570 victimes, c’est le bilan de la dernière attaque d’envergure militaire perpétrée par le Gouvernement éthiopien contre le très ancien et historique monastère de Debre-Elias. En Éthiopie, ces anciens monastères et églises de l’Église orthodoxe éthiopienne constituent des piliers du patrimoine religieux et culturel du pays. Historiquement centraux pour la communauté, ils ont servi de refuges spirituels et de centres éducatifs, tout en préservant d’importants trésors artistiques et historiques. Cette attaque d’une grande violence contre l’un des plus anciens monastères s’inscrit dans une tendance plus large d’hostilité gouvernementale envers l’Église orthodoxe du pays.
Le monastère de Debre-Elias, un héritage religieux central
Fondé en 1474, le monastère « Bihere Bitsuan Melka Selassie Andinet », couramment appelé le monsatère de Debre-Elias du fait de sa position géographique, est un édifice religieux d’une importance significative niché au sud-est de la province de Gojjam. Historiquement, il s’est distingué comme un centre d’excellence pour la formation du clergé de l’Église orthodoxe éthiopienne. Il compte parmi ses anciens élèves le deuxième patriarche de l’Église éthiopienne, Abune Theophilos, ainsi que bon nombre d’évêques en exercice aujourd’hui. Le monastère a également formé des laïcs de renom tels que le Dr Haddis Alemayehu, premier romancier éthiopien, ou le pionnier des débuts du mouvement théâtral en Éthiopie, Yoftahae Nigussie. Installé depuis près de six siècles, ce monastère a été le point de départ de nombreux ecclésiastiques et intellectuels, ainsi qu’un lieu de prière et de dévotion pour de nombreux croyants.
Une intervention militaire meurtrière au monastère
Le 25 mai 2023, la tranquillité de ce lieu a été bouleversée par une opération militaire initiée par l’armée nationale éthiopienne. Le sanctuaire et ses résidents ont été submergés par une déferlante de tirs d’artillerie et de bombardements. En réaction à cette offensive, des factions armées locales de la région, communément appelées Fano, ont mobilisé une défense. Cela a donné lieu à une confrontation très destructrice, qui s’est prolongée jusqu’au 30 mai.
Selon des témoins oculaires interrogés par Deutsche Welle[1], plateforme de média internationale allemande, le bilan humain et matériel de cette confrontation est très lourd. Des 600 personnes qui résidait dans le monastère, environ 570 auraient été tués ou blessés. Le monastère a été déserté et les résidents n’ayant pas succombé à l’attaque ont été contraints de fuir. Selon d’autres témoignages parus dans des médias privés[2], des enfants ont également été touchés, 32 ayant perdu la vie. Les immeubles du monastère ont également été rendus inutilisables en raison des dommages causés par les tirs d’artillerie lourde.
Les causes de l’opération militaire
Les motivations sous-jacentes à cette offensive militaire demeurent très spéculatives. Le « Bureau de la Paix et de la Sécurité » du district de Debre Elias a indiqué dans une communication[3] officielle que ces mesures étaient « préventives », ciblant des individus armés suspectés d’utiliser le monastère comme base. Selon les allégations de ce bureau, le monastère se serait transformé en un refuge pour des individus armés. Ces derniers y auraient alors élaboré un complot visant à renverser le gouvernement. Ce coup d’État aurait été prétendument orchestré par Eskinder Nega, un journaliste lauréat du prix Oxfam Novib / PEN.
Lors d’une interview accordée à la British Broadcasting Corporation[4], l’administrateur en chef du district a fait un rapport contradictoire. Il a affirmé qu’une nouvelle secte se développait au sein du monastère, en contradiction avec la foi orthodoxe. L’attaque serait donc due à un différend entre cette soi-disant secte et les militaires. Il ajoute lors de cette interview que l’attaque est aussi due au fait que des criminels avaient l’habitude de se cacher dans le monastère après avoir commis des crimes, et qu’un monastère ne devrait pas être un refuge pour d’anciens criminels.
Ces déclarations gouvernementales ambigües et contradictoires sont troublantes car une opération militaire d’une telle envergure contre une institution religieuse requiert des justifications solides, et non des allégations floues et contradictoires.
