L’Éthiopie fut secouée ces dernières semaines par un schisme sanglant au sein de son Église orthodoxe. Le conflit concernait la création d’un nouveau « synode orthodoxe », le corps collégial suprême des orthodoxes dans le pays, pour la région d’Oromia et d’autres régions du sud de l’Éthiopie. Ce nouveau synode, reposant sur des critères ethniques, reproche principalement à l’Église orthodoxe éthiopienne de ne pas suffisamment utiliser la langue Afaan oromoo (langue du groupe ethnique oromo) dans sa liturgie.
Par Ahmed Ligon
Le contexte du schisme
Avec des racines remontant au premier siècle de notre ère, l’Église orthodoxe Tewahedo d’Éthiopie a été la pierre angulaire du tissu social et spirituel de la nation. Cette confession majoritaire en Éthiopie enveloppe environ 44% de la population totale.
Le groupe ethnique oromo se trouve essentiellement dans la région fédérée de l’Oromia, qui constitue le Sud-Ouest de l’Ethiopie, mais également présent dans les pays voisins tels que le Kenya ou la Somalie. C’est l’ethnie majoritaire en Ethiopie comptant une population d’environ 41 millions de personnes parmi lesquelles environ 40% sont chrétiens[1] laissant place à une majorité musulmane d’environ 55% et une très faible minorité qui pratique encore la religion tribale.
Depuis au moins deux siècles, les oromo ont été écartés de la vie politique en Éthiopie, cette dernière étant dominée principalement par les Amharas et les Tigréens. Ce statu quo semble avoir changé en 2018, avec l’arrivée de l’actuel premier ministre qui est du groupe ethnique oromo. Depuis son accession au pouvoir, une conscience ethnique s’est développée au sein de la communauté oromo. Avec elle est apparue une tendance politique qui consiste à transformer l’Ethiopie en un pays à prédominance culturelle oromo. Cette ambition s’est illustrée à plusieurs reprises dans les discours des dirigeants et dans leurs politiques. La dernière en date étant la tentative d’imposer la présence des drapeaux oromo et le chant de l’hymne oromo dans les écoles primaires et secondaires de la capitale, Addis-Abeba. Toutefois, cette ambition ne se fait pas sans oppositions.
Selon le professeur Yonas Biru, ancien conseiller économique du premier ministre, le premier obstacle qui se dresse sur le chemin d’une Éthiopie à prédominance culturelle oromo est l’église orthodoxe éthiopienne. Les oromo radicaux considèrent en effet l’Église orthodoxe Tewahdo d’Éthiopie comme étant l’ennemi principal du peuple oromo. Cette animosité remonte à l’époque où les oromo pratiquaient une religion tribale appelée « waaqeffannaa ». Cette dernière a été remplacée par le christianisme au fur et à mesure de l’évangélisation de l’Ethiopie, menée principalement par les Amharas. Le christianisme est considéré comme une menace pour l’identité des oromo au même titre que le groupe ethnique Amhara. Cette hostilité, qui bat son plein depuis la nomination du premier ministre, s’était traduit entre 2019 et 2020 par des incendies d’églises qui se produisaient de plus en plus fréquemment, l’exemple le plus poignant étant l’église Saint-Michel à Wollega en Éthiopie, qui a brulé le 3 novembre 2020.
Après une très courte période de paix relative entre l’église et les oromo radicaux, les tensions ressurgissent aujourd’hui sous la forme d’un schisme.
Les assauts violents perpétrés contre l’Église et ses fidèles
Même s’il n’en est pas à l’origine, le gouvernement régional soutient discrètement ce schisme afin de promouvoir l’ethno-nationalisme oromo qui prend de plus en plus d’ampleur en Éthiopie. Cela peut être déduit des séries d’événements qui ont suivi.
Les turbulences ont débuté le 22 janvier 2023, lorsque trois archevêques de l’Église orthodoxe Tewahedo d’Éthiopie ont sacré 26 moines comme « évêques » sans l’approbation du Saint-Synode et de Sa Sainteté le patriarche Abune Mathias Ier, officialisant ainsi un nouveau synode.
