Cotonou est la capitale économique du Bénin, État d’Afrique de l’Ouest. C’est dans cette ville qu’a été signé en 2000 un accord entre l’Union européenne (UE) et les États d’Afrique, Caraïbes et Pacifique (ACP). Conclu pour vingt ans, l’accord de Cotonou a été prolongé, le temps d’être remplacé par un autre accord de partenariat, dit « post-Cotonou ». Ce nouvel accord, pour les vingt prochaines années, a déjà été signé par les négociateurs en chef de l’UE et des États ACP le 15 avril 2021[1]. Controversé, cet accord n’est pas encore définitivement adopté.
L’accord post-Cotonou, dont le contenu a été rendu public, définit un cadre de coopération entre l’UE et les États ACP. Il comprend un tronc commun, ainsi que trois protocoles régionaux (Afrique, Caraïbes et Pacifique). Il couvre des domaines très larges : les droits de l’homme, la démocratie et la gouvernance, la paix et la sécurité, le développement humain qui englobe la santé, l’éducation et l’égalité des sexes, ainsi que la durabilité environnementale, le changement climatique, le développement durable et la croissance, la migration et la mobilité.
Pour être adopté et entrer en vigueur, cet accord doit encore être l’objet de procédures internes aux parties. En ce qui concerne l’Europe, il nécessite l’approbation du Conseil de l’UE ainsi que celle du Parlement européen[2]. La présidence slovène de l’UE a fait de cet accord une priorité de son mandat de six mois[3], mais une adoption rapide est pourtant loin d’être assurée. Certains États[4] et parlementaires ont plusieurs objections sur le contenu de l’accord, qui sera probablement au cœur de la future présidence française de l’UE à partir de janvier 2022.
Une volonté européenne d’imposer l’avortement ?
Avant l’adoption de l’accord, des députés européens, sensibilisés par l’ECLJ, ont exigé des réponses précises des institutions de l’UE concernant certaines de ses dispositions. En particulier, ils s’interrogent sur l’article 29 § 5, qui engage les parties à « [soutenir] l’accès universel aux produits de santé sexuelle et reproductive et aux services de santé, y compris pour la planification familiale […], ainsi que l'intégration de la santé reproductive dans les stratégies et programmes nationaux[5] ».
Lorsque la Commission européenne utilise la notion de santé sexuelle et reproductive, elle inclut explicitement l’avortement[6]. Au contraire, pour de nombreux États concernés par l’accord post-Cotonou, l’avortement n’est inclus ni dans cette même notion, ni dans celle de « planification familiale ». C’est l’avis des États signataires de la Déclaration de consensus de Genève d’octobre 2020, dont font partie 15 États ACP[7] et même deux États membres de l’UE (Pologne, Hongrie). Il n’existe donc pas de consensus sur la signification de l’article 29 § 5.
C’est pourquoi, le député polonais au Parlement européen Izabela-Helena Kloc (ECR) a interrogé ainsi le Conseil de l’UE : « L’avortement est-il inclus dans la « santé sexuelle et reproductive » dans le nouvel accord post-Cotonou négocié par le Conseil ? Le Conseil pourrait-il confirmer que ce partenariat n’imposera jamais la légalisation de l’avortement à ses Parties ? [8] ». La réponse du Conseil de l’UE est attendue dans les prochaines semaines et permettra de savoir si les États parties à cet accord seront tenus ou non de légaliser l’avortement.
Le mépris pour les compétences des États
Plus généralement, la protection de la santé n’est ni une compétence exclusive de l’UE, ni une compétence partagée entre l’UE et les États membres. Dans des réponses de février et mars 2021 à des questions parlementaires, la Commission européenne a clairement rappelé que « Les compétences législatives en ce qui concerne la santé et les droits en matière de sexualité et de procréation, y compris l’avortement, appartiennent aux États membres, qui sont également responsables de la définition de la politique de santé[9] ».
