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La privatisation du droit international, À propos du livre de Gaëtan Cliquennois

Privatisation du droit international

Par Louis-Marie Bonneau1613657803993

Gaëtan Cliquennois est un universitaire chargé de recherche au CNRS. En 2020, il a publié European Human Right Justices and Privatisation - The Growing Influence of Foreign Private Funds[1], aux éditions Cambridge University Press. L’objectif de l’auteur est d’étudier la manière dont ces fondations privées exercent une influence sur la jurisprudence européenne pour comprendre ensuite l’impact politique et économique que cela peut avoir sur les nations et les relations internationales. Gaëtan Cliquennois défend ainsi la thèse selon laquelle les droits de l’homme ont été privatisés par des interêts néolibéraux bien plus intéressés par leurs intérêts commerciaux que par la philanthropie.

 

La constitution de groupes d’influence néolibéraux

Entre 2006 et 2015, c’est plus de 138 millions de dollars qui ont été dépensés par quatre fondations particulièrement impliquées dans l’action de « plaidoyer » international. Il s’agit de la Fondation Ford, de la Fondation MacArthur, de la Fondation Oak et d’Open Society Foundations (pp.61-63).

La Fondation Ford a été fondée en 1936 par Edsel Ford. C’est la deuxième plus grande fondation des États-Unis. Tous les ans, elle fait bénéficier à ses causes 500 millions de dollars de subventions. Elle finance des actions en justice depuis 1960 et a commencé à financer des actions dans les pays de l’Est devant la CEDH en 1990. La Fondation MacArthur a, quant à elle, été fondée en 1970 par John MacArthur. C’est la douzième plus grande fondation des États-Unis. La Fondation Oak fondée en 1983 par Alan Parker, est un groupe d’organisations caritatives reparties dans plusieurs pays qui exercent aussi une influence en finançant des ONG spécialisées dans le plaidoyer devant les cours européennes. Enfin, Open Society Foundations a été fondé en 1979 par Georges Soros. Les principales ONG que l’auteur cite et qui sont financées par ces fondations sont l’Open Society Justice Initiative, le Memorial Human Rights Centre, l’European Human Rights Advocacy (EHRAC), l’International Protection Center (IPC), le Nizhny Novgorod Committee against Torture (NNCAT), AIRE Centre, les Helsinki Committees, l’European Roma Rights Centre (ERRC), Interights et Article 19. D’autres ONG citées plus bas sont aussi financées par ces fondations. Il faut noter que ces ONG ne sont pas uniquement financées par les fondations privées. Certains États leur apportent un soutien par l’intermédiaire de leurs ambassades ; il s’agit notamment, d’après l’auteur, des Pays-Bas, du Royaume-Uni, de la Suède, de la Norvège et de la Suisse (p.65). Ce phénomène constitue un moyen simple pour ces États de ne pas être directement impliqués dans des affaires inter-étatiques contre les pays de l’Est qui sont traités par la cour et qui auraient constitué un risque politique et diplomatique. Cela peut aussi être interprété comme un moyen pour ces États de détourner l'attention des cours européennes des violations des droits de l’homme qu’ils commenttent eux même. Ce peut être aussi un moyen d’obtenir la condamnation de leurs adversaires politiques et économiques puisque des sanctions judiciaires contre des États peuvent avoir des intérêts d’ordre géopolitique pour leurs adversaires (pp.258-259).

 

