L'infanticide devant la CIADH
L’ECLJ intervient habituellement dans des affaires à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), en tant qu’amicus curiae, c’est-à-dire une tierce-partie apportant à la Cour une expertise ou une opinion. Pour la première fois, c’est dans une affaire outre-Atlantique, à la Cour interaméricaine des droits de l’homme, que l’ECLJ est amicus curiae. Notre amicus brief est accessible ici.
La Cour interaméricaine est l’institution judiciaire de l’Organisation des États américains (OEA). Cette Cour, basée à San José au Costa Rica, est l’équivalent de la Cour de Strasbourg, pour les États du continent américain. Elle interprète et fait appliquer la Convention américaine des droits de l’homme dans les États parties à cette Convention, comme le Salvador.
L’affaire Manuela y otros Vs. El Salvador (n° 13.069) a retenu notre attention pour deux raisons majeures. D’une part, elle est un exemple concret de la justification de l’infanticide néonatal, c’est-à-dire de l’homicide d’un nouveau-né. L’ECLJ avait dénoncé cette pratique, sur la base de témoignages, dans les institutions européennes et à l’ONU. D’autre part, les promoteurs de l’avortement, qui militent dans cette affaire pour la dépénalisation de l’infanticide, prétendent s’appuyer sur le droit européen des droits de l’homme. L’ECLJ a voulu dénoncer cette supercherie.
L’infanticide présenté comme la seule solution pour une mère en détresse
D’après la Convention américaine, le droit à la vie « doit être protégé par la loi, et en général à partir de la conception » (Article 4 § 1). Pour autant, comme à la CEDH, des ONG multiplient les contentieux stratégiques visant à développer de nouvelles normes de droit international, qui seraient compatibles avec une libéralisation toujours plus grande de l’avortement. Les ONG requérantes de l’affaire Manuela y otros vs. El Salvador visent cet objectif et vont même au-delà, souhaitant décriminaliser l’infanticide. Même plusieurs semaines après la naissance, un bébé ne serait pas protégé par le droit à la vie.
L’affaire a commencé en février 2008. Une femme, Manuela, s’est rendue dans un hôpital au Salvador, prétendant avoir fait une fausse couche. Après un examen médical, l’hôpital a remis un rapport au ministère public indiquant que Manuela avait probablement avorté intentionnellement, ce qui est un crime interdit par la loi. Sur la base de ce rapport, une perquisition a été faite chez Manuela et il y a été retrouvé le corps d’un nouveau-né. L’autopsie a révélé que l’enfant avait été assassiné, après sa naissance. Manuela a été condamnée en août 2008 à trente ans de prison ferme non pas pour avortement mais pour homicide de son fils. En avril 2010, Manuela est décédée en prison, à la suite d’une crise cardiaque ; elle était atteinte d’un cancer, diagnostiqué un an avant.
Manuela fait partie d’un groupe surnommé « las 17 + », plus de dix-sept femmes condamnées pour infanticide au Salvador. Des ONG ont mené une campagne politique et médiatique à partir de l’histoire de ces femmes, affirmant que l’infanticide de leur enfant était leur seule solution, du fait de l’interdiction de l’avortement et de leur conditions économiques et sociales. En 2012, le Center for Reproductive Rights a porté le cas de Manuela devant la Commission interaméricaine des droits de l’homme. Cette Commission a décidé de saisir la Cour interaméricaine, qui a communiqué la requête Manuela y otros Vs. El Salvador le 2 septembre 2019. Une audience publique devrait avoir lieu au début de l’année 2021, avant un jugement dans les prochains mois.
La jurisprudence de la CEDH instrumentalisée abusivement
La Commission interaméricaine, dans son rapport sur le fond de l’affaire pour la Cour interaméricaine, a conclu que Manuela a été l’objet d’une ingérence arbitraire et abusive dans sa vie privée (Article 11 § 2 de la Convention américaine). À l’appui de cette position, la Commission interaméricaine fait référence à la jurisprudence de la CEDH. Son objectif était de montrer que si la Cour européenne avait dû trancher une telle affaire, elle aurait condamné l’État concerné pour violation du droit au respect de la vie privée de Manuela (article 8), du fait de la levée du secret médical par l’hôpital.
L’amicus brief de l’ECLJ a démontré, à partir de la jurisprudence de la CEDH, que le droit de Manuela à la confidentialité de ses données de santé n’a pas été violé. Pour comprendre pourquoi, reprenons les étapes que la Cour aurait suivi pour trancher une telle affaire, en insistant en particulier sur la jurisprudence volontairement mise de côté par la partie adverse.
Le droit à la confidentialité des données personnelles concernant la santé fait bien partie du droit au respect de sa vie privée, protégé par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. L’ECLJ s’accorde avec la Commission interaméricaine sur cette question.
