Bricolage procréatif
La Cour européenne des droits de l’homme, dans l’affaire R.F. et autres c. Allemagne (requête n° 46808/16) a été saisie d’une affaire ayant trait à la filiation d’un enfant conçu artificiellement par deux femmes vivant en couple.
Le Centre européen pour le Droit et la Justice a été autorisé par la Cour européenne des droits de l’homme à déposer des observations écrites dans cette affaire.
En l’espèce, l’une des deux ressortissantes allemandes unies par un partenariat civil a mis au monde un enfant en ayant recours à la PMA en Belgique, car l’Allemagne réserve cette technique aux couples hétérosexuels souffrant d’infertilité. L’enfant a été conçu au moyen d’un ovocyte prélevé dans l’une des partenaires, fécondé in vitro par un homme anonyme, et implanté dans l’utérus de l’autre femme. Les deux femmes et l’enfant se plaignent devant la Cour du refus des juridictions allemandes d’enregistrer automatiquement la partenaire de la femme ayant accouché comme mère légale et second parent de l’enfant. Elle a néanmoins pu adopter l’enfant pour être reconnue comme telle. Les requérants soutiennent que le droit au respect de leur vie privée et familiale a été violé (CEDH art. 8) et qu’ils ont été victimes d’une discrimination prohibée fondée sur leur orientation sexuelle (CEDH art. 8 et 14 combinés).
Cette affaire s’inscrit dans la ligne des jurisprudences Gas et Dubois c. France (n° 25951/07) et X. et autres c. Autriche (n° 19010/07) en matière d’établissement de la filiation adoptive au sein de couples de même sexe. Elle fait encore suite à des affaires dans lesquelles la Cour a traité de la non-reconnaissance d’un des membres d’un couple de même sexe comme parent légal de l’enfant de l’autre : ainsi dans les affaires X, Y et Z c. Royaume-Uni (n° 21830/93) pour un cas de transsexualisme et Boeckel et Gessner-Boeckel c. Allemagne (n° 8017/11) pour des faits et griefs comparables à la présente espèce. Cette dernière recèle toutefois une nouveauté et se distingue donc des affaires susmentionnées en ce qu’elle traite à présent de l’établissement de la filiation biologique puisqu’existe un lien génétique entre l’enfant et la requérante qui n’a pas accouché, la requérante ayant accouché ne présentant donc pas, quant à elle, de lien génétique avec l’enfant (sous réserve de l’apport génétique des mitochondries).
Dans ses observations écrites, l’ECLJ se prononce en faveur de la non-condamnation de l’Etat allemand dans cette affaire. Il est tout d’abord d’avis que la requête est irrecevable dès lors que les requérants ne peuvent se prétendre victimes d’une violation de leurs droits au regard de la Convention alors même qu’ils ont obtenu satisfaction par l’établissement d’un lien de filiation entre la partenaire de la femme ayant accouché et l’enfant grâce à l’adoption prévue par le droit allemand en ce cas. Il démontre en outre que le raisonnement ayant conduit la Cour à conclure à l’absence de violation de l’article 8 et des articles 8 et 14 combinés et à l’irrecevabilité de la requête pour défaut manifeste de fondement dans l’affaire Boeckel et Gessner-Boeckel c. Allemagne pourrait trouver à s’appliquer mutatis mutandis dans la présente affaire dont les faits sont similaires, et cela même en présence d’un lien biologique.
Sur le fond, l’ECLJ reconnaît que vu la nature des liens existants entre les requérants, il ne peut être nié que la mesure contestée constitue une forme d’ingérence dans les droits garantis par l’article 8 de la Convention invoqué en l’espèce, au moins sous l’angle de la vie privée si ce n’est celui de la vie familiale selon la jurisprudence de la Cour.
Mais une telle ingérence se trouve toutefois justifiée au regard de l’alinéa 2 de l’article 8 de la Convention. La mesure contestée est d’abord prévue par la loi : pour refuser de reconnaître automatiquement un lien de filiation entre l’enfant et la partenaire de la femme ayant accouché, les autorités allemandes ont appliqué le Code civil allemand (BGB) qui ne prévoit l’établissement de la maternité légale qu’à l’égard de la femme ayant accouché (section 1591) et une présomption de paternité qu’à l’égard de l’homme marié à la femme ayant accouché (section 1592) et non à l’égard de la partenaire de celle-ci. Dans la situation des requérants, l’adoption de l’enfant du partenaire est la voie prévue par la loi relative aux partenariats civils enregistrés du 16 février 2001.