Une influence manifeste sur les cours européennes

En plus d’exercer une influence en présentant des requêtes et en intervenant dans les procédures, l’auteur explique que l’Open Society Justice Initiative et l’International Commission of Jurists exercent également une influence dans la procédure de nomination des juges en recommandant que des ONG puissent y participer (p.158). Il remarque aussi que certains juges sont issus de ces fondations et ONG. Le plus souvent ils viennent des pays de l’Est où les grandes fondations ont réalisé le niveau d’investissement le plus élevé, il cite notamment les juges bulgare, albanais, croate, ukrainienne et roumaine (pp.159-160). Il fait aussi remarquer que ces fondations influencent les décisions dans la mesure où elles ont parfois un monopole dans la présentations des faits. Il cite en particulier Human Rights Watch, entièrement financé par l’OSF, la Fondation Ford et la Fondation Oak, qui produit des rapports à propos des violations des droits de l’homme par certains États. Ces rapports sont ensuite cités par la CEDH dans ses arrêts pour appuyer son argumentation (p.138). Les fondations privées ont avancé avec méthode en créant et finançant leurs propres équipes de contentieux stratégiques. De la jurisprudence des tribunaux dans toute l’Europe jusqu’au processus de nomination en passant par les réformes de la gestion des cours européennes, cette influence privée interroge. Cela interroge en particulier sur l’impact que ces fondations peuvent avoir dans les relations internationales et sur la création du droit en général, l’enjeu étant l’indépendance de la justice européenne et la protection des droits fondamentaux en Europe. Après cette analyse, l’auteur de ce livre se demande pourquoi il n’y a pas eu de volonté de réglementation ni par les cours européennes, ni par le Conseil de l’Europe, ni par les institutions de l’Union européenne. Pour lui, cela s’explique par le fait que ces même institutions finançant ces ONG, permettent aux cours européennes d’augmenter « leurs activités et leur pouvoir judiciaire grâce aux investissements réalisés par les fondations privées dont elles sont devenues dépendantes » (p.261).

 

Contentieux stratégiques et orientation idéologique : confiscation et privatisation du droit

Gaëtan Cliquennois a analysé les thèmes principaux pour lesquels les fondations se battent et dans lesquelles des jugements pilotes ont été obtenus. Cela concerne principalement des affaires politiques à propos de la discriminations sous plusieurs aspects, de la lutte anti-terroriste, des politiques pénales et de détentions, des violations de manifester pour les opposants politiques, de la protection de la vie privée, du droit à l’avortement légal, de la liberté de la presse et d’expression, du droit des minorités sexuelles (p.65). Il remarque que les principales fondations ne s’intéressent qu’à certaines thématiques dans certains pays (Russie et Europe de l’Est). Les requérants ne bénéficiant pas du soutien de ces grandes fondations sont alors souvent marginalisés dans leur possibilité d’accès à la justice. Il estime que cela peut conduire à une confiscation et à une privatisation du système des droits de l’homme. Ce phénomène se renforce d’autant plus selon lui dans le cas des arrêts pilotes puisque la procédure favorise les ONG possédant le plus de ressources, ayant une capacité de traiter et d’argumenter dans un grand nombre d’affaires (p.19).

