Avortement: déclaration interprétative
Des instances judiciaires et quasi-judicaires internationales ont entrepris d’affirmer l’existence d’un droit à un accès large à l’avortement, alors même que cette pratique était sanctionnée pénalement dans la plupart des pays à l’époque de la rédaction de ces traités internationaux. Comment un État désireux de protéger la vie humaine peut-il limiter le risque d’être condamné à légaliser largement l’avortement ? C’est à cette question qu’entend répondre ce texte, en proposant aux gouvernements de formuler une « déclaration interprétative ».
Cette proposition repose sur l’identification du point faible du raisonnement soutenant l’affirmation d’un droit à l’avortement, à savoir la confusion entre le titulaire et l’étendue du droit à la vie. En effet, les instances internationales permettent l’avortement, et réduisent ce faisant l’étendue du droit à la vie, en excluant l’enfant à naître des titulaires de ce droit (I). Contre ce raisonnement, les États peuvent affirmer dans une déclaration interprétative qu’ils interprètent la notion de « personne » comme s’appliquant avant la naissance à l’enfant à naître. Une telle déclaration est aisée à formuler (II). Elle produit plusieurs effets, dont le principal est de s’imposer aux juridictions et instances internationales en ce que celles-ci ne sont pas autorisées à interpréter les instruments internationaux de protection des droits de l’homme de façon à limiter ou à porter atteinte aux droits garantis dans l’ordre interne. En outre, la reconnaissance de la qualité de personne ou d’être humain à l’enfant à naître fait obstacle à l’affirmation d’un droit subjectif à l’avortement sur cet être par ces instances (III).
Depuis une vingtaine d’années, des comités des Nations Unies et des juridictions internationales ont graduellement développé l’obligation pour des États de légaliser l’avortement, au moins dans certaines circonstances. Pour ce faire, ces instances ont exclu la période prénatale de la vie humaine du champ d’application du droit à la vie, tout en étendant corrélativement le champ d’application du droit au respect de la vie privée, afin d’y inclure l’avortement. C’est ainsi que la Cour européenne des droits de l’homme (Cour EDH) affirme que « l’article 2 de la Convention [européenne des droits de l’homme] est silencieux sur les limites temporelles du droit à la vie »[1]. De même, la Cour interaméricaine des droits de l’homme déclare que « la protection du droit à la vie n’est pas absolue (…), mais plutôt graduelle et incrémentale en fonction de son développement »[2]. Enfin, le Comité des droits de l’homme a supprimé toutes les références à l’enfant à naître du texte de ses Observations générales n° 36 sur le droit à la vie[3], tout en y intégrant l’avortement. C’est aussi le cas d’autres comités des Nations Unies[4] qui recommandent la libéralisation de l’avortement, de même que l’OMS, dont un organe a publié des lignes directrices sur l’avortement[5] recommandant sa libéralisation complète et sans condition.
Les instances internationales affirment ainsi l’existence d’une obligation pesant de plus en plus lourdement sur les États de légaliser l’avortement de façon toujours plus large, ce qui accroît d’autant la difficulté pour les États de résister à cette pression internationale.
Certes, les juridictions et instances internationales peuvent légitimement faire porter leur interprétation sur l’étendue des droits en modulant leur champ d’application. Mais la situation est très spécifique s’agissant du droit à la vie, car l’interprétation visant à permettre l’avortement ne porte pas tant sur l’étendue du droit que sur la définition de son titulaire. C’est en excluant, au moins implicitement, l’enfant à naître des titulaires du droit au respect de la vie que l’avortement est rendu possible dans le respect formel de ce droit. Cette approche résulte de l’incompétence des instances internationales à créer une exception au droit à la vie, car la liste de ces exceptions est toujours exhaustive dans les textes internationaux. En outre, la création d’une exception d’avortement au droit à la vie fut refusée lors de la rédaction de la Déclaration universelle[6]. Dit simplement, les instances internationales agissent en amont du droit à la vie, directement sur la définition de son titulaire, à défaut de pouvoir créer une exception d’avortement.
Cette approche repose sur la prémisse qu’il existerait un doute quant à l’applicabilité avant la naissance du droit à la vie. La Cour EDH déclare ainsi qu’à défaut de « consensus européen » sur « la définition scientifique et juridique des débuts de la vie » humaine, elle est dans l’impossibilité « de répondre à la question de savoir si l’enfant à naître est une ‘personne’ » au sens de la Convention européenne[7]. Cette prémisse suscite des controverses doctrinales dont il semble impossible de sortir, tant les opinions sont polarisées. De fait, les efforts tendant à démontrer que le droit au respect de la vie, tel que garanti en droit international, bénéficie à l’enfant à naître se sont montrés peu fructueux[8].
