Le rejet de la requête d’un empoisonneur danois, Svend Lings, a été l’occasion pour la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) de clarifier pour la première fois le fait qu’il n’existe aucun droit au suicide assisté. Cette jurisprudence était inattendue, car les décisions antérieures tendaient à la création progressive d’un tel droit. L’arrêt Svend Lings c. Danemark de la CEDH est donc une excellente nouvelle.
Svend Lings est un ancien médecin danois reconverti dans l’aide au suicide. Fondateur de « Médecins en faveur de l’euthanasie », il a publié un guide en ligne intitulé « Les médicaments appropriés pour un suicide ». Pire encore, il a été condamné en 2019 pour deux suicides assistés et une tentative de suicide assisté, en procurant ou en recommandant des médicaments, ainsi qu’en conseillant de placer un sac plastique sur la tête, afin d’être « 100% certain » de l’effet mortel d’une surdose médicamenteuse. En avril 2022, alors qu’il a déjà plus de 80 ans, M. Lings a assumé dans la presse danoise « aider » en moyenne une personne par jour à se suicider, en lui prodiguant de tels conseils[1].
Rien ne semble l’arrêter : ni sa radiation du tableau de l’ordre des médecins, ni sa condamnation judiciaire. Il faut dire que M. Lings n’a été condamné, en tout et pour tout, qu’à deux mois de prison avec sursis. Le 12 avril 2022, la Cour européenne a rejeté sa requête n° 15136/20 contre le Danemark. L’ancien médecin avait invoqué son droit à la liberté d’expression : pour lui, indiquer précisément à une personne le meilleur moyen de se suicider devrait être protégé par les droits de l’homme. En réaction à l’arrêt de la CEDH, il a déclaré : « Je continue mon bon travail […]. Les gens qui viennent me voir sont dans une situation désespérée […]. Je me sens moralement obligé de les aider[2] ».
La CEDH semble avoir hésité à appliquer l’article 17
Étant donné que M. Lings a été condamné non seulement pour avoir conseillé mais aussi pour avoir procuré des médicaments à des personnes suicidaires, la Cour a affirmé avoir « des raisons de douter qu’il y ait bien eu, pour ces chefs d’accusation, une ingérence dans le droit à la liberté d’expression du requérant au sens de l’article 10 » de la Convention européenne des droits de l’homme[3]. Le fait de procurer des poisons ne relève certainement pas de la liberté d’expression, à la différence, peut-être, du fait de conseiller sur la façon de se tuer. Il est probable que la CEDH ait envisagé d’appliquer à cette requête l’article 17 interdisant l’ « abus de droit ». Cette notion entre en jeu lorsqu’un requérant se prévaut d’un droit afin de justifier des actes contraires notamment aux valeurs et droits fondamentaux de la Convention.
La Cour a déjà reconnu que le « caractère sacré de la vie humaine » faisait partie des valeurs fondamentales de la Convention[4]. En outre, l’article 2 de la Convention consacre un droit à la vie. Or, Svend Lings prétend user de son droit à la liberté d’expression au service de l’empoisonnement de personnes, sous prétexte de leur consentement. La Cour aurait pu considérer que de tels actes constituent un abus du droit à la liberté d’expression, en appliquant l’article 17. Les juges auraient alors pu rejeter la requête de M. Lings sur ce fondement, comme ils l’auraient fait par exemple en cas de discours constituant une incitation à la violence envers des tiers. La CEDH a préféré n’exprimer qu’un « doute » sur ce point, mais ce simple « doute » est en soi bienvenu et nouveau[5].
La Convention européenne ne confère pas de droit au suicide assisté
En « partant du principe » qu’il y a eu une ingérence dans le droit à la liberté d’expression de M. Lings, la Cour a examiné l’affaire sur le fond. À l’issue de cet examen, elle a jugé à l’unanimité que la condamnation de Svend Lings était nécessaire afin de protéger la santé et la morale ainsi que les droits d’autrui. Elle a affirmé en particulier qu’il n’existait aucun « droit au suicide assisté au titre de la Convention, y compris sous la forme d’une information ou d’une assistance allant au-delà de la fourniture d’informations générales sur le suicide[6] » et que les États européens « sont loin d’avoir atteint un consensus sur cette question[7] ». La CEDH a en outre réitéré sa jurisprudence selon laquelle l’article 2 de la Convention « impose aux autorités le devoir de protéger les personnes vulnérables même contre des agissements par lesquels elles menacent leur propre vie[8] ».
Ce jugement de la Cour européenne est important, car il contribue à protéger la vie des personnes vulnérables. Dans ses précédents jugements[9], la CEDH s’orientait au contraire vers la création d’un droit au suicide assisté, en supposant notamment « que les États aient une obligation positive d’adopter des mesures permettant de faciliter la commission d’un suicide dans la dignité[10] ». Cela découlait du « droit d’un individu de décider de quelle manière et à quel moment sa vie doit prendre fin, à condition qu’il soit en mesure de former librement sa volonté à ce propos et d’agir en conséquence[11] ». La Cour a omis de rappeler ces principes. La crainte d’une pente glissante vers un droit au suicide assisté semble ainsi laisser place à un revirement salutaire de jurisprudence.
