CEDH: Encore des conflits d’intérêts?
En février 2020, Grégor Puppinck, directeur de l’ECLJ, et Delphine Loiseau, aujourd’hui avocat, publiaient le rapport « Les ONG et les juges de la CEDH, 2009 – 2019 ». Cette étude a fait apparaître qu’une partie des juges siégeant à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) sont d’anciens responsables ou collaborateurs d’ONG fortement actives auprès de cette Cour. Les sept ONG identifiées dans le rapport étaient l’Open Society Foundation (OSF), les comités Helsinki, la Commission Internationale des Juristes (CIJ), Amnesty International, Human Rights Watch (HRW), Interights et A.I.R.E. Centre.
Lorsque leur ONG est officiellement impliquée dans la procédure, les juges se sont parfois retirés de l’affaire (déports) mais ont le plus souvent choisi de siéger en situation de conflit d’intérêts, au détriment de leur indépendance et de leur impartialité.
Le rapport de février 2020 donnait ces chiffres pour les années 2009 – 2019 :
Trois ans après sa publication, il est temps de mettre à jour ce rapport de l’ECLJ. Quelle a été l’implication des ONG et l’attitude des juges liés à elles dans les affaires jugées entre janvier 2020 et décembre 2022 ?
Voici quelques faits, chiffres et explications sur l’indépendance et l’impartialité des juges sur les trois dernières années.
Une implication croissante des sept ONG identifiées
Pour les affaires jugées entre 2009 et 2019, au moins l’une des sept ONG intervenait dans la procédure dans, en moyenne, 18,5 affaires par an. Pour les affaires jugées entre 2020 et 2022, c’est le cas dans 38 par an, c’est-à-dire le double.
Cette forte augmentation se constate, alors même que le nombre de requêtes jugées par an a diminué d’environ 35% entre ces deux périodes. Les ONG accentuent donc fortement leur action à la CEDH. Cette implication croissante date d’avant 2020, car, avant une décision ou un jugement, une requête peut rester pendante plusieurs années. Les chiffres des années 2020 à 2022 révèlent donc un renforcement de l’action de ces ONG auprès de la Cour depuis la fin des années 2010.
Ces chiffres correspondent aux interventions officielles dans la procédure, comme le dépôt de la requête à la CEDH, la représentation du requérant ou son soutien par une tierce-intervention.
Le rapport de Grégor Puppinck avait noté que la Cour, faute de règles de transparence, ne cite pas systématiquement l’ONG agissant en introduisant la requête ou en représentant les requérants. Pour les années 2020 à 2022, l’absence de mention par la Cour de l’action d’ONG a pu être observée à plusieurs reprises, comme dans les affaires de Grande chambre Muhammad et Muhammad c. Roumanie et Grzęda c. Pologne, citées ci-dessous. Il est quasi certain que certaines interventions d’ONG sur la période n’ont pas pu être identifiées.
Des situations de conflits d’intérêts persistantes
Parmi les 114 affaires dans lesquelles au moins l’une des sept ONG est intervenue, pour 34 d’entre elles, un à six juges ont siégé en situation de conflit d’intérêts direct.[1] Ces juges ont siégé alors même que c’était leur ONG qui défendait la requête, ou qui intervenait en tant que tierce-partie. Le conflit d’intérêts était alors dû au lien significatif entre le ou les juges et l’une des parties à l’affaire.
En cas d’intervention d’une des sept ONG dans la procédure, l’impartialité de la CEDH n’est donc pas garantie dans 30 % des cas. Cela est une amélioration par rapport à la proportion de la période de 2009 – 2019, qui était de 48 %.[2] Cette évolution est principalement due à la fin des mandats de quatre juges liés à certaines des sept ONG (voir ci-dessous).
Les juges concernés par les conflits d’intérêts des trois dernières années sont Grozev (12 cas), Yudkivska, Schukking (9), Eicke (6), Kucsko-Stadlmayer (4), Motoc, Felici (3), Mits, Pavli, Pinto de Albuquerque (2), Kūris et Turković (1).
