Idéologie contre démocratie: Interview
Interview de Grégor Puppinck, Directeur de l'ECLJ, paru sur "Institut pour la justice" le 9 mars 2020
1) Grégor Puppinck, l’European Centre for Law and Justice que vous dirigez depuis 2009 a publié un rapport sur le rôle des ONG au sein de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH). Comment est née l’idée de ce rapport et à quels résultats êtes-vous parvenus ?
Cela fait presque 20 ans que je travaille auprès de la Cour européenne des droits de l’homme. Avec l’ECLJ, j’ai participé à une quarantaine d’affaires devant cette juridiction. Au fil des ans j’ai constaté l’évolution de plus en plus idéologique de sa jurisprudence sur les sujets de société. Cela m’a amené à écrire un livre « Les droits de l’homme dénaturé » (Le Cerf, 2018) dans lequel j’analyse l’évolution des droits de l’homme depuis 1948. En lien avec cette évolution, j’ai observé un nombre croissant de nominations d’activistes d’O.N.G. au sein de la Cour comme juges.
Enfin, j’ai été choqué à plusieurs reprises par la façon dont la Cour a « expédié » des dossiers importants, notamment l’affaire Lambert en juillet dernier. Tout cela m’a décidé à entreprendre cette recherche plus approfondie sur le profil idéologique des juges qui composent la cour.
Le choix de ces juges européens est un enjeu politique majeur ; il est pourtant largement ignoré, à la différence des 9 juges de la Cour suprême des États-Unis qui sont connus du peuple américain, y compris pour leurs opinions.
La CEDH est devenue un « Totem » ; il était important de briser le mythe et de montrer la politique derrière la façade lisse de l’institution.
2) Vous décrivez le rôle des ONG au sein de la CEDH, mais vous vous concentrez surtout sur les ONG appartenant à la galaxie Soros. Or ces ONG liées à George Soros poursuivent un but idéologique bien précis : l’avènement de la « société ouverte », ce qui suppose de miner et d’entraver systématiquement les capacités d’action des gouvernements nationaux. Comment expliquer que ces mêmes gouvernements semblent indifférents ou impuissants face à cette entreprise visant à les déposséder de leurs pouvoirs ?
Non, nous ne nous concentrons pas sur les ONG appartenant à la galaxie Soros. Cette concentration est le résultat de notre enquête, et non pas sa prémisse. Pour faire cette étude, nous avons voulu identifier les ONG étant à la fois actives à la Cour et comptant des juges parmi leurs anciens collaborateurs. Il en résulte que 22 juges, sur les 100 ayant siégé depuis 2009, sont d’anciens collaborateurs ou dirigeants de sept ONG. Parmi celles-ci, le réseau de l’Open Society se distingue effectivement par le nombre de juges qui lui sont liés (12) et par le fait qu’il finance les six autres organisations identifiées dans ce rapport.
Une telle prégnance de l’Open Society et de ses affiliés est problématique à bien des égards ; mais il y a encore plus grave : il est apparu en effet que 18 de ces 22 juges ont siégé dans 88 affaires introduites ou soutenues par l’organisation dont ils étaient auparavant collaborateurs. Ce sont des évaluations basses qui ne tiennent pas compte de tous les liens financiers étroits entre les ONG, ni de toutes les affaires dans lesquelles ces ONG agissent de façon non-apparente.
Concernant l’impuissance des gouvernements, il faut souligner d’abord que plusieurs gouvernements européens ont entrepris de limiter l’influence ou l’ingérence de l’Open Society de M. Soros. Mais plus généralement, il faut bien comprendre que les institutions de défense des droits de l’homme, ainsi que les ONG, ont été conçues pour lutter contre les gouvernements supposés liberticides par principe, pour exercer un contre-pouvoir. Mais le système est à présent déséquilibré : les chiens de garde de la démocratie se la sont appropriée, et ce faisant, ils l’étouffent.
3) Le but poursuivi par les ONG de la galaxie Soros est fondamentalement anti-démocratique, en ce sens qu’il vise à remplacer les lois nationales, élaborées par des représentants élus, par des règles de droit, élaborées par des juges et des experts qui n’ont aucun compte à rendre à ceux à qui ils imposent des règles. Comment expliquer que les Droits de l’Homme, qui sont censés être le fondement de la démocratie moderne, soient aujourd’hui devenus une arme pour détruire la démocratie représentative ?