L’analyse de l’évolution de la jurisprudence de la de la Cour avant cet arrêt peut être lue en détail dans l’étude de Grégor Puppinck et Claire de La Hougue, « The right to assisted suicide in the case law of the European Court of Human Rights », publiée dans The International Journal of Human Rights en 2014.
Ce jugement aussi un échec pour les militants de l’euthanasie qui avaient soutenu M. Lings. Ceux-ci sont influents au Danemark, ce dont témoigne notamment la notoriété de Jonas Christoffersen, avocat du requérant. Celui-ci était, entre 2009 et 2020, directeur de l’Institut for Menneskerettigheder, une institution financée par l’État danois et chargée de protéger les droits de l’homme. Il est connu et cité au sein de la Cour européenne pour ses écrits sur les droits de l’homme[12]. Pour sa première affaire à la Cour en tant qu’avocat, M. Christoffersen a choisi de défendre l’aide au suicide, par empoisonnement et étouffement, et c’est une excellente nouvelle que ses arguments n’aient pas été entendus par la Cour.
Réflexions complémentaires sur le droit danois
Il n’est pas illégal selon le droit danois d’encourager au suicide de manière générale. C’est pourquoi Svend Lings a pu légalement publier son guide sur « Les médicaments appropriés pour un suicide ». Il est en revanche illégal d’encourager ou d’assister des personnes spécifiques à se suicider. C’est la raison pour laquelle M. Lings a été condamné et c’est ce sur quoi le jugement de la CEDH porte. Ainsi, dans son jugement de 2019, la Cour suprême du Danemark a considéré que « les conseils spécifiques donnés par [le requérant] à [une personne suicidaire] étaient, dans une plus large mesure que le guide général, de nature à intensifier son désir de se suicider[13] ». Alors même que l’un de ces deux actes est légal et l’autre illégal, la juridiction suprême danoise reconnaît qu’il n’existe entre eux qu’une différence de degré.
En droit français, la publication du guide de M. Lings aurait été illégale. Que la provocation au suicide s’adresse à un public général ou à des personnes spécifiques, elle constitue un délit, selon le Code pénal français (articles 223-13 et 223-14). En effet, ces deux actes étant de même nature et ayant un objectif commun et des effets potentiels similaires, il est difficilement justifiable de ne pas leur appliquer le même traitement pénal. Dans les deux cas, il en va du droit à la vie, qui implique une obligation positive des États de protéger du suicide les personnes vulnérables. L’encouragement à l’empoisonnement ou à l’étouffement de personnes, en ce qu’il est moralement blâmable, devrait être juridiquement punissable.
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[1] Voir ici son interview dans la presse danoise.
[2] Ibid. (traduction libre).
[3] Lings c. Danemark, n° 15136/20, 12 avril 2022, § 45.
[4] Voir par exemple : Hizb ut-Tahrir et autres c. Allemagne (déc.), n° 31098/08, 12 juin 2012, § 74 ; Kasymakhunov et Saybatalov c. Russie, nos 26261/05 et 26377/06, 14 mars 2013, § 106.
[5] Voir, à titre de comparaison, l’affaire jugée par la Commission européenne des droits de l’homme, R. c. Royaume-Uni, n° 10083/82, 4 juillet 1983, § 17 : la Commission avait admis l’existence d’une ingérence, sans envisager un quelconque doute à ce sujet.
[6] Lings c. Danemark, op. cit., § 52.
[7] Ibid., § 60. Au sujet du consensus, voir aussi les §§ 26-32.
[8] Haas c. Suisse, n° 31322/07, 20 janvier 2011, § 54.
[9] Voir notamment : Pretty c. Royaume-Uni, n° 2346/02, 29 avril 2002 ; Haas c. Suisse, op. cit.; Koch c. Allemagne, n° 497/09, 19 juillet 2012 ; Gross c. Suisse, n° 67810/10, 14 mai 2013 (affaire renvoyée en Grande chambre, qui a rendu son arrêt le 14 mai 2013).
[10] Haas c. Suisse, op. cit., § 61
[11] Ibid., § 51, repris dans Koch c. Allemagne, op. cit., § 52.
[12] Jonas Christoffersen a été cité notamment dans des opinions séparées : Regner c. république tchèque, n° 35289/11, 19 septembre 2017, opinion en partie dissidente du juge Serghides, § 75, Muhammad et Muhammad c. Roumanie [GC], n° 80982/12, 15 octobre 2020, opinion concordante du juge Pinto de Albuquerque, à laquelle se rallie la juge Elósegui, § 35 ; Obote c. Russie, n° 58954/09, 19 novembre 2019, opinion concordante du juge Serghides, à laquelle se rallie le juge Dedov.
[13] Voir : Lings c. Danemark, op. cit., §§ 16, 56 et 57.