Vers une redéfinition du mariage ?
Le 11 janvier 2018, l’avocat général Melchior Wathelet a présenté ses conclusions dans l’affaire Relu Adrian Coman et autres contre Roumanie (C-673/16), pendante devant la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) et portant sur l’interprétation de la notion de « conjoint » au sens de la directive 2004/38 CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres.
En l’espèce, M. Coman, ressortissant roumain, et M. Hamilton, ressortissant américain, ont cohabité pendant quatre ans aux États-Unis avant de se marier à Bruxelles en 2010. Sur le fondement de la directive 2004/38, ils ont demandé en décembre 2012 aux autorités roumaines d’octroyer un droit de séjour permanent à M. Hamilton afin que le couple puisse séjourner de manière permanente en Roumanie. Cela leur a été refusé au motif notamment qu’il ne pouvait pas être qualifié en Roumanie de « conjoint » d’un citoyen de l’Union, dès lors que cet État membre interdit le mariage homosexuel et ne reconnaît pas de telles unions conclues à l’étranger (article 277 du Code civil). M. Coman et M. Hamilton ont alors contesté cette décision devant les juridictions roumaines.
Saisie d’une exception d’inconstitutionnalité soulevée dans le cadre de ce litige, la Cour constitutionnelle roumaine demande à la CJUE si M. Hamilton doit se voir octroyer un droit de séjour permanent en Roumanie en vertu de la directive 2004/38. Il s’agit de savoir si cette directive, permettant au conjoint d’un citoyen de l’Union ayant exercé sa liberté de circulation de rejoindre son époux dans l’État membre où ce dernier séjourne, s’applique au ressortissant d’un État tiers de même sexe que le citoyen de l’Union européenne avec lequel il est marié.
Or, pour l’avocat général, la notion de « conjoint » au sens de la directive 2004/38, c’est-à-dire au regard de la liberté de séjour des citoyens de l’Union et des membres de leur famille, est indépendante du sexe des personnes concernées. Elle comprend donc non seulement les conjoints de sexe différent, mais également les conjoints de même sexe.
Bien que les États membres soient libres d’autoriser ou non le mariage entre personnes de même sexe, ils ne peuvent pas entraver la liberté de séjour d’un citoyen de l’Union en refusant d’accorder à son conjoint de même sexe, ressortissant d’un Etat tiers, un droit de séjour permanent sur leur territoire.
Pour arriver à de telles conclusions, l’avocat général relève notamment que « le problème juridique au centre du litige dans l’affaire au principal n’est pas celui de la légalisation du mariage entre personnes de même sexe mais celui de la libre circulation d’un citoyen de l’Union » (§ 38). Il ajoute qu’une telle interprétation « ne remettra pas en cause l’actuelle liberté des États membres à l’égard de la légalisation du mariage entre personnes de même sexe » (§ 41).
C’est donc sur ce principe de libre circulation des citoyens de l’Union que M. Wathelet fonde sa solution impliquant pour les Etats membres de devoir accorder des droits découlant du mariage à des couples homosexuels ayant contracté leur union à l’étranger, même s’ils interdisent le mariage des personnes de même sexe et ne reconnaissent pas de telles unions conclues à l’étranger. Ainsi les Etats membres restent effectivement libres de légaliser ou non le mariage des personnes de même sexe, mais c’est leur compétence pour reconnaître et faire ou non produire des effets sur leur territoire à de telles unions conclues à l’étranger qui est niée en même temps que leur liberté pour définir qui peut être qualifié de « conjoint ». Ces conclusions s’inscrivent dans un mouvement de « musellement » des Etats membres par les juridictions européennes qui exigent au fil de leur jurisprudence, non qu’ils légalisent de manière directe le mariage homosexuel, mais qu’indirectement, pas à pas, ou plutôt droit après droit, de plus en plus d’effets du mariage soient accordés aux couples homosexuels n’ayant pas accès au mariage dans l’État en question.
