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Viande halal et casher : Choc des religions contre la laïcité à la CJUE

CJUE : Décision sur la viande halal

Par ECLJ1694682000000
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La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) avait tiré un premier coup de semonce pour les minorités religieuses en rendant un arrêt important sur les questions de liberté religieuse en 2017[1]. Trois ans plus tard, la Cour a rendu son arrêt le plus explosif dans ce domaine à ce jour, en validant une loi belge qui interdit l'abatage rituel juif et musulman[2]. Cette affaire, Centraal Israëlitisch Consistorie van België v. Vlaamse Regering, offre un aperçu de l'affrontement entre laïcité et religion dans les hautes institutions européennes. Cet article analyse l'arrêt Centraal Israëlitisch et relève les points d'incohérence dans l'argumentation pour aborder le débat spirituel sous-jacent à cette décision.


Un rituel sous le feu des critiques

L'arrêt Centraal Israëlitisch porte sur la pratique commune de l'abattage rituel dans les communautés musulmanes et juives, connue sous le nom de "Qurban" et "Shechita", respectivement[3]. Bien qu'elle ne soit pas commune à la tradition chrétienne, le Qurban joue un rôle important pour la communauté musulmane, qui célèbre une fête appelée "El al-Adha" au cours de laquelle le chef de famille abat un animal pour se nourrir et nourrir sa famille et les pauvres[4]. De même, la Shechita est la technique d'abattage pratiquée par les juifs pour obtenir de la viande kasher[5].

La question de l'abattage rituel pourrait être considérée comme anecdotique si elle ne se heurtait pas directement à la pensée séculaire dominante sur le bien-être des animaux en Europe. À mesure que la douleur et de la souffrance des animaux sont devenues des préoccupations légitimes pour nombre d'européens, les législateurs ont établi des lois exigeant des producteurs de viande qu'ils réduisent au minimum les souffrances inutiles. Plus précisément, l'Union européenne a publié le règlement n° 1099/2009, qui stipule que "toute personne associée à la mise à mort des animaux devraient prendre les mesures nécessaires pour éviter la douleur et atténuer autant que possible la détresse et la souffrance des animaux pendant l’abattage"[6]. Fait important, cette législation prévoit une exception pour les communautés religieuses qui pratiquent le sacrifice rituel, précisément les pratiques de Qurban et de Shecita mentionnées plus haut[7].

La contestation de cette exception religieuse a débuté en 2018, lorsque le gouvernement de la Flandre belge[8] a refusé d'octroyer des licences à des abattoirs temporaires pour la fête d'El al-Adha[9]. La CJUE a confirmé la règle du gouvernement, au grand dam des musulmans belges, qui devaient désormais financer des abattoirs permanents qu'ils n'utiliseraient que trois jours par an[10]. Un an plus tard, cette même communauté a de nouveau perdu devant la CJUE. Cette fois, la Cour leur a interdit de certifier "biologique" la viande préparée par abattage rituel[10]. Apparemment enhardi par ses victoires devant la plus haute juridiction européenne, le gouvernement flamand est allé plus loin en 2019 en supprimant complètement l'exception religieuse du règlement n°1099/2019 et en obligeant tous les bouchers à étourdir les animaux avant l'abattage, même ceux qui pratiquent le Qurban[11]. Dans un élan de solidarité atypique, les communautés juives et musulmanes se sont unies pour protester contre ce nouveau règlement... pour perdre ensemble leur recours[12].

L'arrêt Centraal Israëlitisch peut être divisé en deux parties correspondant aux trois questions auxquelles la Cour est invitée à répondre. Les deux premières questions demandaient conjointement si le droit de l'UE permet au gouvernement flamand de créer des règlements d'abattage supplémentaires qui restreignent les libertés des communautés religieuses, tandis que la troisième question demandait si le règlement en question viole la Charte de l'UE en discriminant les communautés juives et musulmanes[13].

 

Un avis truffé d'incohérences

Pour répondre aux deux premières questions, la Cour commence par reconnaître que la loi flamande limite le droit des communautés musulmanes et juives de manifester leurs croyances, portant ainsi atteinte à leur liberté de religion[14]. Tout en rappelant la jurisprudence de la CEDH qui permet à l'État de restreindre la liberté de religion pour autant qu'elle soit "proportionnelle" et "nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui"[15]. La Cour affirme ensuite que l'obligation universelle d'étourdir les animaux n'est pas une interdiction de l'abattage rituel en soi, même si elle a reconnu précédemment que certains groupes juifs et islamiques estimaient que l'étourdissement était incompatible avec leurs exigences en matière d'abattage rituel[16].