En revanche, étant donné que Manuela avait été enceinte, les données médicales liées à sa grossesse ne touchaient pas uniquement à sa vie privée. En effet, d’après l’arrêt de Grande chambre A, B et C c. Irlande, « l’article 8 § 1 ne [peut] s’interpréter comme signifiant que la grossesse et son interruption relèvent exclusivement de la vie privée de la future mère, la vie privée d’une femme enceinte devenant étroitement associée au fœtus qui se développe. Elle considère que le droit de la femme enceinte au respect de sa vie privée devrait se mesurer à l’aune d’autres droits et libertés concurrents, y compris ceux de l’enfant à naître »[1]. Le corps de l’enfant n’est pas absorbé par le corps de la mère ; médicalement et juridiquement, il est distinct. Au Salvador, la Constitution reconnaît de plus que « tout être humain en tant que personne humaine dès sa conception »[2]. Les données médicales sur une grossesse concernent donc à la fois la mère et l’enfant.
En informant le ministère public des conclusions d’un examen médical, l’hôpital a restreint la confidentialité des données médicales relatives à la grossesse de Manuela.
Pablo Nuevo López, professeur à l’université Abat Oliba CEU (Barcelone, Espagne) et cosignataire de l’amicus brief de l’ECLJ, nous a confirmé que le Salvador respectait les conditions exigées par la CEDH pour que la levée du secret médical soit considérée comme légale. L’avortement étant reconnu au Salvador comme un crime, puni de deux à huit ans d’emprisonnement[3], le personnel médical a l’obligation de lever le secret médical en cas d’allégation d’un tel crime. Cette obligation légale respecte les conditions formelles et qualitatives exigées par la CEDH.
La CEDH reconnaît que les enquêtes et les poursuites pénales constituent un objectif légitime pour limiter la confidentialité des données médicales[4]. Afin d’avoir la garantie qu’un tel objectif est poursuivi, la Cour a déjà pu exiger que les établissements médicaux signalent « les cas de comportement criminel présumé au bureau du procureur »[5]. La Cour a même accepté que la conduite d'une procédure civile de divorce puisse être un objectif légitime pour limiter la confidentialité des données médicales[6].
Dans l’affaire Manuela, le crime allégué ayant justifié la levée du secret médical était l’avortement, et le crime effectivement commis était un homicide aggravé. Ces actes sont de même nature, puisqu’ils consistent à tuer volontairement un enfant, avant ou après sa naissance. L’hôpital a limité la confidentialité des données médicales de Manuela en raison de son comportement criminel présumé. L'enquête et la procédure suivantes, engagées par le procureur, ont révélé qu’elle avait effectivement assassiné son enfant, nouveau-né.
Dans l’affaire A, B et C c. Irlande, la Grande Chambre de la CEDH a considéré que la restriction des droits des requérants « poursuivait le but légitime de protéger la morale, dont la défense du droit à la vie de l’enfant à naître constitue un aspect en Irlande »[7].
Au Salvador, le droit à la vie des enfants à naître et des enfants nés est un aspect de la morale, dont la protection légitime une limitation de la confidentialité des données de santé.
La CEDH affirme que la protection des droits et libertés d’autrui est un objectif légitime pour lequel une limitation de la confidentialité des données relatives à la santé peut être nécessaire[8]. La Cour européenne n’a jamais exclu par principe la vie prénatale du champ d’application de l’article 2 de la Convention (droit à la vie)[9]. La Cour reconnaît même l’appartenance à « l’espèce humaine »[10] de l’embryon et de l’enfant à naître. En outre, elle indique clairement que « l’article 8 ne saurait (…) s’interpréter comme consacrant un droit à l’avortement »[11].
Dans cette affaire, le Salvador a poursuivi l’objectif légitime de protéger le droit à la vie des enfants, à naître et nouveau-nés.
Après avoir démontré que l'État poursuit des objectifs légitimes, la CEDH contrôlerait dans l’affaire Manuela qu’il existe un juste équilibre entre ces objectifs et le droit de la Manuela au respect de la vie privée. Dans son amicus brief, l’ECLJ a identifié les éléments qui seraient pris en compte par la CEDH dans une telle affaire pour réaliser ce test de proportionnalité.
D’après la CEDH, l’intérêt de mener une enquête pénale peut l’emporter sur l’intérêt d’un patient à la confidentialité de ses données médicales, en particulier en cas d’allégation de crime[12].
La CEDH exige que les données médicales collectées soient évaluées comme « potentiellement décisives », « pertinentes » ou « importantes » pour atteindre l’objectif poursuivi[13]. Dans une procédure civile concernant un divorce, la Cour a considéré que « les ingérences qui en découlent inévitablement doivent se limiter autant que faire se peut à celles rendues strictement nécessaires par les spécificités de la procédure, d’une part, et par les données du litige, d’autre part »[14]. Dans une autre affaire, la Cour a noté que les détails de santé révélés devaient être susceptibles d’affecter l’issue du litige[15].