Or, une autre approche peut être envisagée par les États désireux de protéger la vie des enfants à naître. Plutôt que de chercher à démontrer que le droit à la vie s’applique dès avant la naissance, les États ont la faculté de l’affirmer, en répondant au doute exprimé par les instances internationales à la base de leur raisonnement. Cette affirmation porte sur une question de fait, et non de droit ; c’est pourquoi la Cour EDH reconnaît que celle-ci relève de la compétence des États, lorsqu’elle déclare que ceux-ci peuvent « légitimement choisir de considérer l’enfant à naître comme une personne et protéger sa vie »[9], Dit simplement, il suffirait de prendre la Cour EDH au mot. Or, le droit de plusieurs pays, notamment européens, reconnaissent à l’enfant à naître la qualité de personne ou de sujet de droit.
Cette affirmation peut être formulée au moyen d’une déclaration interprétative.
Plutôt que de laisser à l’instance internationale le pouvoir de redéfinir le titulaire du droit à la vie, les Gouvernements ont la capacité de procéder à cette définition de façon préventive, en formulant une « déclaration interprétative ». Une telle déclaration consisterait pour un État partie à un traité à informer officiellement le dépositaire de celui-ci qu’il interprète la notion de « personne » ou d’« être humain » titulaire du droit au respect de la vie au titre dudit traité comme s’appliquant à l’être humain dès avant la naissance, à partir de tel moment déterminé, par exemple dès la conception.
La mise en œuvre d’une telle déclaration interprétative est simple, et exposée par la Commission du droit international dans son Guide de la pratique sur les réserves aux traités[10] (2011). Selon ce guide, une déclaration unilatérale « vise à préciser ou à clarifier le sens ou la portée d’un traité ou de certaines de ses dispositions ». Elle est formulée par une personne « qui est considérée comme représentant un État », « à tout moment », de préférence par écrit, et elles « devraient, autant que possible, être motivées ». Elle peut être formulée à l’égard de tout traité, y compris de ceux qui excluent la possibilité de formuler des réserves, « à moins que la déclaration interprétative soit interdite par le traité. »
Les États formulent de nombreuses déclarations interprétatives portant sur divers traités[11]. Ainsi, à titre d’illustration, lors de la signature de la Convention relative aux droits de l’enfant en 1990, laquelle prévoit « une protection juridique appropriée [de « l’enfant » ], avant comme après la naissance », la Tunisie a déclaré que les dispositions de cette Convention, en particulier son article 6 garantissant le droit à la vie, « ne seront pas interprétées comme faisant obstacle à l’application de la législation (…) relative à l’interruption volontaire de la grossesse. » La France et le Luxembourg ont formulé des déclarations quasi-identiques. À l’inverse, l’Argentine a déclaré « que le mot ‘‘enfant’’ doit s'entendre de tout être humain du moment de la conception jusqu'à l’âge de 18 ans. » De même, le Guatemala a rappelé que, selon sa constitution, « L’État garantit et protège dès le moment de la conception la vie humaine, ainsi que l'intégrité et la sécurité de la personne ». Quant à l’Équateur, il a réaffirmé qu'il « approuve particulièrement le neuvième alinéa du préambule qui souligne la nécessité de protéger l'enfant avant sa naissance ».[12]
Une déclaration interprétative est valide à la condition de ne pas constituer une réserve, c’est-à-dire de ne pas restreindre la portée de la disposition visée, en bref, de ne pas réviser le traité[13]. Une réserve consisterait par exemple à écarter l’application d’une disposition ou à en réduire la portée. La Commission, puis la Cour européenne des droits de l’homme[14] ont eu l’occasion de préciser qu’une réserve se distingue d’une déclaration en ce que d’une part, elle constitue une condition au consentement de l’État, et d’autre part en ce qu’elle a pour « but d’exclure ou de modifier »[15] l’effet juridique de certaines dispositions. Une déclaration interprétative visant à préciser le sens des notions de personne ou d’être humain titulaires du droit à la vie n’aurait pas pour effet de réduire la portée de ce droit, et ne serait donc pas une réserve[16].
