiya c. Ukraine, n° 77703/01, 14 juin 2007, §§ 146 et 150 (traduction libre).

[6] Fernández Martínez c. Espagne [GC], préc., § 128.

[7] Ibid. Voir aussi : Com. EDH, X. c. Danemark (déc.), n° 7374/76, 8 mars 1976 ; Miroļubovs et autres c. Lettonie, n° 798/05, 15 septembre 2009, § 80 ; Voir à ce sujet : Abbé Jean-Pierre Schouppe, La dimension institutionnelle de la liberté religieuse dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, Paris, Pedone, 2015, p. 225. 

[8] Voir par exemple : Kohn c. Allemagne (déc.), n° 47021/99, 23 mars 2000. La CEDH a rejeté la requête déposée par un ancien membre d’une communauté religieuse contestant l’exécution, par des juridictions civiles, d’une décision de cette communauté ordonnant son expulsion des locaux de cette communauté. La Cour avait considéré qu’il n’y avait pas eu ingérence de l’État, puisque ce dernier s’était limité à l’exécution de la décision litigieuse sans en vérifier le bien-fondé, respectant l’autonomie interne de la communauté religieuse.

[9] Ţîmpău c. Roumanie, préc., §§ 137-139.

[10] Voir à ce sujet les décisions du 6 décembre 2011 relatives aux affaires en l’affaire Baudler c. Allemagne (n° 38254/04), Reuter c. Allemagne (n° 39775/04) et Müller c. Allemagne (n° 12986/04). Voir aussi : Károly Nagy c. Hongrie [GC], n°56665/09, 14 septembre 2017, §§ 60 à 63 et Opinion dissidente du juge Pinto de Albuquerque ; Boulois c. Luxembourg [GC], n° 37575/04, 3 avril 2012, § 90 ; Denisov c. Ukraine [GC], n° 76639/11, 25 septembre 2018, § 44 ; Bilgen c. Turquie, n°1571/07, 9 mars 2021, §§ 56 et 63 ; Ţîmpău c. Roumanie, préc., §§ 122 et 139 ; Dudova et Duda c. République tchèque (déc.), no 40224/98, 30 janvier 2001 ; Ahtinen c. Finlande, no 48907/99, 23 septembre 2008.

[11] Loi n° 987-XII du 23 avril 1991 « Sur la liberté de conscience et les organisations religieuses », articles 5 et 18. Cette liberté est fondée sur la séparation entre l’État et les organisations religieuses (art. 35 de la Constitution).

[12] Voir : art. 47 de la Constitution ; art. 29 § 1 et 379 du Code civil ukrainien ; art. 3 §5 de la loi n° 1382‑IV du 11 décembre 2003 « Sur la liberté de circulation et le libre choix du lieu de résidence en Ukraine ».

[13] Voir à ce sujet, à titre de comparaison : Hartung c. France (déc.), n° 10231/07, 3 novembre 2009 ; Fédération nationale des associations et syndicats de sportifs (FNASS) et autres c. France, nos 48151/11 et 77769/13, 18 janvier 2018, §§ 154, 157-158.

[14] Chapman c. Royaume-Uni [GC], n° 27238/95, 18 janvier 2001, §§ 98-99 ; Ward c. Royaume-Uni (déc.), n° 31888/03, 9 novembre 2004 ; Codona c. Royaume-Uni (déc.), n° 485/05, 7 février 2006 ; Ghailan et autres c. Espagne, n° 36366/14, § 53, 23 mars 2021 ; Faulkner et McDonagh c. Irlande (déc.), nos 30391/18 30416/18, 8 mars 2022, § 98.

[15] Faulkner et McDonagh c. Irlande (déc.), préc., § 98 ; Garib c. Pays-Bas [GC], n° 43494/09, § 141, 6 novembre 2017.

[16] Faulkner et McDonagh c. Irlande (déc.), préc., § 98 ; Hudorovič et autres c. Slovénie, nos 24816/14 et 25140/14, § 114, 10 mars 2020.

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