CEDH: la Turquie condamnée pour lenteur de restitution des biens des Chypriotes grecs
Dans un arrêt rendu le 10 juin 2025, la Cour européenne des droits de l’homme a une nouvelle fois condamné la Turquie pour la lenteur excessive des procédures de restitution des biens appartenant à des Chypriotes grecs dans le nord de Chypre, dépossédés en 1974 après l’invasion militaire turque. En filigrane, se dessine la réalité d’une persécution silencieuse des chrétiens dans les zones sous contrôle turc, à l’instar de ce qui se passe en Turquie.
La Cour européenne des droits de l’homme dénonce sans équivoque la passivité des autorités turques et la paralysie judiciaire imposée aux victimes chypriotes grecques spoliées de leurs biens, dans son arrêt K.V. Mediterranean Tours Limited c. Turquie (requête n°41120/17) du 10 juin 2025. La société requérante, créée en 1967, est propriétaire d’un complexe immobilier situé dans la zone clôturée interdite de Varosha, à Famagouste, dans la partie nord de l’île de Chypre contrôlée par la Turquie. Ses actionnaires et administrateurs sont d’origine chypriote grecque. À la suite de la tentative du coup d’État visant à unir Chypre à la Grèce en 1974, la Turquie intervient militairement sous le prétexte de protéger les Chypriotes turcs. Abandonnant tous leurs biens, 200 000 Chypriotes grecs quittent précipitamment le nord pour le sud de l’île. En 1983, la « République turque de Chypre du Nord » (RTCN), reconnue uniquement par la Turquie, s’autoproclame indépendante et occupe aujourd’hui 36% de la superficie de l’île. Pour résoudre de nombreux litiges de propriété, la RTCN crée en 2005 une Commission des biens immobiliers (CBI).
En 2010, la société requérante saisit la CBI d’une demande de restitution de son bien ainsi que d’indemnisation pour la perte de jouissance. En 2017, elle saisit la Cour européenne des droits de l’homme, se plaignant que la procédure devant la CBI est « longue et inefficace », l’affaire n’étant toujours pas tranchée. La Cour reconnait clairement que la société K.V. Mediterranean Tours Limited est le propriétaire légal du bien immobilier, sur la base de certificats officiels. Cependant, elle se limite à constater le « manquement de la Commission des biens immobiliers à agir avec cohérence, diligence et célérité appropriées dans l’examen de la réclamation de la société requérante », rendant ce recours inefficace. La Turquie est donc condamnée pour violation du droit au respect des biens (article 1 du Protocole n°1 à la Convention européenne des droits de l’homme). Elle doit maintenant payer 18 000 euros à la société requérante aux titres du préjudice moral et des frais et dépens. La demande de restitution de propriété de la requérante devant la CBI reste quant à elle toujours pendante.
Selon la société chypriote grecque, un élément central du blocage tient à l’intervention d’un acteur aux ramifications religieuses et historiques : l’Administration des fondations de Chypre (Evkaf). Cette structure, créée en 1571 peu après la conquête de Chypre par l’Empire ottoman, supervise les fondations religieuses musulmanes traditionnelles (vakıfs) enregistrées à Chypre. Elle est l’équivalent de la Direction générale des fondations en Turquie (Vakıflar Genel Müdürlüğü), organisme public rattaché au ministère de la Culture et du Tourisme. L’Evkaf a été admise comme tierce partie dans la procédure, prétextant que de nombreux terrains appartiendraient en réalité de manière inaliénable à des fondations musulmanes établies sous l’Empire ottoman, en l’espèce la Fondation Abdullah Paşa, elle-même gérée par l’Evkaf. L’instrumentalisation du droit islamique des biens religieux (waqf) permet ainsi de bloquer toute restitution, de renforcer la mainmise turque sur le territoire occupé de Chypre et d’effacer juridiquement la mémoire chrétienne de ces lieux.
Ville balnéaire huppée autrefois florissante, Varosha, où se trouve la propriété de la société requérante, est abandonnée par les Chypriotes grecs, fuyant les bombardements au napalm de l’armée turque en 1974. La ville est pillée puis clôturée pour devenir un no-man’s-land. Les résolutions 550 (1984) et 789 (1992) du Conseil de sécurité de l’ONU demandent clairement que toute tentative de colonisation de Varosha par d’autres que ses habitants d’origine est inadmissible, et que la zone tampon sous le contrôle de la Force des Nations unies chargée du maintien de la paix à Chypre (UNFICYP) soit étendue à Varosha. Mais dans les années 2000, l’Evkaf et le Département des affaires religieuses demandent au tribunal de district de Famagouste de déclarer que la Fondation musulmane Abdullah Paşa est propriétaire d’une liste de biens situés dans la région de Varosha-Famagouste, ce que le tribunal fait en 2005.
Le 9 décembre 2019, Ibrahim Benter, directeur général de l’Evkaf, déclare que l’ensemble de Varosha appartient à l’Evkaf. Il indique également que l’Evkaf pourrait conclure des contrats de location avec des Chypriotes grecs, à condition qu’ils reconnaissent la propriété de l’Evkaf sur la ville clôturée. En octobre 2020, les autorités turques entament la réouverture partielle de Varosha, à commencer par sa plage, s’attirant les condamnations du Conseil de sécurité de l’ONU et de l’Union européenne. Dans un rapport du 5 juillet 2024 (S/2024/527), le Secrétaire général de l’ONU déplore que rien n’ait été fait par la Turquie pour revenir sur ces mesures controversées.
Dans l’affaire K.V. Mediterranean Tours Limited c. Turquie, la société requérante allègue également un traitement discriminatoire dans la jouissance de son droit au respect de ses biens, en raison de l’origine nationale et ethnique, la langue et les convictions religieuses de ses actionnaires et de son directeur chypriotes grecs (article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole n°1). Si la Cour juge inutile de se prononcer sur ce grief, le contexte récurrent des affaires similaires laisse peu de doute sur une pratique structurelle. Le coût de l’indemnisation de chaque Chypriote grec pour chaque parcelle de terre perdue en 1974, pour une surface totale de 1400 km2, pourrait dépasser 26,3 milliards d’euros, selon Ayfer Said Erkmen, ancien président de la CBI. Dans les faits, même lorsque la CBI accorde une indemnisation, la Turquie ne verse aucun financement pour permettre de la concrétiser.
Au-delà du cas chypriote, cet arrêt illustre une vérité plus large : en Turquie comme dans les territoires qu’elle contrôle, les chrétiens paient encore le prix d’une politique nationaliste et religieuse délibérée de marginalisation. Hier persécutés, aujourd’hui oubliés par les institutions internationales alors que Chypre est membre de l’Union européenne depuis 2004, les chrétiens continuent de voir leur identité, leur mémoire et leurs droits piétinés. La spoliation foncière n’est qu’un outil parmi d’autres d’une politique méthodique d’effacement des chrétiens. Le Centre européen pour le droit et la justice intervient régulièrement dans des affaires contre la Turquie devant la CEDH concernant la demande de restitutions de biens de fondations chrétiennes et en particulier grecques-orthodoxes.