Affaire Marine Le Pen: le piège judiciaire en cinq actes
Partager

Intervention de Grégor Puppinck devant le Groupe conservateur de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe le 20 juin 2025, et lors de la réception tenue à l’ECLJ du 18 juin 2025 sur le thème de « L’obstruction judicaire aux élections libres ».

Ces dernières années ont été marquées de tentatives d’obstruction judiciaire aux élections libres, c’est-à-dire d’usage abusif de l’appareil judiciaire pour disqualifier des candidats aux élections présidentielles. On croyait cette pratique réservée aux dictatures ; mais elle fait un retour inquiétant parmi les États membres du Conseil de l’Europe, en particulier cette année, avec les interdictions faites à Călin Georgescu et à Marine Le Pen de se porter candidats aux élections présidentielles en Roumanie et en France. Nous pouvons aussi citer le cas de Donald Trump, celui d’Ekrem İmamoğlu, le maire d’Istanbul actuellement en prison, ou encore de Jair Bolsonaro qui fait l’objet de poursuites gravissimes. Ces personnalités ont chacune été les favoris de l’opposition aux élections présidentielles et ont été victimes d’un usage politique de la justice, pour empêcher, ou tenter d’empêcher leur candidature à la présidentielle.

Je vais vous présenter le « piège judiciaire » en « cinq actes » qui a été tendu à Mme Marine Le Pen pour l’empêcher de porter sa candidature à la prochaine élection présidentielle. Ce piège repose sur une combinaison de cinq décisions foncièrement injustes permettant de verrouiller l’inéligibilité de Marine Le Pen jusqu’à la décision finale en cassation au moyen d’une simple décision de première instance insusceptible de recours, à savoir l’imposition de la peine complémentaire d’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité.

Le sixième « acte » revient à la Cour européenne des droits de l’homme, qui est en mesure d’enjoindre la France de suspendre l’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité, et de la condamner pour violation des droits de Marine Le Pen.

  1. La dénonciation sélective du président socialiste du Parlement européen

L’usage a longtemps été fréquent et notoire de confier des missions de politique nationale à des assistants de députés au Parlement européen. Cette pratique a été favorisée par la difficulté à distinguer entre l’activité politique nationale et celle européenne, par l’imprécision des règles et par l’absence de sanction.

Or, le 9 mars 2015, le député socialiste Martin Schulz, alors président du Parlement européen, a dénoncé les députés européens du groupe RN (ex FN) à l’Office européen de lutte antifraude (OLAF), pour avoir employé des assistants parlementaires au service du parti. Cela a déclenché des poursuites judiciaires au niveau européen et national, à l’encontre des députés et de leurs assistants, notamment de Marien Le Pen.

Cette pratique était tellement habituelle au sein du Parlement européen qu’une enquête publiée en 2023 a révélé qu’entre le début de l’année 2019 et la fin de l’année 2022, près d’un membre du Parlement européen sur cinq, soit environ 140 députés, a été considéré par celui‑ci comme ayant fait une utilisation abusive des fonds destinés à rémunérer les assistants parlementaires. Toutefois, selon cette enquête menée par Follow the Money et Die Welt, une faible partie seulement d’entre eux a fait l’objet de poursuites[1], tandis que les autres ont eu la possibilité de régulariser leur situation de façon confidentielle. Selon l’enquête, « il existe un écart considérable entre le nombre d’affaires dont le Parlement a connaissance et le nombre d’affaires transmises aux procureurs. » Mais le Parlement a refusé d’indiquer aux journalistes-enquêteurs le nombre de cas transmis à la justice. Dès lors, ajoute l’enquête, la procédure utilisée par le Parlement lui confère « un large pouvoir discrétionnaire pour décider des cas à traiter, ce qui ouvre la porte au ciblage politique. » L’enquête ajoute : « Ce qui ressort des affaires qui ont été rendues publiques, c’est que les députés européens concernés sont souvent issus de partis hostiles à l’establishment de l’UE ». Cela fait dire à M. Nicholas Aiossa, le Directeur de Transparency International EU : « Je suis d’avis que l’institution traite parfois les députés différemment, en fonction de leur groupe politique », prenant l’illustration de Martin Schulz, alors président du Parlement, qui a ouvertement accusé le FN lorsqu’il a transmis le dossier à l’OLAF et au ministère de la Justice français. Cela révèle une pratique de ciblage spécifique et personnel (Navalnyy c. Russie [GC], 2018, § 167-170).

Tel était le piège du député socialiste Martin Schulz.