Considérant ces nominations d’évêques illégitimes, la quasi-totalité des croyants au sein de l’Église a rejeté le nouveau synode. Cela entraîna des troubles civils et des contestations à grande échelle, de nombreux croyants ayant refusé de laisser entrer les évêques nouvellement nommés dans leurs églises et assurer le culte. En réponse, les forces régionales Oromo sont intervenues pour soutenir le nouveau Synode, en dépit de l’article 11 de la Constitution nationale qui impose une séparation entre l’Église et l’État. Certains évêques éthiopiens dans la région d’Oromo furent arrêtés et bien d’autres furent empêchés d’accéder aux églises de leurs diocèses. L’intervention des autorités régionales, loin d’apaiser les troubles, a donné lieu à de violentes confrontations entre les forces de l’ordre et les fidèles des églises.
Ces affrontements ont provoqué la mort de nombreux fidèles, notamment à l’église Saint-Michel de Shashemene, où les forces de l’ordre ont tiré à balles réelles sur la foule le 4 février 2023.
L’intervention des forces de l’ordre régionales dans les affaires de l’église est choquante. L’Église orthodoxe Tewahdo d’Éthiopie se réaffirme avec ce schisme, en tant qu’obstacle aux ambitions novatrices du gouvernement. Cette intervention témoigne d'une instrumentalisation de l’église par le gouvernement régional dans le but politique d’« oromiser » l’Éthiopie.
La poursuite des violations des droits de l’homme à une plus large échelle
Afin de rendre hommage aux victimes - on compte de nombreux blessés et au moins une dizaine de morts, ainsi que pour manifester pacifiquement l’état de détresse dans lequel elle se trouve, l’Église orthodoxe éthiopienne a appelé les croyants à se vêtir en noir pendant les trois jours du jeûne de Ninive du 5 au 8 février. Il s’agit d’un jeune de trois jours observé par les orthodoxes du pays pour commémorer le prophète Jonas.
L’Église a également lancé un ultimatum au gouvernement, menaçant d’organiser une manifestation pacifique à l’échelle nationale le 12 février 2023 s’il ne cessait d’ici là de soutenir le synode illégitimement formé.
Hélas, de nombreuses violations flagrantes des droits de l’homme eurent lieu pendant les trois jours du jeûne de Ninive. Des croyants qui revêtaient une tenue noire ont été emprisonnés, battus et confrontés aux forces de l’ordre, tandis que les fonctionnaires publics n’étaient pas autorisés à porter du noir dans leurs bureaux. Les institutions nationales de défense des droits de l’homme, tels que le Conseil éthiopien des droits de l’homme (EHRCO) et la Commission éthiopienne des droits de l’homme (EHRC), avait alors appelé le gouvernement à cesser ses exactions et à agir dans les limites de la légalité.
La réticence du gouvernement fédéral face à la fermeté du peuple.
Le dernier jour du jeune de Ninive, le 8 février 2023, lors de la prière communale, une mobilisation colossale des fidèles se produisit. Suivant ce rassemblement, les services de communication du gouvernement fédéral de l’Éthiopie publièrent un communiqué de presse condamnant la manifestation qui devait se tenir le 12 février comme étant une menace pour la sécurité nationale et promettant de prendre des mesures répressives contre les personnes concernées.
Le vendredi 10 février, après une réunion d'urgence entre sa Sainteté le patriarche Abune Mathias Ier et le premier ministre Abiy Ahmed, le gouvernement a cédé sous la pression et a admis l’unité de l’église orthodoxe éthiopienne. Le même jour, le synode nouvellement formé s’est vu interdire par les autorités judiciaires du pays d’entrer sur les terrains des églises orthodoxes. La manifestation était alors suspendue et n’aura finalement pas lieu. Le 15 février le synode illégitime fut officiellement dissous et les évêques délictueux demandèrent le pardon de l’Église, qui accueillit leurs excuses et promit d’essayer de répondre à leurs demandes au mieux de sa capacité.
Néanmoins, de nombreux prêtres et croyants sont détenus iniquement en raison de leurs croyances ou de leurs actions pacifiques pour défendre leur foi. Un comité d’avocats a été mis en place par l’église afin de défendre ces prêtres et croyants indûment détenus et de mettre en cause les responsables des emprisonnements, des meurtres et des sévices infligés à des civils pacifiques.
Bien que la situation ait évolué dans le bon sens, cet événement laissera des traces et pourrait bien préfigurer de nouvelles tentatives « d’oromisation » de l’Ethiopie, dans la ligne d’autres conflits ethniques africains.
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[1] Seul un tiers étant Orthodoxe selon Encyclopedia of Stateless Nations: Ethnic and National Groups around the World de James B. Minahan.