Pour déterminer si la restriction portée à la liberté religieuse est proportionnée, la Cour adopte une double approche. Premièrement, elle souligne que l'étourdissement est réversible - ce qui semble satisfaire les juges qui estiment de ce fait que l'étourdissement est compatible avec Qurban, même si cela ne convainc pas les praticiens - tout en utilisant la division entre les États membres sur cette question pour justifier une large marge d'appréciation permettant au gouvernement flamand de faire ce qu'il souhaite[17]. Deuxièmement, la Cour cite l'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) pour affirmer que l'étourdissement est le moyen le plus efficace pour réduire la douleur et la souffrance des animaux et souligne que les lois concernant la souffrance animale devraient suivre les derniers développements scientifiques[18]. On remarquera l'absence de toute référence à des sources musulmanes ou juives sur la signification de l'abattage des animaux vivants et sur la compatibilité ou non de l'étourdissement - ce qui laisse peut-être entrevoir un manque de respect sous-jacent de la part de la Cour à l'égard de cette ligne d'argumentation religieuse.

La Cour termine sa réponse en se demandant si un État peut restreindre la liberté religieuse au nom du bien-être animal par deux proclamations. Comme une ode à la jurisprudence progressiste, la Cour déclare que la Charte de l'UE est un "instrument vivant", dont les valeurs devraient évoluer et changer avec les opinions à travers l'Europe[19]. Même si les droits des animaux n'ont été mentionnés que dans l'annexe du Traité de la Communauté européenne, ils sont tout simplement plus actuels que les droits religieux démodés que la Charte de l'UE a jugé suffisamment importants pour les inclure[20].

La Cour soutient ensuite que la restriction est "proportionnée" en faisant remarquer que la loi n'interdit pas à ces communautés d'importer de la viande provenant d'endroits où l'abattage rituel est autorisé[21]. Cet argument ne tient pas la route pour deux raisons. Premièrement, la Cour avait déjà reconnu que la Pologne (principale source de viande de shechita pour les juifs belges) travaillait sur une loi interdisant les exportations de viande rituelle, de sorte que les avantages supposés de l'import pourraient tourner court[22]. Deuxièmement, cet argument ne tient pas compte de l'objection centrale de la communauté musulmane : la loi interdit la pratique des sacrifices rituels conformément à leurs croyances. Cela revient, mutatis mutandis, à justifier l'interdiction de consacrer l'eucharistie avant sa consommation en notant que cette interdiction n'empêche pas les catholiques d'acheter une eucharistie préconsacrée. Il s'agit d'un argument à la limite du sophisme et qui est malheureusement répété dans la section suivante de la Cour, où elle se demande si cette loi particulière est discriminatoire à l'égard des groupes religieux.

 

Justification économique de la discrimination religieuse

L'allégation de discrimination religieuse reposait sur le fait que la loi flamande interdisait l'abattage rituel sans étourdissement tout en autorisant la chasse et la pêche récréatives sans étourdissement des animaux[23]. La Cour a répondu que l'abattage rituel et la chasse et la pêche récréatives n'étaient pas analogues en avançant deux arguments.

Premièrement, elle a affirmé que la chasse et la pêche récréatives ne produisent qu'une quantité marginale de viande et n'ont donc aucun effet sur les questions d'origine de l'animal, ce qui les place en dehors du champ d'application du règlement européen initial[24]. Pourtant, la Cour avait précédemment reconnu que les défenseurs juifs avaient fait valoir que l'abattage Shechita ne représentait que 0,1% de la viande produite en Belgique[25]. 0,1% est sans le moindre doute marginal, mais la Cour a fait mine de ne pas s'en rednre compte dans ses développements[26].

Deuxièmement, la Cour a soutenu que les termes "chasse" et "pêche" seraient vidés de leur sens si leurs participants étaient tenus d'étourdir les animaux avant de les tuer[26]. Ici, la Cour outrepasse son autorité et une affirmation auto-référencée sur la nature des rituels de Qurban et de Shechita. La Cour insinue - sans aucun argument religieux - que l'abattage rituel conserve la même signification même avec une nouvelle exigence d'étourdissement réversible. Un tel argument ne doit pas être sous-estimé : la Cour tente objectivement de redéfinir une pratique islamique et juive au nom de la promotion des droits des animaux. À aucun moment la Cour ne fournit de citation doctrinale ou de références religieuses pour poser cette nouvelle définition. En fait, les seules voix religieuses qu'elle relève sont celles qui expriment des doutes quant à la compatibilité de l'étourdissement avec la Shechita[27]. Sans jamais répondre à ces objections, la Cour a conclu que la nouvelle loi flamande n'était ni discriminatoire ni contraire à la législation européenne précédente qui prévoyait une exemption religieuse.

 

La bataille religieuse au sein de la CJUE

Les arguments présentés dans cet arrêt de la CJUE représentent un changement fondamental dans la conception européenne de l'homme. Pendant des siècles, alors que la pensée mosaïque dominait le continent, la place de l'homme dans la création était supérieure à celle des animaux ; les droits de l'homme étaient supérieurs à ceux des animaux. Le concept de l'"imago dei" a sous-tendu le paysage philosophique de l'Europe qui a donné naissance aux droits naturels : des droits accordés aux êtres humains en vertu de leur place unique dans la création. L'homme doit prendre soin des animaux, mais il leur reste supérieur.

