Liberté d'expression près de cliniques
Que sont les "bulles" et les "zones tampons" ?
Une "bulle" est une sorte d'espace protégé entourant un patient entrant ou sortant d'une clinique[1]. Ces espaces protégés créent une barrière invisible entre le patient et les personnes extérieures, limitant l'interaction que le patient peut avoir avec d'autres personnes avant et après avoir pris une décision délicate. Les "zones tampons" entourent l'établissement médical lui-même et interdisent aux personnes extérieures de se tenir à une certaine distance du bâtiment[2]. Les bulles flottent et se déplacent avec la personne ou l'objet auquel elles sont attachées, tandis que les zones tampons sont fixes. Certaines lois sur les zones d'exclusion comprennent à la fois des zones tampons et des bulles. Dans ces circonstances, la zone à bulles ne prend effet qu'à l'intérieur de la zone tampon[3].
Cet article analyse comment deux décisions de la Cour suprême des États-Unis et une récente loi adoptée par le Parlement britannique ont réduit le droit à la liberté d'expression dans ces pays.
Deux arrêts de la Cour suprême américaine : Hill et McCullen
Deux des arrêts les plus importants de la Cour suprême des États-Unis concernant les zones d'exclusion à l'extérieur des cliniques d'avortement sont Hill v. Colorado et McCullen v. Coakley. L'affaire Hill portait sur la constitutionnalité d'une loi du Colorado qui interdisait aux individus d'approcher "sciemment" les patientes sans leur consentement et dans l'intention de protester, de distribuer des tracts, d'afficher des pancartes ou de fournir des conseils[4]. La loi prévoyait une bulle de 2,5 mètres autour de la patiente et une zone tampon de 30 mètres autour de "tout établissement de soins de santé"[5]. Ainsi, une personne ne pouvait pas s'approcher à moins de 2,5 mètres d'une patiente dans l'intention de la conseiller contre l'avortement si la patiente se trouvait dans un rayon de 30 mètres autour d'une clinique. Cette loi avait pour conséquence de limiter la liberté d'expression et le droit d'exprimer ses convictions. La Cour a confirmé la loi en faisant primer un "droit d'être laissé tranquille" et non le droit à la liberté d'expression, qui est lui garanti par le premier amendement de la Constitution américaine[6]. Cette décision contraste fortement avec l'arrêt rendu en 2014 dans l'affaire McCullen v. Coakley.
Dans cette affaire, une loi du Massachusetts établissant des zones tampons fixes interdisait aux individus de s'approcher à moins de 10 mètres de toute partie des installations de soins de santé reproductive, y compris les trottoirs publics[7]. Bien entendu, la loi exemptait certaines personnes, telles que les patients, les employés, les services d'urgence et les employés municipaux, mais le grand public ne pouvait pas "entrer ou rester sciemment" à proximité des batiments[8]. La Cour a estimé que cette loi constituait une "mesure extrême" qui ne justifiait pas une atteinte au droit à la liberté d'expression garanti par le premier amendement, et l'a donc déclarée inconstitutionnelle[9]. Cette décision protège la liberté d'expression, et pourrait s'analyser comme un discret revirement de jurisprudence. La Cour n'a mentionné l'affaire Hill que lorsqu'elle a fait référence au raisonnement juridique de l'arrêt de la Cour d'Appel (la "Circuit Court"). La Cour suprême n'a donc ni annulé Hill ni déclaré qu'il s'agissait d'une bonne décision[10]. Ainsi, Hill et McCullen s'imposent tous deux aux juridictions des États-Unis malgré leurs conclusions contradictoires. Les retombées de ce manque de clarté jurisprudentielle sont graves, ainsi que le montrent les affaires examinées ci-dessous.
Les affaires devant les juridictions américains après Hill et McCullen
En août 2014, juste après l'arrêt McCullen, la Cour du 11e circuit a rendu l'arrêt Pine v. City of W. Palm Beach. La Cour y a confirmé la constitutionnalité d'une loi municipale interdisant l'utilisation de mégaphones dans un rayon de 30 mètres autour des établissements de santé[11]. Au lieu de suivre la jurisprudence McCullen et d'affirmer que cette loi violait les droits garantis au titre du premier amendement, la Cour a préféré utiliser la jurisprudence Hill et a autorisé la ville à maintenir sa loi[12]. Bien que la décision semble raisonnable, elle témoigne de l'incohérence des deux précédents et offre aux juges la possibilité de choisir leur jurisprudence.
En 2019, une Cour du 7e circuit a rendu l'arrêt Price v. City of Chicago et une autre Cour du 3e circuit rendu l'arrêt Reilly v. City of Harrisburg. L'affaire Price concernait la création d'une bulle de 2,5 mètres et une zone tampon dans un rayon de 15 mètres autour d'un établissement de soins de santé, tandis que l'affaire Reilly mettait en cause une zone tampon de 6 mètres[13]. Les Cours ont confirmé les lois dans les deux cas en utilisant la jurisprudence Hill et non la décision McCullen[14]. Dans la décision Price, la Cour a même déclaré : "La jurisprudence Hill prime, nonobstant son incompatibilité avec la décision McCullen[15]." Par conséquent, lorsque les Cours d'un quelconque circuit souhaitent confirmer une ordonnance municipale similaire à celle de l'affaire Hill, qui restreint la liberté d'expression, elles peuvent ignorer le précédent McCullen et utiliser l'affaire Hill pour justifier leurs jugements. Toutes les cours de circuit ne suivent pas Hill ; certaines ont choisi de suivre le précédent de McCullen[16].