L’ingérence en question poursuit en outre au moins deux des buts légitimes énumérés par l’alinéa 2 de l’article 8 de la Convention. D’une part est recherchée la protection de l’ordre en assurant le respect de la législation allemande en matière de PMA : dès lors que les deux femmes sont allées en Belgique pour contourner le droit allemand relatif à l’accès à la PMA et ont implanté dans le corps d’une femme un ovule qui n’est pas le sien, ce que prohibe la loi sur la protection des embryons, reconnaître automatiquement en tel cas un lien de filiation serait revenu à ratifier leur conduite illégale et entériner le fait accompli. Les deux femmes ne peuvent donc pas se prétendre victimes d’une situation qu’elles ont volontairement créée par leur conduite contraire au droit allemand. Invoquer le respect de la réalité biologique à leur égard est malvenu dès lors qu’elles privent délibérément l’enfant de toute filiation paternelle. D’autre part, la mesure contestée vise à protéger tous les enfants futurs au titre de la protection des droits et libertés d’autrui en évitant que deux femmes se disputent la maternité biologique, ce que la Grande chambre a reconnu comme légitime dans les affaires Paradiso et Campanelli c. Italie (n° 25358/12) et S.H. c. Autriche (n° 57813/00). Reconnaître automatiquement un lien de filiation à l’égard de deux femmes reviendrait à accepter le principe même de la fabrication d’un enfant sans père. C’est plus loin l’intérêt de la société entière qui est en jeu dans la préservation de la structure naturelle de la famille. C’est ainsi que l’Etat a compétence exclusive dans la matière de la filiation qui ne peut pas être abandonnée à la volonté individuelle.
L’ECLJ observe encore que le refus des autorités allemandes de reconnaître automatiquement un lien de filiation entre l’enfant et la partenaire de la femme ayant accouché est proportionné aux buts légitimes poursuivis dès lors que l’Allemagne bénéficie d’une marge d’appréciation large vu la matière éthiquement sensible en cause et la criante absence de consensus européen sur la question de l’établissement de la filiation maternelle pour la partenaire de la mère. La loi allemande est en outre équilibrée en ce qu’elle ne prive pas cette dernière de tout moyen d’établir un lien de filiation avec l’enfant car l’adoption est permise dans la situation en cause. En n’admettant pas un dédoublement de la maternité mentionné dans l’acte de naissance de l’enfant qui aurait ainsi donné à croire qu’il a été conçu par deux femmes, elle se préoccupe toutefois de l’intérêt de celui-ci qui subit une grave injustice quant au besoin légitime de connaître ses origines et à son droit d’être élevé par ses père et mère. La loi allemande respecte en tout cela la jurisprudence de la Cour mais également les textes internationaux et principes développés par les organes du Conseil de l’Europe en matière de filiation.
L’ECLJ met enfin en doute l’existence d’un traitement discriminatoire des requérants et rappelle que la Cour a conclu à la non-violation des articles 8 et 14 combinés dans sa décision dans l’affaire Boeckel et Gessner-Boeckel c. Allemagne : les requérantes y soutenaient qu’est discriminatoire le fait que la présomption de paternité faisant du mari de la mère le père de l’enfant ne s’applique pas dans le cadre du partenariat enregistré. La Cour avait conclu que les requérantes ne se trouvaient pas dans une situation similaire à celle d’un couple hétérosexuel marié dans lequel la femme met au monde un enfant au regard des mentions inscrites dans l’acte de naissance au moment de celle-ci. La raison d’être de cette présomption empêche en effet toute application par analogie dans la situation en cause. On ne peut raisonnablement présumer l’impossible, à savoir qu’un enfant est né de deux femmes.
La présente affaire pose ainsi diverses questions liées à l’établissement de la filiation à l’égard des personnes constituant un couple de même sexe et recèle des enjeux dépassant son seul cadre. Illustrant parfaitement les conséquences que peut réserver l’ouverture de l’accès aux techniques de PMA pour les couples de même sexe, elle fait écho à l’affaire Charron et Merle-Montet c. France (n° 22612/15), pendante devant la Cour, dans laquelle deux femmes se plaignent de subir un traitement discriminatoire en ce que la loi française réserve la PMA aux couples hétérosexuels, mariés ou non, dont l’infertilité est médicalement constatée. La présente affaire s’inscrit également dans un mouvement d’uniformisation du statut des couples homosexuels non-mariés sur celui des couples hétérosexuels mariés dans la ligne de la jurisprudence de la Cour dans les affaires Oliari et autres c. Italie (n° 18766/11 et 36030/1) et Tadeucci et McCall c. Italie (n° 51362/09) : il s’agit par là même d’un mouvement d’affaiblissement de l’institution du mariage qui est le fondement de la famille et de la société.
Une condamnation de l’Allemagne dans cette affaire constituerait en outre un pas supplémentaire vers l’admission de la gestation par autrui (GPA) : la pratique dont ont usé les requérantes adultes est précisément une forme de GPA puisqu’une femme porte un enfant qui a été implanté dans son utérus alors qu’elle lui est génétiquement étrangère, l’enfant ayant été conçu à partir d’un ovule fourni par une autre femme. Condamner l’Allemagne reviendrait encore à nier la différence des sexes en affirmant qu’une femme peut aussi bien prendre la place d’un père et à accepter socialement le contre-nature, à savoir qu’un enfant puisse être issu de deux femmes. La question plus générale qui se pose ainsi en l’espèce tient au rapport existant entre nature, progrès des techniques médicales et droit. Ce dernier est-il ainsi simplement arrimé au progrès des techniques médicales dont il servirait uniquement à entériner des pratiques qu’il rend possibles sans s’interroger si elles respectent l’ordre naturel et sont compatibles avec la dignité humaine ? La fonction des droits de l’homme est pourtant d’aider la société à préserver notre humanité contre toutes les démesures, notamment celle des désirs individuels lorsqu’ils sont détachés des possibilités offertes par la nature comme c’est le cas dans cette affaire.