Ces chiffres ne portent que sur les cas de conflits d’intérêts institutionnels, résultant du lien entre un juge et l’une des parties d’une affaire. Nous avons observé d’autres types de conflits d’intérêts, qui feront l’objet de futures publications de l’ECLJ.
Des affaires politiquement sensibles en Europe de l’Est
Le rapport de Grégor Puppinck notait que les cas de conflits d’intérêts entre 2009 et 2019 concernaient principalement des juges et des affaires d’Europe de l’Est.[3] C’est toujours le cas entre 2020 et 2022. Certaines affaires sont politiquement sensibles.
Prenons quelques exemples :
Les requérants sont deux Pakistanais impliqués dans des activités terroristes et faisant l’objet d’une procédure d’expulsion. Ils ont été représentés à la Cour par Eugenia Crangariu, avocat du Comité Helsinki roumain, et soutenus par un autre Comité Helsinki et Amnesty International (tierces parties). La Cour n’a pas indiqué pas dans l’arrêt l’appartenance de l’avocat au Comité Helsinki roumain.
Les juges Yudkivska et Pinto de Albuquerque ont siégé, malgré leurs forts liens avec les Comités Helsinki et Amnesty International (respectivement).
La CEDH a donné raison aux requérants pakistanais et a jugé que la Roumanie avait violé leurs droits (article 1 Protocole 7).
Les requérants sont journalistes et leur accréditation pour rentrer dans le Parlement hongrois avait été suspendue, après des films et enregistrements illégaux de parlementaires et leur intrusion dans un espace interdit. Ils ont été soutenus par un Comité Helsinki (tierce partie).
Le juge Schukking a siégé, malgré son ancien rôle dans un Comité Helsinki.
La CEDH a donné raison aux requérants et a jugé à l’unanimité que la Hongrie avait violé leur droit à la liberté d’expression (article 10).
Le requérant est un juge polonais, qui a été révoqué dans le contexte des réformes judiciaires menées en Pologne. Il a été représenté à la Cour par Mikołaj Pietrzak et Małgorzata Mączka-Pacholak, avocats exerçant pour la Fondation Helsinki pour les droits de l’homme.[4] Il a été soutenu par cette même Fondation, Amnesty International et la Commission Internationale des Juristes (tierces parties). La Cour n’a pas indiqué dans l’arrêt l’appartenance des avocats à la Fondation Helsinki.
Les juges Felici et Grozev ont siégé, malgré leurs anciens rôles à Amnesty International et dans un Comité Helsinki (respectivement). Le juge Grozev a même été le fondateur de ce Comité Helsinki et en a été membre pendant plus de vingt ans.
La CEDH a donné raison au requérant, en estimant que la Pologne avait violé ses droits (article 6 § 1) et que la réforme judiciaire du gouvernement conservateur visait à affaiblir l’indépendance de la justice. Le juge Felici a joint à l’arrêt une opinion séparée indiquant que la Cour aurait dû, selon lui, accorder au requérant une indemnité en raison « de la souffrance et de la détresse liées à la violation de ses droits ».
Le requérant était mineur et placé dans des établissements spécialisés au motif qu’il avait commis plusieurs infractions pénales (provocation d’incendies et attouchements sexuels). Il a été représenté à la Cour par Krassimir Kanev, président du Comité Helsinki de Bulgarie. Contrairement aux précédentes affaires citées, ce lien entre l’avocat et le Comité Helsinki de Bulgarie est explicitement indiqué dans l’arrêt.
Le juge Grozev a siégé, malgré sa qualité de fondateur et de membre pendant plus de vingt ans de ce même Comité Helsinki. Pour cette raison, le Gouvernement bulgare avait demandé à la Cour le déport du juge Grozev. Cette demande a été rejetée par le président de la Chambre qui a rendu l’arrêt, le juge Eicke, ayant siégé par ailleurs lui-même en situation de conflits d’intérêts dans d’autres affaires.
Le juge Schukking a également siégé, malgré son ancien rôle dans un autre Comité Helsinki.