L’Église orthodoxe éthiopienne de son côté a officiellement réfuté les affirmations du Bureau de la Paix et de la Sécurité du district dans une vidéo publiée sur sa chaîne YouTube[5]. Elle y a souligné le rôle sacrosaint des monastères en tant que lieux de culte et de paix, insistant sur le fait qu’aucun groupe armé n’opérait à l’intérieur de celui attaqué. Elle a maintenu que toute activité militante supposée était confinée à l’extérieur du monastère. Face aux conséquences humaines et matérielles significatives subies par le monastère à la suite de l’attaque manifestement injustifiée, le département des relations publiques de l’Église orthodoxe éthiopienne a formellement annoncé la décision de l’institution de lancer une enquête approfondie. Nul ne sait vraiment quand les conclusions de l’enquête sont publiées, si elles le seront un jour.
La banalisation des assauts contre les lieux de culte
Cette attaque en règle n’est malheureusement pas isolée. Les forces de l’ordre éthiopiennes ont déjà plusieurs fois exercé des interventions armées dans des lieux de culte. En février, les forces régionales oromo avait tiré à balles réelles sur des croyants qui s’opposaient au schisme soutenu par l’État. L’Église a également été la cible d’agressions perpétrées par une organisation terroriste qui se nomme « Oromo Libération Army » (OLA). Cette dernière est soupçonnée de bénéficier de relations privilégiées avec le Gouvernement éthiopien actuel, en raison de la passivité de ce dernier face aux exactions de ce groupe terroriste. Au cours de la semaine ayant vu l’assaut contre le monastère, ladite organisation terroriste avait lancé une attaque contre l’église Dera Amanuel[6], située dans la zone d’Arsi, causant la mort de quatre individus, dont deux prêtres. Dans le prolongement de leurs méthodes habituelles, ils ont également procédé à l’enlèvement de deux personnes, y compris une jeune fille âgée de 12 ans, en exigeant une rançon pour leur libération. Le mois précédent, le monastère Felege-Selam Medhanealem à Sodere a été pillé, le comptable du monastère ayant été enlevé et emmené dans un lieu tenu secret[7]. En raison de son implication notable dans la région, l’OLA est suspectée d’être à l’origine de cette action. De telles attaques se multiplient à travers le pays et le Gouvernement adopte une attitude passive face à ces événements. D’aucuns pensent qu’il pourrait en être l’instigateur.
L’avenir de la communauté chrétienne en Éthiopie suscite donc, à juste titre, une profonde préoccupation.
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[1] Alemnew Mekonen, Shewaye Legesse, Mantegaftot Sileshi, "በደብረ ኤልያስ ወረዳ የተፈጠረው ግጭትና የደረሰው ጉዳት," Deutsche Welle, 31 mai 2023,
[2] መጋቤ ሐዲስ ኢንጅነር ዘአማኑኤል ; « በደብረ ኤልያስ ወረዳ በብሔረ ብፁአን አፄ መልክዐ ስላሴ አንድነት ገዳም የተደረገው እጅግ ዘግናኝ ሀይማኖታዊ ጭፍጨፍና ግፍ በገዳሙ አባት አንደበት እውነቱ። » ; Youtube le 16 juin 2023
[3] Ethiopian Peace Observatory (EPO); Weekly Report 07/06/2023; https://epo.acleddata.com/2023/06/07/epo-weekly-27-may-2-june-2023/
[4] « በደብረ ኤልያስ ግጭት ውስጥ ‘የዓለም ብርሃን’ የተሰኘ የእምነት እንቅስቃሴ ተሳታፊ ነበር ተባለ » ; BBC አማርኛ ; https://www.bbc.com/amharic/articles/cp4k2w0k0qlo
[5] EOTC TV ; « EOTC TV | ወቅታዊ ጉዳይ | ብሔረ ብፁዓን አፄ መልክአ ሥላሴ አንድነት ገዳም » ; Youtube le 6 juin 2023; https://www.youtube.com/watch?v=_pv8JDpd3SE&t=1317s&ab_channel=EOTCTV
[6] ወቅታዊ መልዕክት ለምዕመናን ; የኢትዮጵያ ኦርቶዶክስ ተዋሕዶ ቤተ ክርስቲያን መንበረ ፓትርያርክ ጠቅላይ ጽ/ቤት ; https://eotceth.org/a/ወቅታዊ-መልዕክት-ለምዕመናን/
[7] Ethiopian Peace Observatory (EPO); Weekly Report, https://epo.acleddata.com/2023/04/26/epo-weekly-15-21-april-2023/