CEDH

Vers un droit fondamental à "choisir son sexe" ?

Choisir son sexe : droit fondamental ?

Par Priscille Kulczyk1500478831358

Arrêt A.P., Garçon et Nicot c. France, 6 avril 2017, n° 79885/12, 52471/13 et 52596/13

Le 6 avril 2017, la cinquième section de la Cour européenne des droits de l’homme a rendu son arrêt dans l’affaire A.P., Garçon et Nicot c. France (n° 79885/12, 52471/13 et 52596/13) en matière de transsexualisme, précisément sur la question des conditions posées à la reconnaissance juridique des personnes transgenres par la modification de la mention du sexe à l’état civil.

Les trois requérants français A.P., Emile Garçon et Stéphane Nicot sont des personnes transgenres de sexe masculin qui ont chacun introduit une procédure visant à faire reconnaître leur nouvelle identité sexuelle féminine et à voir modifier la mention de leur sexe et de leurs prénoms à l’état civil. Sur le fondement de l’article 8 (droit au respect de la vie privée) de la Convention européenne des droits de l’homme, ils se plaignent du refus que leur ont opposé les juridictions françaises en 2012 et 2013 au motif qu’ils n’apportaient pas la preuve de la réalité du syndrome transsexuel (deuxième requérant) et de l’irréversibilité de la transformation de leur apparence, conditions posées en la matière par la Cour de cassation française (1ère chambre civile, 7 juin 2012 et 13 février 2013). Cette seconde condition imposait selon eux de subir au préalable une opération ou un traitement impliquant la stérilité. Le premier requérant se plaignait encore d’avoir été obligé de se soumettre à un examen médical dans le cadre de la procédure visant à obtenir la modification de la mention de son sexe à l’état civil. Les requérants estiment qu’« il ressort de la jurisprudence de la Cour que l’article 8 consacre la liberté fondamentale de définir son identité de genre, sans subordonner son exercice au diagnostic d’une pathologie psychiatrique ou à un traitement médical ou chirurgical » et qu’ainsi « les critères retenus par la Cour de cassation seraient en contradiction avec cette conception, puisqu’ils reposeraient non sur l’idée que le changement de sexe est une liberté fondamentale, mais sur celle que le demandeur au changement d’état civil souffre d’un trouble mental portant sur son identité sexuelle, auquel l’opération de conversion sexuelle aurait vocation à mettre fin » (§ 103).

La condition d’irréversibilité de la transformation de l’apparence viole le droit à la vie privée

En l’espèce, la Cour a vérifié « si, compte tenu de la marge d’appréciation dont elle disposait, la France, en opposant de telles conditions à la reconnaissance légale de l’identité sexuelle des requérants, a ménagé un juste équilibre entre l’intérêt général et les intérêts de ces derniers » (§ 101). Elle a conclu par une majorité que conditionner la modification de la mention du sexe à l’état civil à la preuve de la réalité du syndrome transsexuel et à l’obligation de se soumettre à des examens médicaux ne viole pas l’article 8 de la Convention vu la marge d’appréciation large dont dispose l’Etat dans ces cas. Mais elle a condamné la France, par six voix contre une, en ce qu’elle a refusé d’accéder à la demande des requérants au motif qu’ils n’apportaient pas la preuve de l’irréversibilité de la transformation de leur apparence. Les requérants dénonçaient encore que le fait de conditionner le changement de la mention du sexe à l’état civil à la preuve de l’irréversibilité de la transformation de l’apparence était discriminatoire car cela revenait à en réserver l’accès aux seuls « vrais » transsexuels à l’exclusion des autres personnes transgenres qui ne peuvent ou ne veulent pas subir une chirurgie ou un traitement hormonal aux conséquences irréversibles. La Cour ne s’est toutefois pas exprimée sur ce point dès lors qu’elle a conclu que la condition d’irréversibilité de la transformation de l’apparence posée en droit français à l’époque des faits violait l’article 8 de la Convention.