Comme vous le savez, il existe plusieurs définitions de la démocratie. La « société démocratique » promue par les instances du Conseil de l’Europe ne repose plus sur la souveraineté des peuples, mais sur un ensemble de valeurs qui doivent dominer la frivolité de peuples et le pouvoir des politiques. Ces valeurs, la Cour européenne les déclare « sous-jacentes à la Convention européenne des droits de l’homme » et a identifié à ce jour celles de pluralisme, de tolérance, d’esprit d’ouverture et d’égalité. Elles s’ajoutent à celles de dignité et de liberté individuelles qui sont « l’essence même de la Convention », alors même qu’elles n’y figurent pas. Toutes ces valeurs sont affirmées, telles des évidences. À l’inverse, les notions qui constituaient les sources de la légitimité politique des régimes démocratiques, telles que la volonté générale, la nation, le peuple et la souveraineté, sont tombées en désuétude, au profit des notions apolitiques de population, opinion, sentiment ou de soutien.
Ainsi, la Cour européenne juge que « la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité »[1]. Il est vrai que la Cour admet que le « sentiment populaire peut jouer un rôle important » dans les choix politiques, mais pour ajouter aussitôt que « [c]ependant, il existe une différence importante entre le fait de céder à un soutien populaire en faveur de l’élargissement du champ des garanties de la Convention, d’une part, et une situation dans laquelle on invoque ce soutien dans le but de réduire le champ de la protection matérielle, d’autre part »[2]. En d’autres termes, la volonté du peuple n’est acceptable que lorsqu’elle ne contredit pas la sienne. Une telle conception a conduit la Cour européenne à censurer de nombreuses dispositions législatives, et même constitutionnelles, mais aussi à valider la dissolution du parti politique vainqueur aux élections législatives en Turquie au motif que l’islamisme prôné par ce parti est incompatible avec la démocratie. Certes, elle admet que « la démocratie suppose de donner un rôle au peuple », mais elle se réserve le dernier mot, comme gardienne des valeurs démocratiques libérales[3]. La Commission de Venise ne dit pas autre chose lorsqu’elle déclare que « La démocratie implique l’association de la population aux décisions au sein d’une société » (Rapport de 2011). Selon cette vision, le peuple, tel une personne mineure, n’est que « associé » aux décisions qui le concerne.
4) Vous écrivez dans votre rapport : « Le lien des juges à l’égard des ONG n’est pas moins problématique que celui des juges à l’égard des gouvernements, car il ne s’agit plus alors seulement d’une relation d’obéissance hiérarchique, mais aussi d’une adhésion idéologique. Celle-ci est susceptible de se faire sentir beaucoup plus largement et de façon diffuse dans toutes les affaires ayant trait à l’action de ces organisations. On peut attendre d’un fonctionnaire national plus de neutralité idéologique et moins d’activisme que d’un agent d’ONG. »
Evoquer ce fait au sujet d’une cour chargée de faire respecter les Droits de l’Homme ne signifie-t-il pas que les Droits de l’Homme sont, selon vous, une idéologie ? Mais en ce cas, la notion de Droits de l’Homme ne devient-elle pas fondamentalement arbitraire ?
Les droits de l’homme institués après-guerre sont une tentative de transcrire et de garantir en droit positif des normes essentielles du droit naturel ; pour cela, elles ont été revêtues de l’autorité du droit international.
L’intention est excellente, mais pose plusieurs difficultés que je décris dans mon livre « Les droits de l’homme dénaturé ». La première est structurelle : elle tient au fait que le système défend par principe l’individu contre la société. Il est impossible dans ce système de considérer l’existence d’un bien en soi qui trouverait son origine au-delà de l’individu. Les biens communs, tels que la santé, la morale, en république, la sécurité ne sont analysés que comme des limites à la liberté individuelle. Les droits de l’homme sont donc une traduction insuffisante et déformante du droit naturel.