Marine Le Pen a été condamnée le 31 mars 2025 par le tribunal correctionnel de Paris pour détournement de biens publics à 100 000 euros d’amende, à quatre ans de prison, dont deux années sous forme de détention à domicile sous surveillance électronique, et deux autres années avec sursis. En outre et surtout, le tribunal a condamné Mme Le Pen à la peine maximale d’inéligibilité de cinq ans, et l’a assortie par exception d’un ordre d’exécution provisoire. C’est une peine extrêmement lourde. D’autres cadres du RN ont aussi été condamnés.

Pour des faits presque identiques, le 5 février 2024, la même chambre du même tribunal correctionnel de Paris a relaxé M. François Bayrou, et condamné cinq anciens députés du MoDem à des peines de prison et d’inéligibilité avec sursis.

  1. L’application rétroactive de la jurisprudence de la Cour de cassation en matière de détournement de fonds publics

Marine Le Pen avait d’abord été mise en examen pour « abus de confiance » et « complicité » avant que ces poursuites ne soient requalifiées par le juge en « détournement de biens publics ». Pour condamner Marine Le Pen, le Tribunal correctionnel de Paris a fait une application rétroactive d’une décision du 27 juin 2018 de la Cour de cassation qui a étendu aux parlementaires le champ d’application de l’article 432-15 du Code pénal qui sanctionne le détournement de fonds publics commis par les agents publics.

  1. La condamnation à l’inéligibilité pour 5 ans au regard d’une loi postérieure

Les faits reprochés à Mme Le Pen ont été commis avant l’entrée en vigueur de la loi Sapin II du 9 décembre 2016 ayant rendu obligatoire la peine complémentaire d’inéligibilité en cas de délit de détournement de biens publics (art. 432-17 du Code pénal).

Le tribunal correctionnel avait donc la faculté de ne pas prononcer la peine d’inéligibilité, mais aussi l’obligation de motiver sa décision dans le cas où il prononçait cette peine. Or, le tribunal s’est contenté de faire référence à la prétendue « gravité des faits commis » et s’est justifié en invoquant « la volonté du législateur », telle qu’exprimée par la loi de 2016, « de mieux sanctionner les manquements à la probité pour restaurer la confiance des citoyens envers les responsables publics ». Il est bien évident connu qu’il est parfaitement contraire au droit pénal d’appliquer à des faits une loi pénale postérieure plus sévère.

Il faut souligner que Marine Le Pen a été condamnée à la durée maximale d’inéligibilité prévue par la loi applicable : 5 ans. A l’inverse, François Bayrou, qui a été dénoncé par un député, a été relaxé par la même chambre du même tribunal pour des faits similaires, tandis que cinq anciens députés du MoDem ont été condamnés - avec sursis - à des peines de prison et d’inéligibilité. Quant à Jean-Luc Mélenchon, il n’a pas encore été jugé.

Enfin, la France est le seul pays européen dans lequel un député au Parlement européen a été condamné à l’inéligibilité pour ces faits. Ce ne fut pas le cas des quelques députés d’autres pays poursuivis pour les mêmes faits.

  1. L’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité

La condamnation en première instance de Marine Le Pen à l’inéligibilité n’aurait toutefois pas suffi à l’empêcher de se présenter à la présidentielle, car l’exécution de la peine d’inéligibilité aurait en principe été suspendue pendant la durée de la procédure d’appel contre le jugement de première instance. C’est pour empêcher cette possibilité que le tribunal correctionnel a décidé, de façon exceptionnelle, que la peine d’inéligibilité imposée à Marine Le Pen serait exécutée de façon provisoire, c’est-à-dire immédiate, supprimant l’effet suspensif de l’appel.

a. Cette exécution provisoire a deux caractéristiques majeures

  1. Elle supprime le caractère suspensif du recours en appel, ce qui a pour effet de rendre la peine d’inéligibilité immédiatement effective en dépit du recours en appel.
  1. Il n’existe aucune voie de recours effectif contre la décision d’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité. Cette décision ne peut pas être contestée ni faire l’objet d’aucune demande de suspension, à la différence de décisions d’exécution provisoire d’autres peines, telle que de la détention provisoire, qui peuvent être contestées à tout moment.

C’est l’absence de voies de recours effectif contre cette décision d’exécution provisoire dans l’ordre judiciaire français qui ouvre la voie à la Cour européenne des droits de l’homme.

b. Les 4 conditions de l’exécution provisoire

Une telle « exécution provisoire » est prévue par le droit, mais à titre dérogatoire, et si quatre conditions sont réunies. Ces 4 conditions pour justifier l’exécution provisoire, posées par la jurisprudence, sont les suivantes :

  • L’existence d’un risque de récidive avant le jugement d’appel ;
  • L’existence d’un risque de non-exécution de la peine ;
  • L’existence d’un risque de trouble à l’ordre public grave ;
  • Le respect d’une atteinte proportionnée à « la liberté de l’électeur » en cas de condamnation à l’inéligibilité avec exécution provisoire (Conseil Const, 22 mars 2025).