L’auteur considère que si le but des litiges menés par les grandes fondations est, de façon assez classique, d’établir des précédents judiciaires, il affirme que l’objectif est plutôt de « stimuler les changements sociaux liés à leurs intérêts » (p.241). Pour démontrer cela, il a analysé certains arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l'homme en faveur du libre marché et du libre-échange. Pour lui, la concentration des requêtes dans des thèmes et pays spécifiques pose la question de la relation entre les litiges entrepris et les intérêts économiques et politiques poursuivis par les fondations privées. Cette question se pose d’autant plus que l’analyse du CV des membres des conseils d’administrations des ONG dont nous parlons ne révèle pas chez eux des profils de philanthropes, au contraire. Le contentieux international est plutôt dominé par « des capitalistes américains au profil néolibéral […] et par des personnes ayant une excellente connaissance des pays de l’Est et de la Russie en particulier » (p.242). Les fondateurs et propriétaires des fondations n’ont, eux non plus, pas un profil de philanthrope ou de spécialiste des droits de l’homme mais bien d’hommes d’affaires très fortunés. L’auteur souhaite alors démontrer que « les droits de l’homme aident les donateurs privés à faire des affaires et à rendre la spéculation économique plus discrète »(p.242). Cela ferait ainsi du système des droits de l’homme « une véritable entreprise dirigée par des hommes d'affaires et des hommes politiques qui souscrivent à un marché libre et à des vues néolibérales plutôt qu'un domaine purement philanthropique dominé par des idéalistes, des utopistes, des militants d'ONG et des avocats de la cause » (p.243). Il considère que cette influence privée pose la question de la capture et de la privatisation de la justice européenne au profit d’intérêts néo-libéraux. En effet, ce sont ces grandes fondations dirigées par ceux-ci qui parviennent le plus souvent à obtenir des jugements de référence. Ainsi, on observe que les contentieux financés par ces fondations concernent des pays qui sont considérés par elles « comme des ennemis politiques et économiques du libre-échange, des marchés privés et du capitalisme sans frontière »(p.258). Les pays de l’Est et la Russie sont les plus souvent confrontées aux jugements de la CEDH et aux litiges engagés par les ONG. Pour Gaëtan Cliquennois, c’est la politisation de ces jugements influencés qui induit des tensions entre la CEDH, le Conseil de l’Europe et ces pays (notamment la Russie, la Hongrie, la Pologne et l’Azerbaïdjan). Néanmoins, il considère que la stratégie des ONG est contre-productive pour la protection des droits de l’homme car les États qui sont visés accentuent leurs politiques et s’attaquent à ces ONG en interdisant ou en contrôlant fermement leur activité (p.221). Cette stratégie serait aussi contre-productive à long terme puisqu’elle dégrade la perception que l’on peut avoir de la noble mission philanthropique des ONG et des fondations privées (p.262). Cela délégitime et dégrade aussi les rapports que les citoyens entretiennent avec les cours de justice européennes quand ils constatent qu’elles se détournent de leur mission de défense des droits fondamentaux pour servir des intérêts privés.

 

De la protection des droits de l’homme, à l’accroissement des bénéfices privés : l’objectif véritable des néolibéraux

Pour les néolibéraux, la démocratie et les droits de l’homme sont un moyen d’exporter leur idéologie à travers le monde. Les cours européennes deviennent alors des lieux stratégiques à cause de leur influence et de leur pouvoir sur les États. C’est d’autant plus vrai que les ONG peuvent y intervenir aisément et que les fonds néolibéraux peuvent remplir à leur avantage le vide économique laissé par la crise. Ainsi, les progrès de la vision des droits de l’homme défendue par les grandes fondations auraient pour but de créer une société ouverte à l’hégémonie du marché et plus spécifiquement à l’accroissement de leurs bénéfices privés. La défense des droits des minorités (les Roms par exemple) et des migrants serait un moyen d’imposer un « capitalisme sans frontières, qui se caractérise par la liberté de circulation des biens et des personnes » (p.252). Les valeurs conservatrices, le nationalisme et les religions, font obstacle à cela et sont donc à combattre. L’intérêt économique de ces groupes d’influence est de pousser les États vers des sociétés multiethniques gouvernées par des « États internationaux ». Pour les fondations privées, l’enjeu est de dissoudre les « sociétés fermées » traditionnelles souveraines en se servant du contentieux international (p.256). Cela passe par une homogénéisation culturelle entre les États et donc par un combat contre les spécificités, les traditions et héritages historiques et religieux. Par exemple dans les pays de tradition chrétienne, les litiges sont orientés vers la liberté de religion et de pensée, le droit à l’avortement, les droits des minorités sexuelles et l’euthanasie. Cette stratégie a une logique économique « car la mondialisation économique repose sur la mondialisation culturelle ». Ce monde serait alors gouverné par plusieurs institutions internationales comme le FMI, la Banque mondiale, l'ONU, la CIJ et la CPI qui aurait pour but de préserver la mondialisation économique de la puissances des États nationaux qui déséquilibreraient l’ordre international (p.257). Droit international et économie deviennent alors étroitement liés pour servir les intérêts de l’idéologie des néolibéraux au détriment des intérêts des nations.

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[1] Les juges européens des droits de l’homme et la privatisation – L’influence croissante des fonds privés étrangers, Cambridge University Press, octobre 2020.

Mettre fin aux conflits d’intérêts à la CEDH
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