Une seconde difficulté, plus profonde, est le mélange des genres entre le droit et la morale qu’opèrent les droits de l’homme. Le contenu des droits de l’homme, et même leur méthode d’analyse, relèvent principalement de la morale, c’est-à-dire du bien. En revanche, l’objet du droit est le juste. Il y a là une grande confusion, car on demande à des juges de porter des jugements en fonction du bien souhaitable, plutôt que du juste par rapport à la loi. Ainsi, ils peuvent condamner une pratique légale au motif qu’elle n’est pas souhaitable. Cela confère évidemment un très grand pouvoir au juge, car c’est lui qui choisit ce qui est souhaitable, et donc le bien, en fonction de son anthropologie.
5) La Cour européenne des droits de l’homme considère que la Convention est « un instrument vivant » qui doit être interprété à la lumière des « évolutions de la société ». Autrement dit, les juges de la Cour EDH ne s’estiment pas tenus par le texte qu’ils sont censés appliquer. Ne sommes-nous pas là en plein dans ce que l’on appelle « le gouvernement des juges » ?
Le pouvoir des juges européens est encore accru par le caractère succinct de la Convention européenne qui ne compte qu’une vingtaine de dispositions substantielles, à la différence des législations nationales qui sont très précises et laissent peu de place à l’expression des préférences morales des juges. Ainsi, en fonction de leur mentalité, les juges peuvent tout aussi bien décider que l’interdiction de l’euthanasie respecte le droit à la vie ou au contraire viole le droit au respect de la vie privée ; ou que la GPA respecte la dignité humaine ou au contraire viole la liberté individuelle. On peut faire dire à la Convention européenne une chose et son contraire. En outre, comme vous le rappelez, les juges ont effectivement décidé que la Convention est un « texte vivant » devant être interprété de façon dynamique et évolutive, c’est-à-dire au-delà de ce à quoi les États se sont engagés en ratifiant la Convention. Dès lors, la présence d’un grand nombre de juges issus d’une même organisation et partageant par conséquent la même idéologie peut avoir d’importantes conséquences.
6) Vous écrivez : « L’une des raisons pour lesquelles la situation décrite dans ce rapport a pu s’établir sans provoquer une émotion particulière tient peut-être au fait que la CEDH a déjà largement adopté le système de valeurs de ces ONG, de sorte que, dans une certaine mesure, on ne peut plus voir de conflit d’intérêts entre organisations ayant largement les mêmes intérêts. Ce n’est que lorsque le juge n’est pas conforme à ces valeurs dominantes que son profil choque. »
Face à ce constat, toutes les tentatives de réformer la cour ne sont-elles pas vaines, dans la mesure où ces réformes ne peuvent être mises en œuvre que par les juges de la Cour eux-mêmes ?
Il est clair que la CEDH est une instance de nature davantage politique – ou morale – que juridique : elle fait de la morale avec le langage du droit. Or, dans ce que nous observons, son caractère idéologique est tellement prégnant qu’elle en a oublié le droit, à savoir les règles élémentaires du procès équitable. C’est de « l’entre-soi » jusqu’à l’aveuglement.
Le rapport s’inquiète d’une certaine collusion idéologique entre des juges et des ONG ; mais il révèle aussi, de façon très précise, des manquements graves dans le fonctionnement de la Cour. Ces manquements ont été rendus possibles par le fait que la Cour ne s’applique pas les règles qu’elle prescrit pourtant aux juridictions nationales en matière de droit à un procès équitable. Ainsi, un juge qui serait en situation potentielle de conflit d’intérêt n’a pas l’obligation d’en informer le président de la Cour et décide seul de son éventuel déport. Il n’existe pas non plus de procédure de révocation, à la différence de la Cour de Luxembourg. Les juges ne sont pas d’avantages tenus de publier une déclaration d’intérêts. En outre, la Cour n’informe pas les parties à l’avance de la composition de la formation de jugement, ce qui rend impossible en pratique toute demande de récusation. Il y a encore bien d’autres problèmes – et quelques remèdes- que nous indiquons dans le Rapport.
