La « clause de conscience » est la stipulation, ou la disposition légale, constitutionnelle, de droit naturel, permettant à un sujet de ne pas appliquer un ordre, une directive, un précepte quelconque contraire aux exigences philosophiques ou religieuses de sa conscience. Ce n’est pas un « droit de retrait » pour des raisons d’incompatibilité d’humeur, de compétence, de technique professionnelle, de désaccord avec l’ordre ou le règlement, ou encore devant un danger réel ou fantasmé. Il s’agit de l’invocation raisonnée d’un impératif de plus haute valeur, la conscience qui énonce, impose, un interdit, avec, certes, le risque d’un jugement subjectif. C’est le : « Non posssumus ».
Si son principe était reconnu dès avant la loi du 17 Janvier 1975, celle-ci excita la réflexion et consacra cette liberté des intervenants à l’IVG[i]. On peut écrire que son adoption et sa consécration remontent à la décision du Conseil constitutionnel du 15 janvier 1975[ii] qui permit le vote et la publication de la loi. Cette liberté-refus a valeur constitutionnelle. Pour le Conseil constitutionnel :
« Considérant, en second lieu, que la loi relative à l’interruption volontaire de grossesse respecte la liberté des personnes appelées à recourir ou à participer à une interruption de grossesse, qu’il s’agisse d’une situation de détresse ou d’un motif thérapeutique ; que, dès lors, elle ne porte pas atteinte au principe de liberté posé à l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ».
On lit bien : « dès lors ».
De son côté, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) impose un équilibre entre les droits des patientes et la liberté des professionnels[iii].
Des parlementaires affichant des principes hostiles au texte votèrent celui-ci sous cette condition. On se demande pourquoi ils colorèrent ainsi leur comportement de contradiction[iv]. C’était la « double éthique » sans doute, mais aussi toute une logique qui était en question, pour ne pas écrire une crédibilité démocratique[v].
Est-il possible d’écrire que, dans le combat pour ou contre l’avortement, des demanderesses de sa libéralisation pensèrent certainement invoquer, même si les mots n’y étaient pas, leur clause de conscience ?[vi] Réclamant que la loi fût réformée, elles accordaient logiquement par avance à leurs adversaires le droit d’en user de même in futurum.
À ce jour (mars 2020), dans le cadre de la préparation de la nouvelle « loi de bioéthique », qui consacrera en particulier la polymaternité, la clause est contestée. Pourquoi, et avec quelles conséquences ?
L’objection à l’objection
Certes, des représentants éminents de la classe politique ont confirmé leur volonté de conserver la clause, en son principe du moins, et ils étaient pourtant très favorables à l’IVG[vii], mais sous réserve que l’IVG devînt un service public dont la continuité devait être assurée[viii]. Ceci confirmait le lien juridique et philosophique entre la vision de la clause et l’appréciation de principe de l’avortement. Le souci de limiter le champ de la clause est en relation avec celui d’élargir celui de l’IVG, et aussi de refuser de débattre de la nature de l’embryon et du fœtus. La « liberté des femmes » est invoquée au soutien de ce tabou, des menaces pénales sont agitées[ix] même si elles sont encadrées par la décision 2017 – 747 du Conseil constitutionnel du 16 mars 2017, tandis qu’il est jugé que le débat démocratique est clos et que faire obstacle à l’application de la loi issue de la volonté du Parlement souverain ne peut être qu’une infraction politique[x]. Même dans les professions de santé, des membres sont exclus : pharmaciens, directeurs d’hôpitaux, chefs de service ès qualités.
Le blocage de la contestation est libéralement assuré
Ajoutons sur le terrain des sous – et c’est moins connu – qu’une clinique privée doit indemniser le praticien ne pouvant plus assurer ses avortements suite à l’invocation par un confrère de sa clause de conscience et à son non-remplacement[xi]. Il n’est point sans doute de loi aussi « verrouillée », de censures aussi implacables, pour ne point écrire, au risque de blasphème, de loi aussi « sacralisée » !
L’avenir ?