Après avoir notamment rappelé qu’en matière de transsexualisme, l’article 8 comporte un droit à l’autodétermination « dont la liberté de définir son appartenance sexuelle est l’un des éléments les plus essentiels (Van Kück, § 73) » (§ 93), la Cour conclut tout d’abord à l’applicabilité de l’article 8 de la Convention dès lors que l’identité sexuelle est un élément de l’identité personnelle et relève du droit au respect de la vie privée (§ 95). La Cour note ensuite que le droit en vigueur à l’époque des faits, conditionnant la reconnaissance de l’identité sexuelle des personnes transgenres à l’irréversibilité de la transformation de l’apparence, supposait de subir une opération stérilisante ou un traitement comportant une forte probabilité de stérilité (§ 120), contrairement à ce qu’affirmait le gouvernement français (§ 106). La Cour relève encore l’absence de consensus entre les Etats membres sur la condition de stérilité mais l’existence d’une tendance à l’abandon de celle-ci depuis 2009. Elle admet aussi que des questions morales et éthiques délicates sont soulevées en l’espèce et que des intérêts publics sont en jeu (§ 122) résidant, comme l’explique le gouvernement (§ 106), dans le principe de l’indisponibilité de l’état des personnes, la garantie de la fiabilité et de la cohérence de l’état civil, l’exigence de sécurité juridique. Malgré cela, la Cour conclut que l’Etat ne disposait que d’une marge d’appréciation restreinte car, l’intégrité physique et l’identité sexuelle des individus étant en jeu, « un aspect essentiel de l’identité intime des personnes, si ce n’est de leur existence, se trouve au cœur-même des présentes requêtes » (§ 123).

Ainsi, la Cour « admet pleinement que la préservation du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes, la garantie de la fiabilité et de la cohérence de l’état civil et, plus largement, l’exigence de sécurité juridique, relèvent de l’intérêt général. Elle constate cependant qu’au nom de l’intérêt général ainsi compris, le droit positif français, tel qu’établi à l’époque des faits des présentes affaires, mettait les personnes transgenres ne souhaitant pas suivre un traitement de réassignation sexuel intégral devant un dilemme insoluble : soit subir malgré elles une opération ou un traitement stérilisants ou produisant très probablement un effet de cette nature, et renoncer au plein exercice de leur droit au respect de leur intégrité physique, qui relève notamment du droit au respect de la vie privée que garantit l’article 8 de la Convention ; soit renoncer à la reconnaissance de leur identité sexuelle et donc au plein exercice de ce même droit (§ 132). La Cour juge donc qu’au nom de l’intérêt général, la condition d’irréversibilité de la transformation de l’apparence met en conflit le droit au respect de la vie privée et le droit au respect de l’intégrité physique : elle conclut à la violation de l’article 8 de la Convention, l’Etat n’ayant pas maintenu un juste équilibre entre l’intérêt général et l’intérêt privé des personnes.

Un arrêt s’inscrivant dans l’évolution jurisprudentielle relative au transsexualisme

Cet arrêt fait suite à une longue série d’affaires en matière de transsexualisme où la Cour s’est prononcée sur diverses questions y ayant trait. Dans les premières affaires qui ont concerné la reconnaissance légale de l’identité sexuelle de personnes transsexuelles ayant subi une opération de réassignation, particulièrement le refus des autorités de modifier la mention du sexe à l’état civil, la Cour a d’abord admis qu’un tel refus ne viole pas l’article 8 de la Convention (Rees c. Royaume-Uni, n° 9532/81, 10 octobre 1986 ; Cossey c. Royaume-Uni, n° 10843/84, 27 septembre 1990). Dans l’affaire B. c. France (n° 13343/87, 25 mars 1992), elle a conclu pour la première fois à une violation de l’article 8 en ce que les autorités françaises avaient refusé d’opérer la modification de la mention du sexe à l’état civil. Elle a toutefois tenu compte pour ce faire des différences entre les systèmes français et anglais d’état civil, ce qui distinguait cette affaire des précédentes. Dans les affaires X, Y et Z c. Royaume-Uni (n° 21830/93, 22 avril 1997) concernant l’établissement d’un lien de filiation entre un transsexuel et l’enfant de sa compagne né suite à une insémination artificielle avec donneur et Sheffield et Horsham c. Royaume-Uni (n° 22985/93 et 23390/94, 30 juillet 1998) sur la reconnaissance juridique de la conversion sexuelle, la Cour a conclu à l’absence de violation de l’article 8.

