Turquie: L’autonomie des grecques-orthodoxes (toujours) mise à mal
Dans l’affaire Mavrakis contre Turquie (requête n°12549/23), actuellement devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), le Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ) dénonce l’ingérence de l’État turc dans l’organisation des fondations religieuses grecques-orthodoxes. Cette affaire illustre non seulement les violations des libertés religieuses en Turquie, mais aussi une politique gouvernementale systémique visant à fragiliser les minorités chrétiennes. L’ECLJ est intervenu en qualité de tierce-partie le 4 novembre 2024.
En Turquie, des ecclésiastiques chrétiens ne peuvent pas administrer leurs fondations religieuses, à la différence des musulmans
Les requérants, deux prêtres grecs-orthodoxes, Niko Mavrakis et Corç Kasapoğlu, ont été élus membres des conseils d’administration de fondations communautaires grecques-orthodoxes à Istanbul. Il s’agit de fondations hautement symboliques : celles de deux églises (la Vierge Marie et Aya Konstantin) et celle de la plus ancienne et la plus prestigieuse école grecque-orthodoxe d’Istanbul, créée sous sa forme actuelle en 1454 (le Collège de Phanar). Cependant, les prêtres ont été destitués des conseils d’administration par la Direction générale des fondations, un établissement public turc qui dépend du ministère de la Culture et du Tourisme, sous prétexte qu’ils sont ecclésiastiques. Cette décision constitue une violation flagrante de la liberté d’association (article 11), de la liberté de religion (article 9) et de l’égalité devant la loi (article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme).
En effet, en empêchant ces prêtres de participer à la gestion des institutions religieuses de leur propre communauté, la Turquie s’ingère dans leur droit de s’organiser librement, d’une manière qui n’est ni prévue par la loi, ni légitime. De plus, la Turquie restreint l’autonomie de la communauté grecque-orthodoxe dans l’exercice de sa religion et dans l’administration de ses institutions religieuses, lesquelles sont essentielles à la préservation de sa foi. Enfin, cette décision est une discrimination fondée sur la religion, car les fondations musulmanes ne sont pas soumises à des restrictions similaires, des imams pouvant siéger au conseil d’administration de fondations musulmanes. Dans ses observations écrites, l’ECLJ met en lumière que ces violations conjuguées révèlent une ingérence disproportionnée et systémique de l’État turc dans les droits des communautés chrétiennes.
Les fondations minoritaires chrétiennes face au risque d’expropriation
La Turquie, au moyen de régulations administratives, entrave le bon fonctionnement, porte atteinte à l’autonomie des fondations minoritaires chrétiennes. Notamment, elle ne cesse pas de modifier les modalités des élections destinées à désigner les gestionnaires des fondations communautaires, voire de les interdire, comme elle le fit à partir de 1968. En 1991, ces élections ne furent autorisées que pour certaines fondations grecques-orthodoxes, sous condition de surveillance, puis furent de nouveau interdites de 1992 à 2006. Un nouveau règlement sur les fondations et les modalités des élections entra en vigueur en 2008, mais fut abrogé le 19 janvier 2013. Les fondations communautaires n’ont pas pu organiser d’élections, et donc renouveler leurs conseils d’administration, jusqu’à l’entrée en vigueur en juin 2022 d’une nouvelle réglementation, plus restrictive que la précédente. En avril 2023, encore un nouveau règlement est entré en vigueur, modifiant le règlement sur les fondations de 2008.
Ces modifications législatives fréquentes, combinées à une surveillance étroite, empêchent les minorités chrétiennes de maintenir leurs institutions. Or, l’ECLJ souligne que cette politique de restriction compromet non seulement les droits des fondations, mais aussi la survie des communautés chrétiennes. En effet, en imposant des exigences administratives imprévisibles ou impossibles à tenir, cette politique gouvernementale expose les fondations au risque d’être qualifiée de « désaffectée » ou d’« inactive », et de tomber ainsi sous la tutelle de la Direction générale des fondations (article 7 de la loi n°5737 sur les fondations). C’est ainsi que l’État turc est parvenu à s’approprier les biens et les revenus de nombreuses fondations chrétiennes, mais également juives (articles 26 et 77).
Les chrétiens de Turquie victimes d’un nationalisme ethnico-religieux turc et musulman
L’affaire Mavrakis illustre la volonté des autorités turques d’affaiblir les minorités chrétiennes par le contrôle des institutions qui leur permettent de préserver leur identité religieuse et culturelle. Elle n’est qu’un exemple parmi d’autres de la persécution latente subie par les chrétiens en Turquie, victimes d’un nationalisme ethnico-religieux promouvant l’homogénéité d’une nation turque et musulmane. L’ECLJ a dénoncé cette persécution dans sa contribution à l’Examen périodique universel d’octobre 2024 pour la Turquie au Conseil des droits de l’homme des Nations unies. L’ECLJ a par ailleurs déposé des observations dans plusieurs affaires relatives à des violations de droits des chrétiens par la Turquie, comme Fener Rum Patrikliği c. Turquie (n°14340/05), Arnavutköy Rum Ortodoks Taksiarhi Kilisesi Vakfi c. Turquie (n°27269/09), Arhondoni c. Turquie (n°15399/21) ou encore, en ce qui concerne un chrétien étranger expulsé, Wiest c. Turquie (n°14436/21).
Les chrétiens, bien que présents en Anatolie depuis des millénaires et censés être protégés par le Traité de Lausanne de 1923, ne représentent plus que 0,2% de la population en Turquie. Cette marginalisation est le résultat de discriminations systématiques et de violences directes ou indirectes. La communauté grecque-orthodoxe, en particulier, a vu son nombre chuter dramatiquement, passant de 100.000 personnes en 1923 à moins de 2.000 aujourd’hui. L’Église grecque-orthodoxe subit des restrictions administratives sévères, notamment la non-reconnaissance de son caractère œcuménique et l’absence de personnalité juridique. La fermeture du séminaire de Halki en 1971 continue d’empêcher la formation de nouveaux prêtres en Turquie.
Dans ses observations écrites, l’ECLJ rappelle que l’autonomie des communautés religieuses est essentielle au pluralisme et à la démocratie. La CEDH devrait donc condamner fermement ces pratiques discriminatoires qui consistent à empêcher des prêtres grecs-orthodoxes de siéger au conseil d’administration de fondations grecques-orthodoxes dont ils ont la charge en vertu du droit de l’Église. La Cour devrait aussi reconnaître la nature systémique des violations de la liberté de religion des chrétiens en Turquie. En établissant un précédent juridique qui protègerait les chrétiens grecs-orthodoxes, la Cour protégerait également toutes les minorités religieuses en Turquie, face à la politique d’homogénéisation nationale et religieuse turco-islamique du président Erdogan.