Les débats parlementaires sont accompagnés par une décision rendue le 12 mars 2020 par la CEDH refusant aux sages-femmes le droit à l’objection. L’IVG serait un acte médical ordinaire dont le libre accès prime cette liberté. Il s’agit, pour la Cour (en l’espèce un comité de trois juges), de protéger la santé des femmes, ce qui fut naguère invoqué et n’est pas de mince considération, mais n’est pas décisif dès lors que les mères trouveront toujours une professionnelle acceptante... En outre – sauf erreur de notre part – les sages-femmes ont choisi, est-il jugé, un métier en sachant que cela impliquerait de participer à des avortements ! Comme, peut-être, de collaborer à une euthanasie ; et comme, pour les médecins en d’autres lieux, de participer à des exécutions capitales ?[xii]. C’est la même logique.
Acte ordinaire ? Mais enfin, qu’est – ce que l’IVG ? Là est le tabou. « La question ne sera pas posée », répétait le Président Delegorgue !
Ensuite, on fit valoir que la clause sous étude « stigmatise » l’IVG (sic M. Aviraguet), et l’on proposa sa suppression. Le verbe était peut-être un peu fort, et, en tout cas, ne pouvait atteindre que l’acte et non les personnes. Stigmatiserait-on l’euthanasie demain en l’assortissant de l’objection ? M. B. Jomier argua de la suffisance de la clause générale pour les médecins, sans avoir à l’étendre aux infirmiers et auxiliaires médicaux, et, sous certaines conditions, aux établissements de santé privés[xiii]. L’argument fut, classique désormais, de l’obscurantisme de la position « conservatrice » et de la « culpabilisation des femmes ». On a toujours plaisir à relire ces reproches pavloviens et incantatoires énoncés par les pratiquants des tabous susvisés !
Quoi qu’il en soit, le projet de loi limitait le refus à l’avortement médical (art. L 2213-2-2), ce qui pouvait reposer sur l’existence de techniques non médicales, le qualificatif passant de la cause à la méthode, même si l’article L. 2213-2-1 confirmait le monopole médical pour l’IMG (voir l’actuel article L. 2212- 2). Somme toute, il pouvait y avoir deux lectures de cet article du projet, dont une restrictive de la faculté de refus, l’IVG pour motif « non médical » n’étant pas portée au texte qui perdait son caractère général couvrant toutes les causes d’avortement texte actuel. L’on attend le texte final.
Osera-t-on rappeler l’encyclique « Evangelium Vitae » (25 mars 1995) ? Est-ce concrètement possible devant une laïcité tolérante devenue un athéisme agressif comme la préparation de la loi du 17 mai 2013 le laisse deviner ? (avec l’absence de clause de conscience de l’officier d’état civil et donc, le doute devant un maire homosexuel qui refuserait de marier un couple hétérosexuel ! risum teneatis !)
Ceci étant, si la clause propre au droit de l’IVG était supprimée, il y aurait une logique. Son objet serait de supprimer toutes les autres clauses reconnues par le droit positif. Plus logiquement, on se demanderait pourquoi le jugement de Nuremberg (1947) a condamné les criminels parce qu’ils avaient mis leur conscience de côté ; pourquoi à Jérusalem, Eichmann fut condamné pour n’avoir pas compris que la clause de conscience existe !
Mais cet étonnement serait lui-même criminel !
Cette clause aurait, dit-on, restreint l’accès à l’IVG, aurait été « contreproductive » (sic). Paradoxe : la clause n’enlèverait qu’un droit à ceux qui déjà s’opposent à l’acte. Il aurait été plus pertinent de dire qu’il y aurait renvoi au droit commun du refus médical, qui n’est pas le refus de prestation de service du droit de la consommation, avec les réserves d’urgence et d’humanité[xiv]. L’article L. 1110-3 et l’article R. 4127-328 incluent les sages-femmes. Ce refus peut procéder d’exigences autant personnelles que professionnelles, sauf discrimination bien entendu. Ce pouvoir consacre la liberté de tout médecin et sage-femme qui n’est pas aux ordres de ses clients, et ne subit pas l’encadrement de la « clause de conscience » discutée. Ou alors, on constaterait l’enfermement du professionnel dans le système de pensée du patient, dans un unilatéralisme de la conscience. La suppression et le renvoi au droit commun feraient choir les restrictions enserrant l’application du texte actuel. L’article L. 1110-3, qui exclut les refus « illégitimes » (qui n’ont rien à voir avec l’avortement) et organise leur sanction, peut être appliqué en cas de refus d’IVG qu’il n’écarte pas, puisque l’exigence « personnelle » comprend forcément ce cas. La qualité, la sécurité, l’efficacité des soins seraient compromises par l’accomplissement de l’acte en situation morale de refus. Les articles R. 4127-47 et R. 4127-328 ne posent même pas cette référence à la qualité, etc. Et l’on observera qu’il n’y a pas la restriction pesant sur le chef de service (en tous cas pas à ce jour, mais elle apparaîtrait si l’on appliquait ce seul texte à l’IVG).