Dans l’affaire Le Pen, aucune de ces quatre conditions n’est remplie.

  1. Concernant le risque de récidive avant le jugement d’appel

Il est évident qu’il n’existe pas, et qu’aucun élément matériel ne permet de laisser supposer un tel risque. Mais le juge a cru pouvoir le déduire du fait que les prévenus n’ont pas plaidé coupable. Le tribunal correctionnel reproche à Mme Le Pen et à ses co-accusés leur « système de défense », les accuse de « contester la compétence matérielle du tribunal autant que les faits ». Le tribunal affirme explicitement prononcer la peine d’inéligibilité en raison de « l’absence de reconnaissance des faits » (p. 406), et reproche à la requérante le fait qu’elle « continue à soutenir que les faits poursuivis ne peuvent tomber sous le coup de la loi pénale » (p. 413). Le tribunal a même laissé entendre que la peine aurait été plus légère si la requérante avait accepté de témoigner contre elle-même. Pourtant, le droit pour une personne de nier les faits dont elle est accusée et celui de ne pas contribuer à sa propre incrimination sont au cœur du droit à un procès équitable et constituent des composantes essentielles des droits de la défense garantis à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.

  1. Concernant le risque de non-exécution de la peine

Le tribunal correctionnel estime que la peine imposée à Mme Le Pen risque de ne pas être exécutée dans l’hypothèse où elle serait élue à la Présidence de la République. Le jugement affirme que « l’exécution [de la peine] serait réduite à néant dans le cadre d’élections intervenues avant que cette condamnation ne soit devenue définitive. » (p. 416). En jugeant ainsi, le tribunal se trompe gravement puisque l’élection n’a pas pour effet d’empêcher l’exécution de la peine, mais de la reporter après la fin du mandat. L’immunité dont bénéficie le Président de la République n’est que temporaire ; elle ne fait que suspendre les délais de prescription et de forclusion pendant la durée du mandat (article 67 de la Constitution).

  1. Concernant le risque de trouble à l’ordre public grave

L’exécution provisoire d’une peine peut être imposée lorsque l’effet suspensif de l’appel a pour effet de causer un trouble grave à l’ordre public. C’est le cas par exemple pour un criminel retenu en détention provisoire. Le tribunal correctionnel aurait dû apporter la preuve de l’existence possible d’un tel trouble en l’absence d’exécution provisoire. Il n’en est rien. Pour le tribunal correctionnel, un « trouble majeur à l’ordre public démocratique » serait causé par « le fait que soit candidat, par exemple et notamment à l’élection présidentielle, voire élue, une personne qui aurait déjà été condamnée en première instance, notamment à une peine complémentaire d’inéligibilité, pour des faits de détournements de fonds publics et pourrait l’être par la suite définitivement. » (p. 416). Ainsi, pour le tribunal, c’est la possibilité elle-même de se présenter, voire d’être élue, dans le respect de la loi, qui porte atteinte à « l’ordre public démocratique ». En fait, il est clair que le but et la justification du jugement est d’empêcher Mme Le Pen d’être candidate.

La dimension, politique du jugement apparaît clairement ; et les juges ne s’en cachent pas.Ils reprochent par exemple à Marine Le Pen et à ses co-accusés d’avoir « une conception peu démocratique de l’exercice politique ainsi que des exigences et responsabilités qui s’y attachent. » Ils lui reprochent aussi ses opinions critiques envers l’Union européenne (UE), déclarant que « L’atteinte aux intérêts de l’Union européenne revêt une gravité particulière dans la mesure où elle est portée, non sans un certain cynisme mais avec détermination, par un parti politique qui revendique son opposition aux institutions européennes. » (p. 402) Ainsi, si le parti politique avait été pro-UE, l’atteinte aux intérêts de l’Union européenne aurait été moindre.

Il faut souligner que la notion « d’ordre public démocratique » n’existe pas en droit positif français, mais contient une grande potentialité, car elle permettrait de soumettre la vie politique française au respect de cet ordre public démocratique, y compris à ses valeurs, sous le contrôle du juge.

En fait, c’est l’inéligibilité immédiate, sans appel, de Mme Le Pen qui a causé un grand trouble à l’ordre public. D’ailleurs, le fait que des députés du MoDem n’aient été condamnés qu’avec sursis pour les mêmes faits n’a causé aucun trouble.