En l’espèce, il existe un lien évident entre le contenu des données médicales révélées sur Manuela et les poursuites engagées contre elle. En effet, l’hôpital a révélé au procureur qu’un examen médical avait montré « l’émergence d’un cordon ombilical d’environ 40 cm de long a été observée, proprement coupé et avec une déchirure périanale (...) le placenta de la patiente était calcifié »[16]. Cela signifiait que la grossesse de Manuela avait été interrompue par un acte volontaire et qu’elle avait menti en prétendant avoir eu une fausse couche.
En cas de limitation de la confidentialité des données relatives à la santé, la CEDH est attentive à l’étendue de la divulgation. La Cour se demande si les données ont été « [divulguées et rendues publiques] »[17], si elles ont été communiquées à un grand nombre de personnes, si elles ont fait l’objet d’un « stockage systématique »[18] et si la personne concernée est « identifiable »[19]. La Cour tente également d'évaluer si les conséquences d’une telle divulgation de données relatives à la santé « dépassent les conséquences normales et inévitables d’une telle situation »[20].
En l’espèce, « Manuela » n’est pas un vrai nom mais un surnom. En outre, la divulgation des données médicales est directement liée à ses crimes, n’implique aucun stockage et n’a pas eu de conséquences en elle-même.
Pour toutes ces raisons, l’ingérence dans le droit au respect de la vie privée de Manuela était nécessaire pour atteindre les objectifs légitimes de l’article 8 § 2.
Une coalition progressiste principalement états-unienne contre le Salvador
L’argumentaire de l’ONG requérante, le Center for Reproductive Rights, a été soutenu par : des cliniques juridiques d’université américaines comme Yale University, New York University, City University of New York, Loyola Marymount University, Georgetown University, University of British Colombia (Canada) ; de nombreuses ONG dites « pro-choice » ; des universitaires et intellectuels ; enfin, Philip G. Alston, Rapporteur spécial des Nations Unies sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme. Toutes ces structures et personnes n’ont pas uniquement soutenu politiquement l’ONG requérante, mais sont intervenus dans la procédure en tant que qu’amici curiae, c’est-à-dire avec le même rôle que l’ECLJ.
Le plus choquant dans l’argumentaire du Center for Reproductive Rights et de ses alliés, c’est qu’il ne fait aucune différence entre l’avortement et l’infanticide. Il justifie la dépénalisation des deux, au nom des mêmes prétextes « féministes ». Les enfants, même nés, ne seraient donc pas protégés par la loi.
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[1] A, B et C c. Irlande [GC], n° 25579/05, 16 décembre 2010, § 213.
[2] Constitution du Salvador, 1983, article 1 § 2 (traduction libre).
[3] Code pénal du Salvador, décret législatif 1030 du 10 juin 1997, titre I, chapitre II, articles 133.
[4] Avilkina et autres c. Russie, n°1585/09, 6 juin 2013, § 45. (traduction libre).
[5] Ibid., § 47 (traduction libre).
[6] L.L. c. France, n°7508/02, 10 octobre 2006, § 45.
[7] A, B et C [GC], op. cit., §§ 227 et 222. Voir aussi : Open Door et Dublin Well Woman c. Irlande, nos 14234/88, 14235/88, 29 octobre 1992, § 63.
[8] L.L., op. cit., § 40.
[9] Boso c. Italie, n° 50490/99, décision du 5 septembre 2002 : « Aux yeux de la Cour, une telle prévision [disposition] ménage un juste équilibre entre la nécessité d’assurer la protection du fœtus et les intérêts de la femme » ; Vo v. France [GC], n°53924/00, 8 juillet 2004, §§ 86 et 95 « en l’absence de statut juridique clair de l’enfant à naître, celui-ci n’est pas pour autant privé de toute protection en droit français. Toutefois, dans les circonstances de l’espèce, la vie du fœtus était intimement liée à celle de sa mère et sa protection pouvait se faire au travers d’elle » et « à supposer même que l’article 2 de la Convention trouve application en l’espèce (paragraphe 85 ci-dessus), la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention ».
[10] Vo [GC], op. cit., § 84.
[11] A, B et C [GC], op. cit., § 214.
[12] Avilkina, op. cit., § 45.
[13] L.H. c. Lettonie, n°52019/07, 29 avril 2014, §§ 57 et 58 (traduction libre).
[14] L.L., op. cit., § 45.
[15] Panteleyenko c. Ukraine, n°11901/02, 29 juin 2006, § 61.
[16] Dossier pénal TS066/2008. Interrogatoire de police du docteur Johana Vanessa Mata Herrera, 28 février 2008 (traduction libre).
[17] L.L., op. cit., § 33.
[18] P.T. c. République de Moldova, n°1122/12, 26 mai 2020, § 26 (traduction libre).
[19] Ibid.
[20] Jankauskas c. Lituanie (n° 2), n°50446/09, 27 juin 2017, § 76 (traduction libre).