Congrégations : Le droit d'association
Tribune parue dans le Figaro Vox le 8 février 2021.
Le croira-t-on? En 1901, le législateur a exclu les congrégations catholiques du bénéfice de la loi sur la liberté d’association, expliquent Thierry Rambaud, professeur de droit public, Frédéric Rouvillois, professeur de droit public ainsi que leurs cosignataires*.
Le projet de loi « confortant le respect des principes de la République » part assurément d’une bonne intention: consolider les valeurs fondamentales de notre République tout en s’efforçant de renforcer les relations entre les pouvoirs publics et les associations religieuses. Un tel projet est sans doute nécessaire. Le grand juriste Jean Rivero avait d’ailleurs parfaitement montré les vertus du principe constitutionnel de laïcité comme signifiant la neutralité confessionnelle de l’État et la garantie des libertés fondamentales, au premier rang desquelles, dans le domaine religieux, les libertés de culte et d’association et le principe d’égalité devant la loi.
Rappeler ces exigences implique avant tout une approche juridique et non pas idéologique. C’est à la lumière de ce rappel que l’on peut s’étonner que subsiste encore en droit français, en contradiction manifeste avec le principe de neutralité de l’État, une anomalie qui apparaît aussi comme un archaïsme injustifiable: l’impossibilité pour les congrégations religieuses de pouvoir bénéficier d’une réelle liberté d’association. Celles-ci ne peuvent en effet former ni des associations déclarées au titre de la loi du 1er juillet 1901, ni des associations cultuelles. Les lois de 1901 et de 1905 ont exclu ces possibilités pour les congrégations.
Des enjeux différents
À l’époque, cette dérogation au droit commun traduisait les tensions extrêmes entre le gouvernement dit «de défense républicaine» formé par Waldeck-Rousseau dans le contexte de la fin de l’affaire Dreyfus, et une Église catholique qui, quoique ralliée à la République, continuait d’être qualifiée d’«armée noire» et d’être soupçonnée par certains de combattre le régime. De là, justifié par diverses arguties juridiques - tel que le statut des «biens de mainmorte» appartenant aux congrégations et qui échappaient de ce fait aux règles relatives aux successions -, un régime juridique exorbitant qui, selon son meilleur spécialiste le doyen Jean-Pierre Machelon, représentait «la négation même du libéralisme dont se réclamait la IIIe République». Charles Péguy rapporte du reste que, quelques années plus tard, sur son lit de mort, Waldeck-Rousseau avait amèrement déploré que la loi de 1901 ait ainsi été transformée en loi d’exclusion.
Le moins que l’on puisse dire est que les rapports de force, les tensions et les enjeux ont significativement évolué depuis le début du XXe siècle. L’anticléricalisme n’est plus l’une des principales «valeurs de la République», et c’est donc à l’aune d’un contexte radicalement différent qu’il importe de s’interroger sur la pertinence d’un tel régime: autrement dit, sur les implications juridiques de la neutralité de l’État.
D’autant que par ce biais, les congrégations subissent une discrimination fondée sur la religion, c’est-à-dire sur un objet illicite au regard de la loi. Et que par conséquent, le régime juridique actuel se situe en contradiction formelle avec les exigences de la Convention européenne des droits de l’homme, comme d’ailleurs avec celles de la Constitution française. Tous ceux qui ont étudié la question, universitaires ou praticiens du droit, en sont conscients.
Ainsi, contrairement aux autres groupements religieux, les monastères n’ont le choix qu’entre deux modes d’existence juridique beaucoup plus contraignants: le régime de tutelle, appelé «reconnaissance légale», obtenu par un décret en Conseil d’État, et celui de l’«association de fait», dans lequel la congrégation ou le monastère n’a point d’existence civile. C’est le cas notamment de prestigieuses abbayes qui, bien qu’ayant parfois un immense rayonnement spirituel et culturel, n’ont toujours pas d’existence légale. D’autres communautés, catholiques ou non, plus petites, partagent cette même précarité juridique.
Meilleure prise en compte par la loi
C’est dans ce cadre qu’un amendement a été déposé par la députée LREM Valérie Oppelt. L’objectif de cet amendement, inspiré par le souci de mettre en conformité le droit français avec le droit européen et le droit constitutionnel des libertés fondamentales, est de permettre une meilleure prise en compte par la loi et les pouvoirs publics des congrégations non reconnues qui constituent jusqu’à présent des groupements de fait.
Actuellement, force est de constater l’impossibilité pour les congrégations non reconnues par un décret en Conseil d’État de se doter de la personnalité légale et de pouvoir accomplir ainsi toute une série d’actes de la vie courante (ouverture d’un compte, délivrance d’un certificat d’immatriculation pour un véhicule automobile, droit d’ester en justice…).
Cette situation, héritée du passé et de la période la plus anticléricale de notre histoire, ne se justifie plus. Survivance du passé, elle soulève de sérieuses difficultés juridiques au regard des libertés fondamentales que plus personne, juristes, religieux ou autorités publiques, ne conteste.
Afin de se mettre en conformité avec le droit européen, pourquoi ne pas permettre à toute congrégation, entendue comme une communauté de personnes réunies par une même foi religieuse, régie par une règle en lien avec celle-ci, et soumise à une même autorité, d’obtenir une personnalité juridique simple par une déclaration préalable en préfecture? Un décret en Conseil d’État pourrait préciser les éléments que doit contenir cette déclaration. Concernant les congrégations catholiques, un document de l’évêque attesterait de la conformité de l’organisation et du fonctionnement de cette congrégation avec les règles d’organisation générale du culte catholique.
Bien évidemment, des garanties seraient aménagées pour l’État. En cas d’atteinte grave à l’ordre public, le préfet pourrait, dans un délai de trois mois, saisir le procureur de la République en vue de demander la dissolution du groupement. Une telle réforme pragmatique, inspirée par le bon sens, serait du «gagnant -gagnant» pour l’État et les congrégations religieuses. Elle serait le témoignage d’une volonté d’aborder les sujets religieux avec une conception à la fois apaisée, moderne et respectueuse des libertés fondamentales.
* Les cosignataires de la tribune sont Christophe Boutin, professeur de droit public, Michel Degoffe, professeur de droit public, Jean-Yves Gontier, avocat au barreau de Paris, et Grégor Puppinck, directeur du Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ, think-tank).