L’article 7 du Traité sur l’Union européenne et la protection des «valeurs de l’Union»: outil juridique ou arme politique ?Gradient Overlay
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L’article 7 du Traité sur l’Union européenne et la protection des «valeurs de l’Union»: outil juridique ou arme politique ?

L'Article 7 du TUE sur les "valeurs"

Par ECLJ1595254962944
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Par Jérôme Soibinet, Auteur invité.

Les institutions de l’Union européenne occupent régulièrement le devant de la scène politique et plus encore médiatique lorsqu’elles s’en prennent à tel ou tel gouvernement d’un État membre quant à ce qu’elles regardent comme des atteintes aux droits de l’homme, ou des « violations graves des valeurs de l’Union ». À considérer les pays pris pour cibles et ceux qui ne le sont jamais, on peut s’interroger sur les motivations réelles de ces préoccupations et plus encore sur la légitimité desdites institutions pour imposer aux États qui les ont créées leur propre interprétation de valeurs sans définition précise ?

Car à l’origine de la construction, il n’était pas vraiment question de valeur, ni de droits de l’homme et ce n’est que progressivement que ces notions ont été ajoutées.

Dans sa version actuelle, l’article 2 du Traité sur l’Union européenne dispose que « l'Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d'égalité, de l'État de droit, ainsi que de respect des droits de l'homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l'égalité entre les femmes et les hommes. ».

Mais, dans sa version originelle, le Traité de Rome développait une nature et des dispositions à portée essentiellement économique et ne prévoyait ainsi aucune clause relative à ces ‘valeurs’ telles que conçues aujourd’hui. Ainsi, l’égalité concernant principalement, dans les Traités initiaux, celle des rémunérations, les seuls droits cités étant presqu’exclusivement ‘de douane’ ou ‘d’accise’, et la liberté n’étant pas générale mais concernant surtout celle d'établissement des ressortissants d'un État membre dans le territoire d’un autre État, puis la liberté des mouvements de capitaux et la liberté de circulation des travailleurs. Les six États fondateurs de la Communauté économique européenne s’en remettaient alors à une forme de confiance réciproque dans leur fonctionnement individuel dans ces domaines. En cas de doute voire de litiges, ils s’en remettaient aux jugements de la Cour européenne des droits de l’homme, créée en 1959 pour statuer sur des requêtes individuelles ou étatiques alléguant de violations des droits civils et politiques énoncés par la Convention européenne des droits de l’homme de 1950, et dont lesdits États fondateurs sont signataires.

C’est néanmoins une autre juridiction qui a enclenché le processus donnant notamment le jour au cadre relatif aux droits fondamentaux que nous connaissons aujourd’hui. Ainsi, dès les années 1960, la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE), devenue depuis le Traité de Maastricht la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), a développé une jurisprudence qui allait progressivement fixer le cadre institutionnel et juridique des rapports entre l’Union et les États-membres, dans lequel « le transfert opéré par les États, de leur ordre juridique interne au profit de l’ordre juridique communautaire, des droits et obligations correspondant aux dispositions du Traité, entraîne une limitation définitive de leurs droits souverains contre laquelle ne saurait prévaloir un acte unilatéral ultérieur incompatible avec la notion de Communauté » (CJCE, affaire 6/64 - Costa c/ Enel).

La juridiction européenne a ensuite étendu cette jurisprudence aux droits de l’homme, considérant que le respect des droits fondamentaux qu’elle a la mission d’assurer, s’il s’inspire des traditions constitutionnelles communes aux États membres, doit s’entendre dans le cadre de la structure et des objectifs de la Communauté ; en conséquence « l’invocation d’atteintes portées, soit aux droits fondamentaux tels qu’ils sont formulés par la constitution d’un État membre, soit aux principes d’une structure constitutionnelle nationale, ne saurait affecter la validité d’un acte de la Communauté ou son effet sur le territoire de cet État. » (CJCE, affaire 11/70, Internationale Handelsgesellschaft mbH).

Parallèlement, les institutions européennes se sont progressivement dotées d’instruments visant à définir leur propre corpus juridique et politique en matière de droits de l’homme. Ce processus a été formellement achevé avec l’adoption par lesdites institutions, le 7 septembre 2000, de la Charte des droits fondamentaux, mais plus encore, par son annexion formelle au Traité de Lisbonne signée le 13 décembre 2007, lui octroyant ainsi une force juridique obligatoire équivalente à celui-ci. À noter aussi, la création en 2007 d’une agence de l’UE pour les droits fondamentaux qui vise à « inculquer une culture des droits fondamentaux dans l’ensemble de l’UE » (qui probablement n’existait pas avant…), et la mise en place en 2014, par la Commission européenne d’un « nouveau cadre de l’UE pour renforcer l’état de droit » (COM(2014)158final) qui « fournit des orientations en vue d’un dialogue entre la Commission et l’État membre concerné afin d’empêcher toute escalade dans les menaces systémiques envers l’état de droit […] afin de prévenir l’émergence d’une menace systémique envers l’état de droit qui pourrait se muer en un ‘risque clair de violation grave’ susceptible d’entraîner le recours à la procédure dite ‘de l’article 7 du TUE’. » La Commission non-élue s’auto-proclame avec cet outil ‘experte en droits fondamentaux’ et s’érige en juge souverain des gouvernements légitimes des États membres pour rien moins que des ‘risques systémiques envers l’état de droit’.