L'une des affaires les plus récentes en matière de zone d'exclusion, Sisters for Life, Inc. v. Louisville, illustre l'utilisation par une cour du précédent McCullen plutôt que Hill[17]. La Dans cette affaire Sisters for Life, la réglementation concernait une zone tampon fixe de trois mètres autour des établissements de soins de santé[18]. La Cour a estimé que l'ordonnance du comté se rapprochait davantage de l'arrêt McCullen que de l'arrêt Hill et que d'après l'arrêt McCullen, seules les zones tampons de tailles réduites sont constitutionnelles[19].
La Cour suprême des États-Unis va-t-elle clarifier la jurisprudence ?
Le 21 juin 2023, une Cour du 2e circuit s'est penchée sur une affaire de zone d'exclusion : Vitagliano v. County of Westchester. En cause : une loi du comté prévoyant une bulle de 2,5 mètres et une zone tampon de 30 mètres autour des établissements de santé reproductive[20]. La Cour a confirmé la loi, mais beaucoup pensent que la Cour suprême se saisira de cette affaire pour clarifier sa position sur ce sujet[21]. La Cour suprême ne s'est plus pronconcée sur ce sujet depuis l'affaire McCullen. D'ici à ce qu'elle définisse sa jurisprudence, les cours américaines gardent la liberté de faire prévaloir la jurisprudence Hill sur McCullen et ainsi de réduire la liberté d'expression.
Que se passe-t-il au Royaume-Uni ?
Le Royaume-Uni a adopté une loi sur les zones d'exclusion, intitulé Public Order Act of 2023 (loi sur l'ordre public de 2023)[22], qui est entrée en application le 2 mai 2023. La portée de ce texte sur la liberté d'expression en Angleterre et au Pays de Galles est grave : la loi érige en infraction le fait d'influencer la décision de quiconque d'accéder, de fournir ou de faciliter des services d'avortement dans une zone d'accès sécurisé[23]. Or ces zones d'accès sécurisé (zones tampons) ont été établies sur une distance de 150 mètres autour de tout établissement de santé[24]. Cette loi limite significativement la liberté d'expression, comme l'a noté l'évêque Jon Sherrington, qui a prévenu que l'interdiction "pourrait très facilement inclure de nombreuses choses qui ne devraient jamais être interdites, telles que la prière, la pensée, la présence pacifique, la communication consensuelle et le soutien pratique, si elles sont considérées comme influençant ou interférant dans l'accès régulier à la clinique[25]" De plus, les zones d'exclusion affectent de manière plus importantes les personnes ayant des croyances religieuses, car ce sont souvent elles qui sont en desaccord avec la légalisation de l'avortement. Plus ces zones tampons s'élargissent, plus la liberté d'expression- de tous - se rétrécit.
Par Abbagail Badley
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[1] Hubert J. Zanczack, Piercing the Bubble: Why Bubble Zone Regulations are Content Based Restrictions on Speech, 15 Seventh Cir. Rev.1, 2-3 (2019).
[2] Id. at 2.
[3] See, e.g., Hill v. Colo., 530 U.S. 703, 707 (2000).
[4] Id. at 707.
[5] Id.
[6] Id., (Scalia, J., dissenting) (rejecting the legitimacy because the “right to be let alone” was established as a right conferred against the government, not the public, as the majority asserted in this case reasoned); see also U.S. CONST. amend. I.
[7] McCullen v. Coakley, 573 U.S. 464, 471 (2014).
[8] Id.
[9] Id. at 496.
[10] Id. at 470.
[11] Pine v. City of W. Palm Beach, 762 F.3d 1262, 1264 (2014).
[12] Id. at 1273.
[13] Price, 915 F.3d at 1109; Reilly v. City of Harrisburg, 790 Fed. Appx. 468, 470.
[14] Price, 915 F.3d at 1119.
[15] Id. Traduction libre.
[16] See, e.g., Sisters For Life, Inc. v. Louisville-Jefferson Cnty., 56 F.4th 400 (2022).
[17] Id.
[18] Id. at 403.
[19] Id. at 408.
[20] Vitagliano v. Cnty. of Westchester, 2023 U.S. App. LEXIS 15469, at *18 (2d Cir. June 21, 2023).
[21] Daniel Wiessner, Challenge to abortion clinic ‘buffer zone’ law rejected by US court, REUTERS, (June 21, 2023, 8:45 PM) https://www.reuters.com/legal/challenge-abortion-clinic-buffer-zone-law-rejected-by-us-court-2023-06-21/.
[22] Parliamentary Bills, Public Order Act 2023, Last Events, UK PARLIAMENT, https://bills.parliament.uk/bills/3153/news.
[23] Public Order Act 2023, c. 9 (Eng.), https://www.legislation.gov.uk/ukpga/2023/15/enacted.
[24] Act, Supra note 20.
[25] John Sherrington, Bishop for Life Issues says Public Order Bill will disproportionately affect people of faith, Catholic Church, (March 15, 2023, 9:51 AM), https://www.cbcew.org.uk/bishop-for-life-issues-says-public-order-bill-will-disproportionately-affect-people-of-faith/. Traduction libre.