L’Azerbaïdjan conteste toujours le nettoyage ethnique des Arméniens
Devant la Cour internationale de Justice qui tient des audiences publiques du 15 au 26 avril 2024, l’Azerbaïdjan refuse toujours de reconnaitre le nettoyage ethnique des Arméniens du Haut-Karabakh, débuté lors de la guerre de septembre 2020 et achevé par la conquête de septembre 2023.
Photographie: UN Photo/ICJ-CIJ/Frank van Beek. Avec l'aimable autorisation de la CIJ pour usage éducatif non commercial.
« Pourquoi, en septembre 2023, plus de 100 000 Arméniens de souche, dont 30 000 enfants, ont-ils fui en quelques jours leur terre ancestrale à l'approche de l'armée azerbaïdjanaise ? », interroge Sean Murphy, le représentant de l’Arménie, devant les juges de la Cour internationale de Justice (CIJ). « Pourquoi tant de personnes, que l'Azerbaïdjan prétend être ses propres citoyens, ont-elles désespérément fui pour sauver leur vie ? ». L’avocat demande encore la possibilité qu’elles aient anticipé, « non seulement la destruction de leurs institutions démocratiques, non seulement le "nettoyage définitif" de ce qu’il en restait », mis en scène par le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev par un bûcher à Stepanakert, la capitale du Haut-Karabakh, « mais aussi leur propre "nettoyage définitif" si elles ne s'enfuyaient pas ».
Du 15 au 19 avril 2024, l’organe judiciaire principal de l’Organisation des Nations Unies (ONU) a tenu des audiences publiques sur les exceptions préliminaires soulevées par l’Azerbaïdjan en l’affaire relative à l’application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (CIEDR), introduite par l’Arménie en septembre 2021. Cette semaine, l’Arménie tente à son tour de prouver que les allégations de l’Azerbaïdjan ne sont pas recevables par la Cour.
« L’Arménie n’a pas engagé de négociations avec l’Azerbaïdjan pour tenter de régler ce différend » et sa requête contre lui à raison de violations de la CIEDR est donc « prématurée », exclut Elnur Mammadov, représentant de l’Azerbaïdjan. « Dès le départ, l’Arménie avait pour objectif d’engager cette procédure devant la Cour et de l’utiliser pour mener une campagne médiatique contre l’Azerbaïdjan », complète l’agent. Mais pour Yeghishe Kirakosyan, un autre représentant de l’Arménie, « les violences racistes, les détentions arbitraires et les disparitions forcées perpétrées par l'Azerbaïdjan à l'encontre des Arméniens de souche sont manifestement susceptibles de relever de la CIEDR ».
Les deux États voisins s’accusent mutuellement de « nettoyage ethnique » depuis leur conflit territorial à la chute de l’URSS en 1991. L’Azerbaïdjan blâme l’Arménie d’être motivée « par une idéologie ouvertement raciste et nationaliste connue sous le nom de tsékhakronisme. Cette idéologie raciste défend la notion d’une race arménienne « aryenne » supérieure, l’infériorité raciale des Azerbaïdjanais et l’unification de toutes les ethnies arméniennes au sein d’un État arménien unique et mono-ethnique s’étendant sur les territoires souverains internationalement reconnus non seulement de l’Azerbaïdjan, mais aussi d’autres États voisins ».
L’Arménie lui répond en déplorant « l’arménophobie générale qui a été adoptée et cultivée par le gouvernement de l’Azerbaïdjan », provoquant « un climat dans lequel des meurtriers à la hache sont récompensés, promus et glorifiés en tant que héros nationaux pour avoir tué des Arméniens en temps de paix ».
Ces audiences publiques ne servent qu’à déterminer la recevabilité de la requête de l’Arménie et la compétence de la Cour internationale de Justice. Il s’écoulera encore plusieurs années avant que le fond ne soit statué. En attendant, l’Arménie peut solliciter des mesures conservatoires à titre provisoire, si elle considère que les droits qui font l’objet de sa requête sont menacés d’un péril immédiat. Les mesures conservatoires sont contraignantes, comme l’était le rétablissement du libre accès au corridor de Latchine, mais la Cour n’a pas les moyens de les faire respecter.