Or, l’article 29 § 5 de l’accord porte bien sur la santé, dans sa dimension dite « sexuelle et reproductive ». Par conséquent, le député espagnol au Parlement européen Margarita de la Pisa Carrión (ECR) et trois autres députés ont posé la question écrite suivante à la Commission européenne : « considérant l’absence de compétence de l’UE sur ces sujets et l’autonomie des États membres dans la définition de leur politique de santé, comment la Commission justifie-t-elle la compétence de l’UE pour négocier sur ces questions dans l’accord [post-Cotonou][10] ? »
Cette question de la compétence de l’UE se pose plus globalement au niveau de la ratification de l’accord. En effet, l’accord post-Cotonou (2021) sera ratifié par les 79 États ACP, mais pas par les États membres de l’UE, contrairement à ce que ces derniers souhaitaient[11]. L’UE s’engage en leur nom[12], et ce alors même qu’elle n’en a pas la compétence, du fait des domaines couverts par l’accord[13]. Au contraire, l’accord de Cotonou (2000) était « mixte », c’est-à-dire conclu conjointement par les États membres et l’UE[14]. Il avait donc été ratifié par chaque État[15].
La menace de suspendre l’aide au développement
Alors qu’historiquement les accords entre l’Europe et les États ACP étaient principalement économiques et commerciaux, leur dimension politique s’est progressivement renforcée. Depuis l’accord de Cotonou (2000), les obligations en matière de droits de l’homme sont intégrées dans les « parties essentielles » du partenariat, ce qui signifie que, conformément au droit international général, leur violation entraîne des sanctions[16]. Cet accord a même parfois été qualifié de convention internationale relative aux droits de l’homme[17].
Dans l’accord post-Cotonou (2021), il est indiqué que « le respect des droits de l’homme, des principes démocratiques et de l’État de droit constitue un élément essentiel » (art. 9 § 7)[18]. Les dispositions sur la « santé sexuelle et reproductive » semblent faire partie de cet élément, car l’accord les intègre dans le « développement » et précise que le « droit au développement » est un droit de l’homme incluant la santé[19]. En cas de violation par un État partie de ses obligations, les autres parties peuvent suspendre totalement ou partiellement l’accord (art. 101 §§ 6-8).
En pratique, c’est surtout par la possibilité de suspendre l’aide publique au développement que l’UE garde un fort moyen de pression sur les pays ACP[20]. En effet, c’est le seul engagement unilatéral de l’UE dans l’accord (art. 82). Cette conditionnalité de la politique européenne de développement n’est pas une nouveauté ; elle date de la décolonisation, qui a fait passer cette politique d’un régime « octroyé » à un régime « contractuel[21] ». Cette conditionnalité prend parfois des formes plus subtiles que les sanctions, mais néanmoins efficaces[22].
Une usine à gaz institutionnelle
Dans le mandat de négociation du Conseil de l’UE, il était indiqué qu’il fallait s’assurer que les parties soient obligés de « rendre des comptes en ce qui concerne le respect de leurs obligations[23] ». Pour cela, l’accord post-Cotonou maintient les institutions communes déjà instaurées en 2000 : un Conseil des ministres ACP – UE, institution suprême du partenariat ; un Comité des ambassadeurs ACP – UE, assistant le Conseil des ministres ; une Assemblée parlementaire paritaire ACP – UE, organe consultatif[24].
L’accord post-Cotonou établit neuf nouvelles structures, ainsi que d’autres de moindre importance, venant s’ajouter à l’architecture institutionnelle existante. Un Conseil des ministres, un Comité joint et une Assemblée parlementaire sont instaurés pour chacun des trois protocoles régionaux[25]. Toutes ces institutions se réuniront régulièrement afin d’actionner des mécanismes de suivi et de contrôle de la mise en œuvre de l’accord et de ses protocoles. Cette réforme alourdit encore un ensemble institutionnel déjà complexe.
Chaque Conseil des ministres a le pouvoir d’adopter des décisions obligatoires pour les parties à l’accord ou à chacun des protocoles. Ces quatre institutions sont au cœur du « système juridiquement contraignant » que le Conseil de l’UE devait organiser selon son mandat de négociation[26]. Parmi les décisions du Conseil des ministres ACP – UE qui ont été publiées depuis 2000, plusieurs concernent l’affectation du Fonds européen de développement (FED), source principale de financement des programmes d’aide aux pays ACP[27].
Une colonisation idéologique et culturelle ?