Dans ce cadre général relatif aux droits fondamentaux, le Traité d’Amsterdam a donc inséré cet article 7 TUE qui prévoit un mécanisme spécifique via une phase ‘préventive’ veillant à l’absence de « violation grave et persistante des valeurs de l’Union » par un État membre, et une phase ‘répressive’ en cas de constatation d’une telle violation. Ainsi, sur la base de ce mécanisme et de la vaste étendue des droits qu’il concerne, les institutions bruxelloises disposent d’un outil de contrôle qui dépasse les seules compétences qui leur sont attribuées par les Traités pour s’étendre progressivement à l’ensemble des « valeurs de l’Union ». Le contenu flou de ces dernières en permet une vaste interprétation, à l’aune notamment du non moins vague « esprit des Traités ».

Dans les deux phases de cette procédure, le Conseil s’est toutefois réservé une ‘porte de sortie’ puisque, dans le premier cas, il « vérifie régulièrement si les motifs qui ont conduit à une telle constatation restent valables », sous-entendant que le cas échéant il pourra lever la procédure, et dans le second, il « peut décider par la suite de modifier les mesures qu’il a prises ou d’y mettre fin pour répondre à des changements de la situation qui l’a conduit à imposer ces mesures. ». En toute hypothèse, ce sont les États qui gardent la main pour évaluer, tant en amont qu’en aval, la pertinence des procédures envisagées ou engagées.

C’est la procédure ‘préventive’ qui a été déclenchée par la Commission contre la Pologne en 2017, et par le Parlement contre la Hongrie en 2018. Le retentissement médiatique créé par la mise en œuvre de ces procédures semble toutefois trancher avec les résultats qui en découlent. Dans les faits, le déclenchement par exemple de l’article 7 contre la Pologne a donné lieu à trois auditions du gouvernement polonais devant le Conseil Affaires générales. Chacune a donné lieu à une présentation de la délégation polonaise, les représentants nationaux ayant ensuite la possibilité de lui poser deux questions. Quasiment aucun pays d’Europe centrale ou orientale, y compris l’Autriche qui exerçait alors la présidence du Conseil, n’a pris la parole lors de ces auditions, les questions venant principalement de gouvernements ‘de l’ouest’ et des pays scandinaves. Cette division reflète bien les lignes de fracture politiques qui existent sur ce dossier, et l’intérêt peu partagé au sein du Conseil pour cette procédure. En effet, il n’aura échappé à personne qu’un tel pouvoir laissé dans les mains des institutions européennes peut se retourner contre n’importe quel État membre au gré des mouvements politiques, dans les États ou au sein même desdites institutions.

À travers ces outils mis en œuvre dans le champ infini des « droits fondamentaux » et des « valeurs de l’Union », la Commission européenne comme la CJUE passent d’un examen juridique à une interprétation téléologique, d’une mission de contrôle à une dimension éminemment politique. Ils se posent dès lors non seulement, respectivement, en ‘gardienne des Traités’ et en garante de l’application homogène du Droit, mais plus encore et surtout en avocats de ce qui apparaît de plus en plus comme la nature constitutionnelle supranationale de l’Union. Pour la CJUE, l’intégrité du droit de l’Union ne peut être assurée qu’à la condition quasi expresse qu’elle conserve un monopole absolu sur l’interprétation de ce droit, et plus largement sur l’exégèse de l’« esprit des Traités ». Ce ne sont donc plus les États membres qui, titulaires en droit international de la souveraineté, disposent d’une compétence générale, appelé aussi ‘compétence de la compétence’, qu’ils peuvent déléguer à un organe de coopération, mais un ordre constitutionnel nouveau dans lequel ledit organe serait devenu le maître de la compétence, définissant les règles que les États n’ont plus que le pouvoir de mettre en œuvre. Les États membres demeurent juridiquement les titulaires de la souveraineté et politiquement les cadres de la vie démocratique mais, au nom des « valeurs de l’Union » et de l’ « esprit des Traités », ils sont peu à peu défaits des effets de celle-ci au profit des institutions européennes. Au nom des droits fondamentaux, s’élabore ainsi, depuis l’origine, ce que Jacques Delors décrivait lui-même, dans un discours de 1999 à la cathédrale de Strasbourg, comme « une construction à allure technocratique et progressant sous l’égide d’une sorte de despotisme doux et éclairé », imposant, au prétexte de valeurs très générales, la vision politique d’institutions oligarchiques aux dirigeants démocratiquement élus d’États souverains. Les « violations graves et persistantes » de la démocratie et l’état de droit ne sont peut-être finalement pas là où on le pense…

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