On a ici la contrepartie du libre choix du médecin[xv], l’intuitus personae à côté de l’intuitus actus.
Ce qui serait aussi effacé, serait la force symbolique de la clause plus que l’instrument juridique d’un refus. Elle est un témoignage d’une liberté consacrée par le Conseil constitutionnel (ce qui met un frein aux velléités de l’effacer). Et c’est en quoi elle gêne, au nom même des libertés, unilatérales tant il est vrai qu’un libéral est un monsieur tolérant tant que l’on pense comme lui !
La clause, édictée pour protéger les personnels de santé, protège au premier chef l’embryon et, à cet effet, trouve son répondant en l’article L. 2151-7-1 – qui deviendrait l’article L. 5121-10 - (recherches) aux dispositions très amples. On sait que Mme Veil était réticente devant ces recherches[xvi].
Ce droit spécial continue à confirmer la spécificité de l’acte médical par son auteur et par détermination de la loi. Nombreux sont les actes médicaux encadrés par un texte particulier sans que celui-ci soit condamné ! Il servira aussi de précédent lorsque viendra la légalisation de l’euthanasie.
Pour ces motifs, on peut penser que la clause litigeuse porte une valeur éthique que ne connaît pas le droit commun. De plus, sa valeur constitutionnelle en garantit le maintien, en substance du moins, alors que le droit commun – sans doute inconnu du public – ne bénéficie pas de cette protection. Peut-être exprime-t-il un principe général du droit médical, mais, à l’instar de la liberté de prescription, ne paraît pas avoir la même force juridique, et peut donc subir les assauts du législateur.
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[i] Article L. 2212-8 du Code de la santé publique.
[ii] Décision n° 74-54 du Conseil constitutionnel.
[iii] CEDH, 26 mai 2011, 30 octobre 2012, cités par G. Puppinck, Objection de conscience et droits de l’homme, essai d’analyse systématique, ECLJ, 2016, p. 48.
[iv] Voir par exemple : J.O. du Sénat, 15 décembre 1974, p. 2920.
[v] Voir : Congrégation pour la Doctrine de la Foi, note 24 novembre 2002, et M. Schooyans, in RRJ.2005-1, p 505.
[vi] Voir par exemple : « le livre blanc de l’avortement, Nouvel Obs. 1971.
[vii] Par exemple : Assemblée Nationale, CR analytique, 29 novembre 2000, p. 6, 13 : 30 novembre 2000 ; CR analytique, p. 9.
[viii] Assemblée Nationale, CR analytique, 29 novembre 2000, p. 9.
[ix] Article L. 2223-2 du Code de la santé publique.
[x] Cour d’Appel de Paris, 27 juin 2000, Dalloz 2000, IR. 249.
[xi] Cour d’Appel de Poitiers, 23 novembre 2004, Revue Général de Droit Médical, n° 20, 2006, p. 358.
[xii] Voir étude D. Breilla, La peine de mort en échec, Revue Général de Droit Médical, n° 74, 2020, p. 125.
[xiii] Article L. 2212-8 du Code de la santé publique.
[xiv] Voir article L. 1110-3 et R. 4127-47 du Code de la santé publique ; Traité de droit médical de 1956, n° 253.
[xv] G. Mémeteau et M. Girer, Cours de droit médical, Et. Hosp., 5e éd , n° 392.
[xvi] JO-AN, 20 décembre 1974, p. 8130.