Les obligations en matière de droits de l’homme, négociées dans le cadre de partenariats avec l’Europe, ont toujours provoqué irritations et réserves dans les pays ACP[28]. Elles sont souvent considérées comme un vecteur d’ingérence des pays européens. Cette dérive nourrit une critique des droits de l’homme, réduits à un impérialisme occidental niant la diversité des peuples et des cultures[29]. Un tel impérialisme se remarque en particulier sur les questions de mœurs, comme la santé dite « sexuelle et reproductive ».
Pour autant, il est intéressant d’observer que cette vision de la santé avait été intégrée dans le mandat de négociation adopté par les pays ACP[30]. La majorité des pays d’Afrique a par ailleurs signé et ratifié le Protocole de Maputo à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (2003), incluant des engagements précis sur les droits dit « sexuels et reproductifs », y compris l’avortement[31]. « Colonisation » ou non, c’est en tout cas souvent avec le consentement des États que les mœurs « occidentales » s’imposent, au détriment des sociétés des pays ACP.
Ce n’est pas des États mais des sociétés qu’il faut espérer une résistance face aux dispositions contestables de l’accord post-Cotonou. En particulier, les peuples africains s’opposent en majorité aux droits dit « sexuels et reproductifs », d’après une étude du Pew Research Center de 2013[32]. Comme l’avaient exprimé les évêques du Burundi aux États occidentaux : « nous vous demandons de ne pas faire de votre aide un instrument de pression préjudiciable à notre identité culturelle et aux valeurs familiales et sociales que nous ont léguées nos ancêtres[33] ».
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[1] Les négociations ont officiellement été ouvertes le 28 septembre 2018 à New York, par les négociateurs en chef Robert Dussey, ministre des Affaires étrangères du Togo, et Neven Mimica, Commissaire européen pour la coopération internationale et le développement. Ce dernier a été remplacé par son successeur, Jutta Urpilainen, Commissaire européenne aux Partenariats internationaux. M. Dussey et Mme Urpilainen ont signé un accord le 16 avril 2021, marquant ainsi la conclusion officielle des négociations.
[2] Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), article 218, § 6.
[3] Voir le Programme de la présidence slovène du Conseil de l’UE, accessible ici, p. 43
[4] Voir : Vince Chadwick, “Exclusive: European Commission battles to sell post-Cotonou deal at home”, Devex, 14 janvier 2021.
[5] L’accord signé le 15 avril 2021 est accessible ici. Traduction libre.
[6] Voir la réponse de la Commission européenne du 9 mars 2021 à la question écrite E-005924/2020, portant sur la « Situation du droit à l’avortement en Pologne », accessible ici.
[7] Voir la liste des signataires, parmi lesquels : 13 États d’Afrique (Bénin, Burkina Faso, Cameroun, République du Congo, République démocratique du Congo, Djibouti, Eswatini, Gambie, Kenya, Niger, Sénégal, Ouganda, Zambie), un État des Caraïbes (Haïti) et un État du Pacifique (Nauru).
[8] Traduction libre.
[9] Voir la réponse à la question écrite citée en note 6 ainsi que la réponse du 9 février 2021 à quatre questions écrites portant sur « La régression des droits des femmes » – E-005297/2020, E-005939/2020, E-006029/2020, P-006345/2020. La réponse de la Commission européenne est accessible ici.
[10] Traduction libre.
[11] Voir : Vince Chadwick, “EU institutions in power struggle over Africa, Caribbean, Pacific pact”, Devex, 15 juin 2021.
[12] Voir les pp. 4-6 de l’accord.
[13] La répartition des compétences entre l’Union et les États se traduit également sur le plan international. Ainsi, lorsque l’Union négocie et conclut un accord international, elle dispose soit d’une compétence exclusive, soit d’une compétence partagée avec les États. Voir : TFUE, articles 3, 4, 207, 216.
[14] Voir l’accord de Cotonou, accessible ici, p. 5. Pour davantage d’explications, voir : Jean-Claude Gautron, « Historique des accords A.C.P. », dans Olivier Delas, Relations commerciales internationales : l’Union européenne et l’Amérique du Nord à l’heure de la Nouvelle Route de la soie, Bruylant, 2020, p. 174.
[15] Par exemple, le Parlement français avait discuté et voté un projet de loi autorisant cette ratification : Loi n° 2002-289 du 28 février 2002 autorisant la ratification de l’accord de partenariat entre les membres du groupe des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, d’une part, et la Communauté européenne et ses Etats membres, d’autre part, JORF du 1 mars 2002.