Ainsi, le 17 novembre 2023, suite à l’exode massif et forcé de la presque totalité des 120 000 Arméniens du Haut-Karabakh exsangues après neuf mois de blocus, la Cour avait ordonné à l’Azerbaïdjan de leur laisser la possibilité d’y retourner ou d’en partir « en toute sécurité, librement et rapidement » ou d'y rester sans faire « l’objet de recours à la force ou d’intimidation susceptible de l’inciter à fuir ». Jusqu’à présent, dans l’indifférence générale, le nettoyage ethnique des Arméniens du Haut-Karabakh se poursuit puisqu’il n’en resterait qu’une trentaine, sur les 150 000 avant la guerre de 2020, et que 200 sont toujours disparus.
« Après avoir menacé de le faire pendant des années, l'Azerbaïdjan a achevé le nettoyage ethnique de la région et le pérennise à présent en effaçant systématiquement toute trace de la présence de l'ethnie arménienne, y compris le patrimoine culturel et religieux arménien », déplore Yeghishe Kirakosyan. Le Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ) a dénoncé cette menace auprès du Secrétaire général de l’ONU. Dans sa résolution du 13 mars 2024, le Parlement européen alerte également « des dommages intentionnels considérables » subis au cours de la guerre de 2020 par le patrimoine arménien, qui pâtit encore de « l’absence de protection », alors qu’il est « en péril » à cause de sa « destruction systématique » par l’Azerbaïdjan.
Selon Yeghishe Kirakosyan « l’Azerbaïdjan qualifie de plus en plus les plaintes de l’Arménie en matière de droits de l’homme, que ce soit devant la Cour ou à Strasbourg, comme une sorte de défi à la souveraineté ou à l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan ». En effet, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a acté la suspension de la délégation de l’Azerbaïdjan le 24 janvier 2024, décision encouragée par l’ECLJ. Mais l’agent se veut conciliant : « l’Azerbaïdjan se trompe profondément. L’Arménie n’a aucune revendication sur le territoire azerbaïdjanais et est également déterminée à établir les conditions d'une paix véritable et durable ».
La force d’interposition russe (près de 2 000 hommes), déployée depuis le 10 novembre 2020 et qui ne s’était précisément pas interposée en septembre 2023, a amorcé son retrait de la région le 17 avril 2024. Une décision suspecte, alors que la tension reste vive entre Bakou et Erevan. D’une part, les deux capitales ne s’entendent pas sur la délimitation de leurs frontières, malgré un accord historique le 19 avril 2024 sur le transfert de quatre villages arméniens, inhabités depuis la première guerre du Karabakh dans les années 1990, à l’Azerbaïdjan. L’armée azerbaïdjanaise continue d’occuper environ 170 km2 du territoire souverain de l’Arménie.
D’autre part, Ilham Aliyev, réélu à la tête de l’Azerbaïdjan le 7 février 2024 dès le premier tour avec plus de 92 % des voix, n’a jamais caché son projet panturc d’annexion du sud de l’Arménie. Cette annexion permettrait à l’Azerbaïdjan d’avoir un accès direct à sa province du Nakhitchevan, enclavé entre la Turquie et l’Arménie. Le président turc Recep Tayyip Erdogan soutient ce projet de continuité territoriale du monde turc, au contraire de la diplomatie iranienne qui a fait du changement de frontière de l’Arménie une ligne rouge. Le président russe Vladimir Poutine cherchera à jouer l’arbitre dans la région, profitant d’une base militaire russe en Arménie toujours en activité, et malgré son mandat d'arrêt émis par la Cour pénale internationale à laquelle a adhéré l’Arménie le 1er février 2024.