La CEDH a donné raison au requérant et a condamné la Bulgarie pour ne pas avoir suffisamment respecté l’intérêt supérieur de l’enfant (article 5 § 4 ; 8 ; 8 et 13 combinés). La Cour a également alloué au requérant la somme de 2 451 euros au titre des frais et dépens, plus tout montant dû à titre d’impôt sur cette somme, « à verser directement sur le compte bancaire du Comité bulgare d’Helsinki » (§ 104).
Le départ de quatre juges liés à des ONG actives à la Cour
Au cours des années 2020 à 2022, les mandats des juges Laffranque, Pinto de Albuquerque, Turković et Yudkivska ont pris fin. Ces quatre juges ont été remplacés par d’autres n’ayant aucun lien important avec les sept ONG identifiés dans le rapport de Grégor Puppinck.
L’Open society n’est pas parvenue en 2021 à faire élire Maïté De Rue, son candidat pour être juge au titre de la Belgique. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) a élu Frédéric Krenc, l’un des deux autres candidats.
Alors qu’au 1er janvier 2020, 13 des 47 juges de la CEDH étaient d’anciens responsables ou collaborateurs de ces ONG ; ils sont aujourd’hui 9.
Le renforcement des obligations d’impartialité des juges
Dès 2020, le rapport de Grégor Puppinck a fait l’objet d’une couverture médiatique dans toute l’Europe, et au-delà, ainsi que de réactions publiques de gouvernements– notamment celui de la Bulgarie, d’hommes politiques ou encore de juristes.
En avril 2021, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, saisi par des membres de l’APCE, a pris une décision en réaction au rapport. Il a notamment rappelé la nécessité de veiller à l’impartialité et à l’indépendance des juges de la CEDH.
En juin 2021, la CEDH a adopté une nouvelle version de sa « résolution d’éthique judiciaire », renforçant les obligations d’indépendance et d’impartialité des juges.
En juillet 2021, le Comité des Ministres a adopté une seconde décision indiquant notamment que la CEDH a entrepris de réexaminer son règlement « y compris l’article 28 » qui traite de la question des conflits d’intérêts.
Des initiatives à suivre pour réformer la CEDH
En octobre 2022, une pétition demandant de « mettre fin aux conflits d’intérêts à la CEDH » et signée par 60 000 personnes a été déposée à l’APCE. En novembre 2022, des parlementaires de l’ACPE représentant quatorze pays ont déposé une proposition de résolution sur « Le grave problème des conflits d’intérêts à la CEDH ».
Début 2023, la pétition et la proposition de résolution devraient être examinées par une commission de l’APCE.
Depuis septembre 2022 et jusqu’à fin 2024, un « Groupe de rédaction sur les questions relatives aux juges de la CEDH », créé au sein du Comité des Ministres, est chargé de réévaluer le système de sélection et d’élection des juges afin notamment d’offrir « des garanties supplémentaires pour préserver leur indépendance et leur impartialité ».
Annexe
Voici la liste exhaustive des affaires jugées entre 2020 et 2022 pour lesquelles au moins un conflit d’intérêts direct a été identifié (par ordre chronologique, avec uniquement les juges concernés) :
[1] La liste de ces 34 affaires est en annexe.
[2] Sur les 185 affaires jugées entre 2009 et 2019 dans lesquelles au moins l’une de ces ONG intervenait, le rapport identifiait 88 cas de conflit d’intérêts, c’est-à-dire 48 % de ces affaires.
[3] Grégor Puppinck (dir.), Delphine Loiseau, « Les ONG et les juges de la CEDH, 2009 – 2019 », février 2020, p. 10.
[4] Ces deux avocats exercent au sein du cabinet Pietrzak Sidor i Wspólnicy qui a une activité pro bono pour la Fondation Helsinki notamment (https://pietrzaksidor.pl/pro-bono/) et ils ont chacun personnellement collaboré avec cette Fondation (https://pietrzaksidor.pl/zespol/). Mikołaj Pietrzak a été le coordinateur d’un programme de la Fondation Helsinki. Małgorzata Mączka-Pacholak a également travaillé en tant qu’avocat au sein du programme de litiges stratégiques de cette Fondation à Varsovie.