[16] Convention de Vienne sur le droit des traités, 1969, article 60. Voir aussi : Corinne Balleix, L’aide européenne au développement, La Documentation française : collection « Réflexe Europe », 2010, pp. 173-174 : des exemples de pays sanctionnés pour leur non-respect des droits de l’homme sont mentionnés (Haïti, Côte d’Ivoire, Zimbabwe, Mauritanie, Madagascar, Niger, Guinée).
[17] Voir : Adam Abdou Hassan, « L’accord de Cotonou : une convention relative aux droits de l’Homme ? », Revue du droit de l’Union européenne, n° 1, 2013, pp. 85-119, en particulier pp. 89-90 et 114-115.
[18] Traduction libre.
[19] Voir les articles 9 § 6 et 29 §§ 1 et 5 de l’accord.
[20] Voir : Stefano Manservisi, « 60 ans de politique européenne de développement : un instrument essentiel et ambitieux de la politique extérieure de l’Union européenne », Revue du droit de l’Union européenne, n° 1, 2019, p. 252.
[21] Manservisi, op. cit., p. 43
[22] Voir : Mulry Mondélice, « Les relations Union européenne – Caraïbes au-delà des échanges commerciaux : un partenariat évolutif dans un contexte complexe », Ce texte est le fruit d’une présentation faite par l’auteur à l’école d’automne 2019 du Cercle Europe et de la chaire Jean Monnet en intégration européenne de l’Université Laval, p. 227.
[23] Voir les « Directives de négociation en vue d’un accord de partenariat entre l’Union européenne et ses États membres, d’une part, et les pays du Groupe des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique, d’autre part », document du Conseil de l’UE, accessible ici, Bruxelles, 21 juin 2018, p. 6.
[24] Voir les articles 14 à 17 de l’accord.
[25] Voir les articles 92 à 94 de l’accord, ainsi que l’article 4 du Protocole régional Afrique, l’article 5 du Protocole régional Caraïbes et l’article 5 du Protocole régional Pacifique.
[26] Voir les « Directives de négociation… », document du Conseil de l’UE, op. cit., p. 6.
[27] Par exemple : Décision n° 4/2005 du Conseil des ministres ACP – CE du 13 avril 2005 concernant l’affectation de la réserve de l’enveloppe du neuvième Fonds européen de développement consacrée au développement à long terme (2005/460/CE).
[28] Voir : Gautron, op. cit., p. 170.
[29] Voir Emmanuelle Jouannet et Hélène Ruiz Fabri (dir.), Impérialisme et droit international en Europe et aux États-Unis, Société de législation comparée, 1er avril 2007.
[30] Voir le « Mandat de négociation ACP sur un accord de partenariat post-Cotonou avec l’Union européenne », document du Conseil des ministres ACP, accessible ici, Lomé (Togo), 30 mai 2018, §§ 143a et 150.
[31] Voir l’article 14 de ce Protocole.
[32] Pew Research Center, “Global Attitudes survey”, 2013, voir la partie intitulée “Global Morality”, accessible ici. Voir aussi l’analyse de cette étude dans Obianuju Ekeocha, The Abortion Agenda in Africa, Issues in Law & Medicine, October 2017, pp. 317-319. Cette opposition aux droits dits « sexuels et reproductifs » a également été manifestée par les fortes réactions des populations et de l’Église contre la ratification du Protocole de Maputo (voir : Martial Jeugue Doungue, « La garantie des droits de la femme par le Protocole de Maputo comme condition du développement durable en Afrique », Revue trimestrielle des droits de l’homme, n° 99, Juillet 2014, pp. 584-586 ; Lison Guignard, La fabrique de l’égalité par le droit. Genèse et usages transnationaux du protocole de Maputo sur les droits des femmes de l’Union africaine (thèse), Institut Francophone pour la Justice et la Démocratie, 10 décembre 2019, pp. 215-254).
[33] Conférence des évêques catholiques du Burundi, « Message que les évêques catholiques du Burundi adressent au peuple de Dieu concernant la régulation des naissances », Gitega, le 6 décembre 2012, proclamé dans toutes les églises du Burundi le 30 décembre 2012.