La CEDH critiquée pour sa jurisprudence sur l’immigration
La Cour européenne de Strasbourg fait l’objet de critiques de plus en plus vives ce dernières années. Son progressisme sur les questions sociales et écologiques avait fait l’objet de réserves ; mais c’est sur les questions migratoires que les critiques sont à présent plus vigoureuses. (Crédit photo: © Council of Europe / Candice Imbert, à des fins d'usage gratuit d'information et d'éducation sur les activités du Conseil de l'Europe.)
Le 24 juin 2025, lors d’un discours devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE), le nouveau Président de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), Matthias Guyomar, fut contraint d’adopter une posture défensive. Ce discours devant les élus des 46 États membres du Conseil de l’Europe sonnait comme la réponse officielle de la Cour à la lettre ouverte cosignée par neuf États parties le 22 mai 2025 et qui critique la jurisprudence de la Cour en matière de politique migratoire. Face à ce qu’il a qualifié de « critiques et défis » imprégnés de « populisme anti-judiciaire », le Président s’est efforcé de réaffirmer que les juges de la CEDH étaient indépendants et que la Cour n’était pas un acteur du débat politique.
En réalité, loin de relever du simple populisme, la critique au cœur de cette lettre est pertinente : la Cour ne se contente plus d’appliquer la Convention que les États se sont engagés à respecter. La Cour ajoute des obligations ou des interdictions aux États en contradiction avec la lettre et l’esprit du texte de la Convention.
Ainsi, plusieurs décisions récentes de la CEDH ont progressivement empêché les États européens d’expulser des délinquants étrangers de manière définitive, et même de manière temporaire. L’ECLJ a d’ailleurs commenté une de ces décisions en fin d’année 2024 qui illustre cette jurisprudence. La Cour est critiquée pour avoir fait systématiquement primer le droit à la vie privée et familiale des délinquants étrangers au dépend du droit à la sécurité de la société.
Au cours du débat parlementaire qui a suivi le discours du Président de la Cour, l’Islandais Sigríður Andersen est allé encore plus loin dans la critique : « La CEDH ne s’est pas contentée d’interférer avec les décisions prises par les pouvoirs exécutifs des États membres, comme dans les affaires d’immigration, elle a également ignoré les décisions démocratiques prises au niveau législatif. »
La Cour européenne a souvent fait l’objet de critiques, mais rarement de la part de plus de deux ou trois États en même temps. Cette lettre ouverte de neuf États, dont l’ECLJ a parlé dans l’entretien vidéo du mois, est donc un signal envoyé à la Cour qui indique une opposition significative à ce que les signataires assimilent à une dépossession de leur souveraineté. À force d’interprétations extensives des termes de la Convention, considérée comme un « instrument vivant », la Cour européenne porte de plus en plus atteinte à la confiance que lui accordent les États membres.
À cet égard le comportement du Président de la CEDH est très illustratif. La veille de son intervention orale à l’APCE, M. Guyomar tenait un discours en clôture d’une table ronde intitulée « Démocratie et justice climatique : la même bataille » lors du « Sommet des maires : de Paris à Belém - 10 ans d’actions mondiales pour le climat », où il a prôné un rôle actif du pouvoir judiciaire face au défi climatique. Cette prise de parole peut être considérée comme une forme de militantisme en matière écologique. Dans son discours à l’APCE, le Président Guyomar a très naturellement cité la décision controversée « Klimaseniorinnen c. Suisse » qui a condamné la Suisse pour inaction climatique. Cet arrêt confère aux juges la mission de protéger « l’intérêt des générations futures », terme qui ne figure nullement dans la Convention comme l’a reconnu l’orateur, et donne compétence aux juges de statuer sur des questions de politiques climatiques, qui relèvent traditionnellement de la compétence des États membres. Là encore, la Cour ajoute une obligation aux États sans aucune base conventionnelle pour le faire. Le Lord britannique Richard Keen l’a dit franchement : « je pense que la Cour a outrepassé sa compétence et qu’il s’agit d’un exemple d’activisme judiciaire. »
Un avis partagé par Damien Cottier qui a rappelé qu’en Suisse une motion avait été déposée en mai 2024, chargeant le Conseil fédéral de négocier un 17e protocole additionnel avec pour objectif de rappeler à la Cour sa mission première d’interpréter la Convention selon la volonté des États signataires.
Au cours des 25 dernières années, l’ECLJ est intervenu dans près d’une centaine d’affaires devant la Cour européenne et nous avons pu constater qu’à plusieurs reprises, la Cour a effectivement refusé de garantir un droit ou a créé un droit, sans égard pour l’esprit et la lettre de la Convention. Par exemple, la Cour refuse de condamner les États qui légalisent l’euthanasie alors qu’une telle pratique est formellement condamnée par l’article 2 de la Convention.
Face à ces critiques, l’ECLJ plaide pour des réformes structurelles. Dans ses rapports de 2020 et 2023 sur « L’impartialité de la CEDH », l’ECLJ a mis en lumière des conflits d’intérêts entre des juges de la Cour et des ONG agissant à la Cour. Pour restaurer l’impartialité et la confiance dans l’institution, l’ECLJ a formulé une série de recommandations concrètes, dont plusieurs ont déjà été prises en compte par la Cour, particulièrement pour le déport des juges en situation de potentiels conflits d’intérêts.
Comme l’a rappelé le sénateur Rónán Mullen, au nom du groupe parlementaire majoritaire, le Parti populaire européen : « si la Cour doit toujours être à l’abri de toute interférence, elle ne peut jamais être à l’abri de tout examen ». Il a par conséquent explicitement appelé la Cour européenne à mettre en œuvre les recommandations qu’a donné l’ECLJ dans ses rapports. Alors que les États critiquent des décisions précises et que l’ECLJ pointe des problèmes structurels, le personnel de la Cour ne peut pas se contenter d’invoquer « l’indépendance de la Cour » pour se protéger de ces critiques.