L’avocat général s’appuie d’ailleurs largement sur les évolutions de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) (§ 59-67). Il mentionne ainsi l’arrêt Chapin et Charpentier c. France (n° 40183/07) du 9 juin 2016 dans lequel la CEDH réaffirme que les Etats sont libres d’autoriser ou non le mariage entre personnes de même sexe. Pour établir que la relation entretenue par MM. Coman et Hamilton peut être considérée comme étant constitutive d’une vie familiale, il cite l’arrêt Schalk et Kopf c. Autriche (n° 30141/04) du 24 juin 2010 (ainsi que CEDH, Vallianatos et autres c. Grèce, [GC] n° 29381/09 et 32684/09, 7 novembre 2013 et CEDH, Taddeucci et McCall c. Italie, n° 51362/09, 30 juin 2016) qui jugeait qu’« un couple homosexuel cohabitant de fait de manière stable, relève de la notion de « vie familiale » au même titre que celle d’un couple hétérosexuel se trouvant dans la même situation ». M. Wathelet rappelle (§ 62) que « l’article 8 de la CEDH imposait aux États l’obligation d’offrir aux couples homosexuels la possibilité d’obtenir une reconnaissance légale et la protection juridique de leur couple », ce qui a été énoncé dans l’affaire Oliari et autres c. Italie (n° 18766/11 et 36030/1) du 21 juillet 2015 par laquelle les couples homosexuels stables se sont vu reconnaître un droit à une reconnaissance juridique et à une protection légale.
C’est ainsi que l’avocat général énonce (§ 63) que « les décisions prises par les États en matière d’immigration peuvent, dans certains cas, constituer une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale » comme cela a été le cas dans l’affaire Taddeucci et McCall c. Italie (précitée) : la Cour avait conclu que le refus de l’Italie d’octroyer un permis de séjour pour raison familiale au concubin néo-zélandais d’un ressortissant italien constitue une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle violant l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. L’avocat général rappelle également (§ 64) que la Cour avait jugé dans ce même arrêt qu’en matière d’octroi d’un permis de séjour pour raison familiale à un partenaire homosexuel étranger, la protection de la famille traditionnelle ne peut pas permettre de justifier une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle. Il conclut que vu l’« obligation positive d’offrir à ces personnes, comme aux hétérosexuels, la possibilité d’obtenir une reconnaissance légale et la protection juridique de leur couple (…) l’octroi d’un titre de séjour au conjoint d’un citoyen de l’Union constitue la reconnaissance et la garantie minimale qui peut leur être donnée » (§ 99).
Il y a lieu de remarquer que les présentes conclusions s’inscrivent en outre à la suite du récent arrêt Orlandi et autres c. Italie, (n° 26431/12) du 14 décembre 2017 dans lequel la CEDH a conclu à la violation du droit à la vie privée et familiale protégé par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme dans le cas où des couples de personnes de même sexe se plaignaient de ne pas avoir pu faire enregistrer ou reconnaître sous quelque forme que ce soit comme unions en Italie leurs mariages contractés à l’étranger. Jugeant que l’absence de toute reconnaissance de leur relation avait entraîné les couples dans un vide juridique, méconnaissant leur réalité sociale et les laissant face à des obstacles dans leur vie quotidienne, la Cour avait décidé que les Etats ne sont pas obligés de reconnaître de tels mariages mais qu’il leur faut toutefois accorder par d’autres moyens, en particulier un contrat d’union civile, un cadre légal équivalent permettant au couple de mener sa vie.
Reste à savoir si la CJUE suivra les conclusions de l’avocat général. En effet, celles-ci constituent une proposition de solution juridique à l’affaire. Elles sont présentées préalablement à la décision de la Cour et ne la lient pas, bien qu’en pratique elles soient souvent suivies par les juges. En tout état de cause et comme le note l’avocat général dans ces conclusions (§ 2), si la question de la définition du « conjoint » est posée dans le cadre de la directive 2004/38, la définition qui sera donnée aura un impact bien plus large et « touchera, nécessairement, l’identité même des hommes et des femmes concernés – et donc leur dignité –, mais également la conception personnelle et sociale que les citoyens de l’Union ont du mariage, laquelle peut varier d’une personne à l’autre, d’un État membre à l’autre ». Un arrêt suivant ces conclusions constituerait en outre un revirement par rapport à la jurisprudence antérieure de la CJUE qui avait posé que « le terme “mariage”, conformément à la définition communément admise par les États membres, désigne une union entre deux personnes de sexe différent » (D et Suède/Conseil, C-122/99 P et C-125/99 P, 31 mai 2001).