Cependant, avec le déclin de la religion chrétienne et la montée de l'éthique laïque en Occident au cours du XXe siècle, cette image a commencé à être remise en question. L'ouvrage de Peter Singer intitulé "La libération animale", publié en 1975, s'est attaqué à l'idée que les droits de l'homme devaient l'emporter sur ceux des animaux[28]. Ce livre a marqué le début d'un changement dans la manière dont l'Occident a défini l'humanité, non plus sur la base de son statut unique dans le récit de la création, mais sur la base de ses capacités cognitives supérieures (avec pour conséquence que ceux dont les capacités cognitives sont moindres sont inférieurs). Lorsque la CJUE parle de la Charte des droits fondamentaux de l'UE comme d'un "instrument vivant" qui évolue avec les idées du temps, c'est à cette évolution qu'elle fait référence : l'homme n'est plus le gardien de la création, mais un simple animal parmi d'autres.

Pour les promoteurs du progressisme laïc, les partisans de la philosophie mosaïque à l'ancienne représentent des idées dépassées qui ne méritent plus aucune préférence par rapport à d'autres préoccupations de l'État. Cette évolution devrait troubler tout croyant, car c'est ici la notion commune de l'identité de l'homme, unique parmi toute la création, qui est attaquée. Centraal Israëlitisch n'est pas qu'une simple affaire qui oblige les musulmans flamands à aller chercher de la viande halal ailleurs : c'est un avertissement aux croyants de toute l'Europe que leurs pratiques pourraient ne pas survivre à la confrontation avec les valeurs laïques modernes devant la plus haute cour de justice d'Europe.

Par Caleb Ridings.


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[1] Andrea Pin et John Witte Jr, Meet the New Boss of Religious Freedom : Les nouvelles affaires de la Cour de justice de l'Union européenne, 55 TEX. INT'l L. J. 223, 225 (2020).

[2] C- 336/19, Centraal Israëlitisch Consistorie van België c. Vlaamse Regering, ECLI:EU:C:2020:1031 (17 déc. 2020).

[3] Voir en général, Rules of Qurbani, Muslim Hands, https://muslimhands.org.uk/latest/2016/08/qurbani-questions-answered-all-you-need-to-know, (dernière visite le 25 juillet 2023) ; What is Schechita ?, Chabad, https://www.chabad.org/library/article_cdo/aid/222240/jewish/What-Is-Shechita.html (dernière visite le 28 juillet 2023).

[4] Règles du Qurbani, supra note 3. La question de savoir si la participation à cette fête est obligatoire varie selon l'école de pensée islamique, tout comme celle de savoir qui doit procéder à l'abattage, mais toutes les écoles considèrent cette fête comme très importante.

[5] Qu'est-ce que la Shechita, supra note 3.

[6] Règlement du Conseil n° 1099/2009 du 24 septembre 2009 sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort, 2009 J.O. (L 303) 2 (CE).

[7] Id. à la page 15. Comme nous le verrons plus loin, une exception à ces règles a également été faite pour la chasse et la pêche récréatives. Id., p. 14.

[8] Il s'agit du gouvernement flamand, l'un des trois gouvernements régionaux de Belgique.

[9] C- 426/16, Liga van Moskeeën en Islamitische Organisaties Provincie Antwerpen VZW c. Vlaams Gewest, ECLI:EU:C:2018:335 aux points 3, 16 (29 mai 2018).

[10] C- 497/17, OABA c. Ministre de l'Agriculture et de l'Alimentation, ECLI:EU:C:2019:137 (26 février 2019).

[11] Andrea Pin & John Witte Jr, L'abattage de la liberté religieuse à la Cour de justice de l'Union européenne

Union européenne, CANOPY FORUM para. 11 (16 février 2021).

[12] Id.

[13] C- 336/19, Centraal Israëlitisch Consistorie van België c. Vlaamse Regering, ECLI:EU:C:2020:1031 au ¶ 32 (17 déc. 2020).

[14] Id. au ¶ 55.

[15] Id. aux ¶¶57-58.

[16] Id. aux ¶¶ 53,61.

[17] Id. aux ¶¶ 66, 68.

[18] Id. aux ¶¶ 72, 76.

[19] Id. au ¶ 77.

[20] Pin & Witte Jr, supra note 11, au para. 16.

[21] Centraal Israëlitisch Consistorie, p. 78.

[22] Id. au ¶ 34. Ce projet de loi a été approuvé par le Sénat polonais ; l'interdiction d'exporter de la viande issue de sacrifices rituels sans étourdissement entrera en vigueur en 2025. Cnaan Liphshiz, Poland will end its kosher and halal meat export industry in 2025, Times of Israel (Oct. 15, 2020 9:37 am).

[23] Centraal Israëlitisch Consistorie ; aux ¶¶ 82-83.

[24] Id. aux numéros 88-89.

[25] Id. au ¶ 20. L'avocat a poursuivi en affirmant que " les cas dans lesquels l'étourdissement préalable échoue dépassent ce pourcentage ".

[26] Id. au numéro 91.

[27] Par exemple, Id. au ¶ 20.

[28] Peter Singer, Animal Liberation : A New Ethics for our Treatment of Animals (1975).

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