Certes, il pourrait être reproché à une déclaration interprétative ainsi rédigée d’étendre indirectement le champ d’application du droit au respect de la vie, et donc de le modifier, tout comme les instances internationales l’ont restreint. Il est possible de répondre à cette objection en faisant observer que cette interprétation n’est pas contra legem, c’est-à-dire qu’elle ne s’oppose ni à la lettre, ni à l’esprit des traités. L’État ne se soustrait en outre à aucune de ses obligations relatives au droit à la vie en formulant cette déclaration. Plus encore, en vertu du principe de subsidiarité du système international de protection des droits de l’homme, les États sont libres d’accorder un niveau de protection des droits de l’homme qui soit supérieur dans l’ordre interne à celui, subsidiaire et minimal, garanti en droit international. Telle est la situation des pays qui reconnaissent et protègent la vie humaine dès avant la naissance.
Toute déclaration interprétative constitue « un élément à prendre en compte dans l’interprétation du traité, conformément à la règle générale d’interprétation des traités », ainsi que le rappelle la Commission du droit international.
Certes, à la différence d’une réserve, une déclaration interprétative n’est pas contraignante ; elle oblige seulement à être prise en compte par les juridictions, instances internationales et parties au traité. Toutefois, cette déclaration interprétative – en raison de la spécificité de son contenu – acquiert une force contraignante à l’égard des instances internationales lorsqu’elle est considérée à la lumière du principe suivant lequel le droit international des droits de l’homme ne doit pas être interprété de façon à limiter ou porter atteinte aux droits garantis dans l’ordre interne. Ce principe de droit international est formulé notamment aux articles 5.2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels[17], 41 de la Convention internationale des droits de l’enfant[18], 53 de la Convention européenne des droits de l’homme[19] et 27 de la Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine, ainsi qu’à l’article H de la Charte sociale européenne révisée[20], entre autres. Ainsi, le droit européen et international des droits de l’homme fixe un socle minimal commun de protection en matière de droits et libertés que les États sont tenus d’assurer, tout en pouvant le dépasser[21]. Il en résulte que les juridictions et instances internationales ne peuvent imposer, à un État ayant formulé une telle déclaration, une interprétation de la notion de « personne » ou « d’être humain » qui aurait pour effet de réduire la protection du droit à la vie dans l’ordre juridique interne.
Corrélativement, il en résulte au plan interne qu’une norme issue du droit international des droits de l’homme ne s’impose qu’en l’absence de disposition plus favorable en droit interne. Le droit international des droits de l’homme ne prime le droit interne que lorsqu’il offre une garantie plus élevée des droits et libertés.
À titre de comparaison, la Cour EDH ne pourrait invoquer l’absence de garantie du droit à l’objection de conscience au service militaire dans le texte de la Convention EDH pour condamner les pays qui le garantissent. De même, le juge d’un pays qui garantit ce droit dans l’ordre interne ne peut invoquer l’absence de garantie internationale à l’encontre du droit interne. Ainsi, la Cour EDH ne pourrait invoquer les doutes qu’elle a quant à l’applicabilité du droit à la vie avant la naissance pour condamner les pays qui offrent ce niveau de protection plus élevé.
Cette déclaration interprétative produirait d’autres effets. Le plus évident serait de témoigner explicitement de l’absence de consensus entre les États quant au titulaire du droit à la vie.
Un autre de ses effets serait d’empêcher de considérer les atteintes à la vie humaine prénatale comme des droits subjectifs, car nul ne peut disposer d’un droit sur l’existence d’une personne ou d’un être humain. En effet, l’avortement ne peut être un droit subjectif à disposer de son corps que si l’enfant à naître est ignoré. Il en résulte qu’une telle déclaration interprétative fait obstacle, au moins théoriquement, à l’affirmation d’un droit à l’avortement, au sens de pouvoir absolu de disposer de la vie de l’enfant in utero. En effet, dès lors que l’on reconnaît l’enfant à naître comme un sujet titulaire du droit au respect de la vie, l’atteinte à sa vie n’est possible, hormis les exceptions prévues explicitement dans les traités, que de façon non-intentionnelle[22], c’est à dire comme l’effet second d’une action visant un bien proportionné, à savoir le respect de la vie de la mère. C’est ainsi qu’a jugé la Cour suprême des États-Unis dans l’arrêt Dobbs v. Jackson de 2022 : l’avortement ne peut pas constituer un droit au titre de la protection de la vie privée car il « détruit ce que Roe appelle une ‘‘vie potentielle’’ et ce que la loi [du Mississippi] appelle un ‘‘être humain à naître’’ » (§3)[23].