C’est seize ans après l’affaire Rees, dans l’arrêt Christine Goodwin c. Royaume-Uni (n° 28957/95, 11 juillet 2002) qui marque un véritable tournant, que la Cour donne raison à la requérante transsexuelle qui se plaignait de la non-reconnaissance juridique de son changement de sexe, ce qui avait des conséquences dans divers domaines, notamment l’impossibilité de se marier : la Grande chambre conclut à la violation de l’article 8 en remarquant « l'existence d'éléments clairs et incontestés montrant une tendance internationale continue non seulement vers une acceptation sociale accrue des transsexuels mais aussi vers la reconnaissance juridique de la nouvelle identité sexuelle des transsexuels opérés » (§ 85), et en arguant qu’« aucun facteur important d’intérêt public n’entrant en concurrence avec l’intérêt de la requérante en l’espèce à obtenir la reconnaissance juridique de sa conversion sexuelle, (…) la notion de juste équilibre inhérente à la Convention fait désormais résolument pencher la balance en faveur de la requérante » (§ 93). La Grande chambre conclut également à la violation de l’article 12 (droit de se marier et de fonder une famille), n’étant pas convaincue qu’il faille encore admettre que le sexe doit être déterminé uniquement selon des critères biologiques (§ 100). Le même jour, la Grande chambre constate de même la violation des articles 8 et 12 dans l’arrêt I c. Royaume-Uni (n° 25680/94, 11 juillet 2002). Par la suite, la Cour a encore eu à traiter de cette même problématique (Grant c. Royaume-Uni, n° 32570/03, 23 mai 2006 : violation ; P. c. Portugal, n° 56027/09, 6 septembre 2011 : radiation du rôle ; Cassar c. Malte, n° 36982/11, 9 juillet 2013 : radiation du rôle), mais également de questions aussi diverses que les conditions posées à l’obtention d’une chirurgie de réassignation sexuelle (L. c. Lituanie, n° 27527/03, 11 septembre 2007 : violation ; Y.Y. c. Turquie, n° 14793/08, 10 mars 2015 : violation), la prise en charge financière d’une telle intervention (Van Kück c. Allemagne, n° 35968/97, 12 juin 2003 : violation ; Schlumpf c. Suisse, n° 29002/06, 8 janvier 2009 : violation ; D.Ç. c. Turquie, n° 10684/13, 7 février 2017 : irrecevabilité), les conséquences du changement de sexe (P.V. c. Espagne, n° 35159/09, 30 novembre 2010 : non-violation).

En ce qui concerne la question soulevée dans la présente affaire, c'est-à-dire celle des conditions posées à la reconnaissance juridique des personnes transsexuelles, la Cour a eu d’abord l’occasion de se prononcer dans l’affaire Parry c. Royaume-Uni et R. et F. c. Royaume-Uni (n° 35748/05, 28 novembre 2006) : elle a déclaré irrecevables pour défaut manifeste de fondement les requêtes de deux couples mariés dans lesquels les maris avaient subi une opération de conversion sexuelle et demandaient le certificat de reconnaissance du sexe mis en place en 2004 après l’affaire Christine Goodwin, ce qui leur avait été refusé au motif qu’ils étaient mariés dès lors que le mariage des personnes de même sexe n’était pas autorisé. Dans l’affaire Hämäläinen c. Finlande (n° 37359/09, 16 juillet 2014), la Grande chambre a ensuite jugé que le fait que la modification de la mention du sexe à l’état civil d’une personne transsexuelle mariée soit conditionnée au divorce ou au moins à la conversion du mariage en partenariat enregistré n’emporte violation ni de l’article 8, ni de celui-ci et de l’article 12 combinés avec l’article 14. Dans la présente affaire, c’est ainsi la première fois que la Cour conclut à la violation de l’article 8 en ce qui concerne les conditions posées à la reconnaissance juridique des personnes transsexuelles, bien que la condition litigieuse consistant en l’établissement de l’irréversibilité de la transformation de l’apparence se distingue de celle dont il était question dans les affaires précédentes. Il est vrai que dans l’arrêt Y.Y. c. Turquie précité, la Cour a jugé que la stérilité définitive érigée en condition préalable au processus de changement de sexe constitue une violation de l’article 8. Il ne s’agissait toutefois pas d’un contexte analogue à la présente affaire puisque cette condition était posée à l’opération chirurgicale de conversion sexuelle, non à la reconnaissance juridique de la transsexualité qui intervient en aval. L’évolution que marque l’affaire A.P., Garçon et Nicot est d’autant plus notable que la Cour revient en un sens sur sa position en la matière, exprimée dans l’arrêt Christine Goodwin (§ 103) : « il appartient à l'Etat contractant de déterminer, notamment, les conditions que doit remplir une personne transsexuelle qui revendique la reconnaissance juridique de sa nouvelle identité sexuelle pour établir que sa conversion sexuelle a bien été opérée (…) ». Ainsi, la Cour est loin d’avoir fait preuve de prudence dans cet arrêt qui, à l’instar de l’arrêt Christine Goodwin en son temps, ne constitue pas seulement « un simple pas mais un véritable bond » comme le dit le juge Ranzoni dans son opinion dissidente (§ 19).