  1. Concernant le respect de « la liberté de l’électeur »

Dans sa décision du 22 mars 2025, publiée quelques jours avant le jugement du 31 mars 2025, le Conseil constitutionnel a souligné la nécessité de veiller « à la préservation de la liberté de l’électeur », c’est à dire de veiller à ce qu’une peine d’inéligibilité ne prive pas, de façon disproportionnée, les citoyens de leur droit de vote. C’était un message clair du Conseil constitutionnel au Tribunal correctionnel, qui n’en a pas tenu compte. En effet, on ne peut pas imaginer inéligibilité plus disproportionnée concernant une candidate placée à 37 % des voies pour le premier tour des futures élections présidentielles selon un sondage de l’IFOP du 26 mars 2025. (Décision n° 2025-1129 QPC du 28 mars 2025)

  1. Le verrou : la réactivation de l’exécution provisoire en cas de pourvoi

Quel que soit le jugement qui sera prononcé par la cour d’appel, un pourvoi en cassation qui serait ensuite initié par le parquet ou par la requérante aura pour effet de réactiver l’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité prononcée en première instance jusqu’au prononcé de la décision finale en cassation.  Telle est la jurisprudence de la Cour de cassation (Cass. crim., 28 sept. 1993, n° 92-85.473) et du Conseil d’État (20 déc. 2019, 92-85.473). En effet, la Cour de cassation « juge que lorsque l’exécution provisoire a été prononcée en première instance, le pourvoi contre un arrêt d’appel n’ayant pas prononcé l’exécution provisoire rétablit le caractère exécutoire du jugement de première instance » (N. Michon, « Exécution provisoire et inéligibilité… », Gaz. Pal., 6.05.25, p. 23). Quant au Conseil d’État, il a adopté cette même position en affirmant que « l’effet suspensif du pourvoi en cassation formé par M.A… contre cet arrêt [de cour d’appel] a entraîné le maintien de l’exécution provisoire ordonnée en première instance ».

Ainsi, même si Marine Le Pen est relaxée par la cour d’appel, la peine d’inéligibilité restera effective jusqu’au terme de la cassation, si le parquet se pourvoi en cassation.

C’est donc un véritable « piège judiciaire » dont ont été victimes Marine Le Pen et ses millions électeurs, dans le but de l’empêcher de se présenter et d’être élue à la Présidence de la République française en 2027.

  1. Le 6e acte : la Cour européenne des droits de l’homme

Mais un sixième acte est possible devant la Cour européenne des droits de l’homme.

Celle-ci a le pouvoir et le devoir de préserver la démocratie française en rendant justice à Marine Le Pen et à ses millions d’électeurs.

Plusieurs violations de la Convention sont causées par :

  • le principe même de l’applicabilité de l’exécution provisoire à une peine non-définitive d’inéligibilité ;
  • l’absence d’effet suspensif du recours en cas d’exécution provisoire ;
  • l’impossibilité d’exercer un recours effectif contre la décision imposant l’exécution provisoire ;
  • la décision imposant, en l’espèce, l’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité ;
  • la partialité du tribunal.

La CEDH devrait constater la violation des droits à la présomption d’innocence et à un procès équitable, à des électons libres, au double degré de juridiction en matière pénale, et à l’interdiction du détournement de pouvoir, garantis par la Convention européenne et ses protocoles additionnels.

Il appartient à la Cour européenne de juger de façon équitable.

____________

[1] Simon Van Dorpe, Peter Teffer and Hans-Martin Tillack, Follow the money et Die Welt,  “Almost 140 EU lawmakers misused money for assistants, new figures show”, 23 November 2023, https://www.ftm.eu/articles/european-parliament-protects-faulty-politicians?utm_source=chatgpt.com&share=SruD%2BbBs%2Bpr6k7Cg7F4M30mWLwPKWF7j1lUj3Fg36T3znIOvImElYXN6f5yoZH8%3D

 

Je donne

Cookies et vie privée

Notre site internet ne diffuse aucune publicité pour le compte de tiers. Nous utilisons simplement des cookies pour améliorer la navigation (cookies techniques) et pour nous permettre d'analyser la façon dont vous consultez notre site internet, afin de l'améliorer (cookies analytiques). Les informations personnelles qui peuvent vous être demandées sur certaines pages de notre site internet (comme s'abonner à notre Newsletter, signer une pétition, faire un don...) sont facultatives. Nous ne partageons aucune de ces informations que nous pourrions recueillir avec des tiers. Vous pouvez consulter notre politique de confidentialité et de sécurité pour ici plus de précision.

Je refuse les cookies analytiques