Les gouvernements dont la constitution ou la législation protègent la vie humaine dès avant la naissance, ou qui reconnaissent à l’enfant à naître la qualité de personne ou de sujet de droit, peuvent aisément formuler une telle déclaration en faisant valoir que telle est leur compréhension de la notion de « personne » ou « être humain », et que cette compréhension n’a jamais été contestée par les autres États parties.
En Europe, une telle initiative pourrait concerner notamment l’Italie, la Hongrie ou la Pologne.
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[1] CEDH, Vo c. France, GC, n° 53924/00, 8 juillet 2004, § 75.
[2] Cour IADH, Artavia Murillo et autres c. Costa Rica. 28 novembre 2012. Séries C No. 257, § 264.
[3] Ch. Foltzenlogel, Observation générale sur le droit à la vie : Des mois de gestation pour aboutir à l’avortement, Compte rendu annoté de la 2e lecture des paragraphes 8 et 9 de l’Observation générale n° 36 du Comité des droits de l’homme, ECLJ.
[4] Voir C-Fam, Evidence of Systemic and Unlawful Abortion Promotion by UN Secretariat, Agencies, and other Entities, September 2022.
[5] OMS, Human Reproduction Programme (HRP), Abortion care guideline, 2022».
[6] Travaux préparatoires, E/CN.4/AC.1/SR.35, p. 1535.
[7] CEDH, A, B et C c. Irlande [GC], n° 25579/05, 16 déc. 2010, § 237.
[8] Voir par exemple les nombreuses contributions soumises en ce sens au Comité des droits de l’homme, et ignorées par celui-ci dans la révision des Observations Générales sur le droit à la vie. Lien
[9] CEDH, A. B. C., c. Irlande, GC, n° 25579/05, 16 déc. 2010, § 222, confirmant Vo c. France, GC, n° 53924/00, 8 juillet 2004.
[10] https://legal.un.org/ilc/reports/2011/french/addendum.pdf
[11] Voir ici la liste concernant la CEDH : https://www.coe.int/fr/web/conventions/full-list?module=declarations-by-treaty&numSte=005&codeNature=0
[12] Nations Unies, Signatures, ratifications, réserves et déclarations à la Convention relative aux droits de l’enfant https://treaties.un.org/doc/Publication/MTDSG/Volume%20I/Chapter%20IV/IV-11.fr.pdf
[13] CIJ, avis consultatif du 18 juillet 1950, Interprétation des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie, C.I.J. Recueil 1950, p. 229, ou arrêt du 27 août 1952, Droits des ressortissants des États-Unis au Maroc, C.I.J. Recueil 1952, p. 196.
[14] CEDH, Belilos v. Suisse, n° 10328/83, 29 avril 1988.
[15] Com.EDH, Temeltasch contre Suisse, n° 9116/80, 5 mai 1982.
[16] À cet égard, il est légitime de douter de la validité des « déclarations » de la France, du Luxembourg et de la Tunisie à la Convention relative aux droits de l’enfant en ce qu’elles visent à restreindre la portée du droit à la vie pour permettre l’avortement. Elles ont plutôt la nature de réserves.
[17] Pacte international relatif aux droits civils et politiques, Article 5.2 : « Il ne peut être admis aucune restriction ou dérogation aux droits fondamentaux de l'homme reconnus ou en vigueur dans tout Etat partie au présent Pacte en application de lois, de conventions, de règlements ou de coutumes, sous prétexte que le présent Pacte ne les reconnaît pas ou les reconnaît à un moindre degré. »
[18] « Aucune des dispositions de la présente Convention ne porte atteinte aux dispositions plus propices à la réalisation des droits de l'enfant qui peuvent figurer : a) Dans la législation d'un État partie ; b) Dans le droit international en vigueur pour cet État ».
[19] Convention européenne des droits de l’homme, art. 53, « Aucune des dispositions de la présente convention ne sera interprétée comme limitant ou portant atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales qui pourraient être reconnus conformément aux lois de toute Partie contractante ou à toute autre Convention à laquelle cette Partie contractante est partie ».
[20] « Les dispositions de la présente Charte ne portent pas atteinte aux dispositions de droit interne et des traités, conventions ou accords bilatéraux ou multilatéraux qui sont ou entreront en vigueur et qui seraient plus favorables aux personnes protégées ».
[21] F. SUDRE, Droit européen et international des droits de l’homme, Paris, PUF, 2008, p. 202 et 203.
[22] L’article 2 de la CEDH dispose que « la mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale… »
[23] « Abortion is different because it destroys what Roe termed “potential life” and what the law challenged in this case calls an “unborn human being.” »