L’ECLJ a ouvert à la signature au « Appel des juristes » dans lequel nous demandons à la CEDH de prendre les mesures nécessaires pour restaurer les conditions de son indépendance et de l’impartialité de ses juges. Il a déjà été signé par des juristes prestigieux, même un ancien juge à la Cour européenne. Il est possible d’en demander une copie et de le signer en écrivant à secretariat@eclj.org.
7) Allons plus loin. Ne peut-on pas faire le même constat pour les institutions chargées des Droits de l’Homme au niveau national, mais aussi pour les universités où se forment les juristes qui deviendront ensuite des avocats spécialisés dans les Droits de l’Homme… ou des magistrats dans les cours internationales ? Toutes ces institutions n’ont-elles pas aussi largement adopté le système de valeur des ONG dont vous parlez ?
Il ne faut pas confondre « le système de valeur » de ces ONG avec la justice. C’est bien là toute la difficulté. Rares sont ceux qui arrivent encore à distinguer le droit de la morale, et plus encore les droits de l’homme de la vulgate individualiste et libertaire actuellement en vogue.
La seule façon d’extirper les droits de l’homme de cette vulgate est de les comprendre à la lumière du droit naturel, et donc en fonction de l’anthropologie réaliste.
8) Ce que montre votre rapport, c’est qu’il est bien plus facile pour des lobbys d’influencer des organismes spécialisés et des cours de justice que des parlements nationaux, et c’est bien pourquoi les ONG de la galaxie Soros ont choisi de concentrer leur action sur la CEDH. Ne pensez-vous pas que le phénomène que vous mettez en exergue est également à l’œuvre au sein des institutions européennes, notamment la Commission Européenne et la Cour de Justice de l’Union européenne ?
Ce phénomène est à l’œuvre dans toutes les institutions dites de « gouvernance », et plus encore lorsqu’elles sont supranationales. Ces institutions disposent d’un pouvoir considérable et sont par nature élitiste. Il s’y développe donc un phénomène de « cour », dans le sens ancien. Les ONG y sont bienvenues en ce qu’elles sont censées être indépendantes des gouvernements, offrir une expertise et combler le vide démocratique des instances supranationales. C’est là faire preuve d’une grande naïveté. Les ONG sont devenues des instruments politiques, et recherchent avant tout l’influence. Certaines ONG, comme l’Open Society, ont considérablement investi dans ce système, et sont à présent incontournables.
Après avoir appris à nous méfier des gouvernements, puis des puissances économiques, nous devons découvrir, et apprendre à limiter le pouvoir des puissances politiques privées que sont les ONG.
9) Face aux dérives de la Cour de Strasbourg, certains ont suggéré que la France sorte de la CEDH. Mais dans la mesure où, depuis les années 1970, la CJUE estime qu’il lui appartient de veiller au respect des « droits fondamentaux » au sein de l’Union européenne et où ces « droits fondamentaux » sont largement puisés dans la CEDH, une telle stratégie n’est-elle pas vouée à l’échec ?
Je crois que rien n’est écrit, et encore moins l’avenir des instances politiques européennes. Mais je ne suis pas un révolutionnaire pour autant. Cela étant, j’observe que les juges de la Cour de Justice de l’UE sont tous des magistrats professionnels de haut niveau et que les problèmes observés à Strasbourg sont inconcevables à Luxembourg.
10) Le Royaume-Uni vient de quitter l’Union européenne. A votre connaissance, envisage-t-il aussi de sortir de la CEDH ?
Theresa May l’a effectivement envisagé, et le gouvernement actuel refuse de se voir fermer cette possibilité dans le cadre de la négociation du Brexit. Le Royaume-Uni a une belle tradition juridique de défense des droits et libertés fondamentales. De même, les conflits d’intérêts observés à Strasbourg sont inconcevables à la Chambre des Lords, comme en témoigne le précédent de Lord Hoffmann dans la fameuse affaire Pinochet de 1999. L’affaire avait dû être rejugée après que les liens entre Lord Hoffmann et Amnesty Internationale, tiers intervenant dans l’affaire, aient été révélés.
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[1] CEDH, Chassagnou et autres c. France [GC], 1999, § 112.
[2] CEDH, Bayev et autres c. Russie, 2017, § 70.
[3] CEDH, Refah Partisi et autres c. Turquie, n° 41340/98, 31 juil. 2001, § 43.