Un « bond » en avant critiquable

Une telle position de la Cour est fort critiquable. Elle revient en effet à imposer aux Etats membres du Conseil de l’Europe une vision que l’écrasante majorité ne partage pas, alors même que la Cour a constaté l’absence de consensus européen en la matière : à l’heure actuelle et bien que ces chiffres aient évolué ces dernières années, ainsi que le relève le juge Ranzoni dans son opinion dissidente, seuls 18 Etats membres sur 47 ne conditionnent pas la reconnaissance à la stérilisation du demandeur alors que 22 appliquent cette condition et que 7 ne prévoient aucune reconnaissance juridique du transsexualisme. Ce sont donc 29 Etats qui subiront les conséquences de l’arrêt en s’exposant à de futures condamnations s’ils ne modifient pas leur législation ; paradoxalement pas la France, pourtant condamnée en l’espèce, car la loi du 12 octobre 2016 de modernisation de la justice du XXIè siècle insère dans le Code civil un article 61-6 relatif à la modification de la mention du sexe à l’état civil disposant que « (…) le fait de ne pas avoir subi des traitements médicaux, une opération chirurgicale ou une stérilisation ne peut motiver le refus de faire droit à la demande ».

Si la condition d’irréversibilité de la transformation de l’apparence viole la Convention, il faut admettre qu’a contrario une telle transformation doit pouvoir être réversible et pourrait donc donner lieu à des modifications multiples de l’état civil. Cela s’avèrerait dommageable pour l’intérêt public résidant, comme l’a d’ailleurs pleinement admis la Cour, dans l’indisponibilité de l’état des personnes, la sécurité juridique, la fiabilité et la cohérence de l’état civil. Dans le même ordre d’idée, si l’irréversibilité de la transformation de l’apparence emporte la stérilité ainsi que le dit la Cour, la réversibilité implique la capacité de procréer : comme l’a pragmatiquement souligné une juridiction du fond française (§ 48 de l’arrêt), une personne transgenre pourrait désormais obtenir la modification de la mention de son sexe à l’état civil mais procréer selon le sexe qu’elle souhaite précisément nier. Par exemple, une femme se revendiquant du sexe masculin dont elle adopte l’apparence, à l’exception des organes reproducteurs, pourrait faire modifier la mention de son sexe à l’état civil et procréer « naturellement » avec un autre homme : l’enfant dont elle accouchera aura-t-il un homme pour « mère » et son acte de naissance indiquera-t-il qu’il est né de deux hommes ? En jugeant comme elle l’a fait, la Cour fait primer l’intérêt individuel sur l’intérêt général en sacrifiant potentiellement l’intérêt de l’enfant, la filiation et la famille à la toute-puissance de la volonté individuelle.

Enfin, si la condition d’irréversibilité de la transformation de l’apparence, qui a pourtant l’avantage de poser une limite claire à l’opportunité d’une modification de l’état civil, n’a plus droit de cité dans les législations européennes, les juges ne manqueront pas d’avoir prochainement à se prononcer sur la question de savoir à partir de quel degré de transformation de l’apparence les autorités doivent ordonner la modification de l’état civil d’une personne se disant transgenre. La détermination du sexe est donc de plus en plus laissée aux aléas de la volonté individuelle, dans la droite ligne de la dangereuse idéologie dite « gender ». Une telle faculté portant sur le sexe, caractéristique naturelle et fondamentale de l’être humain inscrite dans ses gènes, n’est pourtant qu’une pure fiction, pour ne pas dire un mensonge, puisqu’un être humain naît et demeure homme ou femme, même s’il décide un jour de se comporter comme une personne de l’autre sexe et d’en prendre l’apparence jusqu’au plus intime de son corps. Ainsi, si la Cour n’affirme pas expressément un droit à « choisir son sexe », elle se réserve toutefois un droit de regard sévère sur les conditions que peut poser un Etat à la modification de la mention du sexe à l’état civil. Vu les enjeux qu’une telle affaire recèle, on peut déplorer, à l’instar du juge Ranzoni, que la chambre ne se soit pas dessaisie au profit de la Grande chambre.

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