L'interprétation du droit à la vie
À plusieurs reprises, des comités des Nations Unies et des juridictions internationales ont affirmé l’obligation pour des États de légaliser l’avortement en certaines circonstances. Pour ce faire, ces instances ont adopté plusieurs approches visant à priver la vie prénatale de protection.
Le Comité des droits de l’homme, lors de sa dernière révision des Observations générales n° 36 sur le droit à la vie en 2018, a adopté une approche radicale, en supprimant toutes les références existantes dans le texte initial à l’enfant à naître, afin que la question de ses droits disparaisse elle aussi[1].
La Cour européenne des droits de l’homme affirme que la Convention européenne des droits de l’homme affirme que « l’article 2 de la Convention [relatif au droit à la vie] est silencieux sur les limites temporelles du droit à la vie[2] ». En conséquence, la Cour reconnait que les Etats peuvent, dans la limite de leur marge d’appréciation, déterminer « le point de départ du droit à la vie[3] » et par conséquent de sa protection.
La Cour interaméricaine des droits de l’homme déclare que « la protection du droit à la vie n’est pas absolue (…), mais plutôt graduelle et incrémentale en fonction de son développement »[4].
La faculté pour ces instances de tolérer la pratique de l’avortement, voire d’en imposer la légalisation, repose ainsi sur une interprétation restrictive du « droit à la vie », tendant à en exclure la vie prénatale, à laquelle s’ajoute généralement une interprétation extensive du droit au respect de la vie privée, tendant à y inclure l’avortement. Ces interprétations divergent radicalement de l’intention des rédacteurs des grandes déclarations internationales de droits de l’homme qui n’envisageaient nullement que leurs textes puissent être employés à l’appui d’un droit subjectif à l’avortement. Ceci est d’autant plus évident que l’avortement était criminalisé dans la plupart des pays à cette époque. C’est donc au moyen d’une interprétation extensive des traités que de tels jugements ou décisions sont imposés aux États.
Pour s’opposer à ces interprétations abusives, des Etats ont signé la Déclaration de consensus de Genève sur la promotion de la santé de la femme et le renforcement de la famille, dont une copie a été remise par les États Unis au Secrétaire Général des Nations Unies par une lettre du 2 décembre 2020[5]. Dans cette déclaration, les nombreux Etats signataires (37 Etats en octobre 20222) réaffirment notamment « qu'il n'existe pas de droit international à l'avortement ni d'obligation internationale pour les États de financer ou de faciliter l'avortement, conformément au consensus international de longue date selon lequel chaque nation a le droit souverain de mettre en œuvre des programmes et des activités conformes à ses lois et à ses politiques. »
Cette déclaration est importante. Toutefois, elle ne vise pas un instrument international particulier, et peut être ignorée par les juges et experts qui siègent au sein des cours et instances de règlement internationales. L’objet de cette note est de présenter une technique de droit international permettant d’exprimer en substance ce même message mais de façon formelle : en l’adressant officiellement au dépositaire des traités internationaux en cause, obligeant ainsi les juges et experts chargés de leur application à en prendre connaissance et à en tenir compte. Il s’agit de la technique de la « déclaration interprétative ».
I. PRESENTATION DE LA PROCEDURE DE DECLARATION INTERPRETATIVE
Selon le Guide de la pratique sur les réserves aux traités[6], adopté par la Commission du droit international à sa soixante-troisième session (2011), « L’expression «déclaration interprétative» s’entend d’une déclaration unilatérale, quel que soit son libellé ou sa désignation, faite par un État ou par une organisation internationale, par laquelle cet État ou cette organisation vise à préciser ou à clarifier le sens ou la portée d’un traité ou de certaines de ses dispositions. » (Directive 1.2)
Une déclaration interprétative se distingue d’une réserve en ce qu’elle ne vise pas à modifier l’effet juridique d’un traité ou à en exclure certaines dispositions dans leur application à l’auteur de la réserve, mais à en « préciser » ou « clarifier le sens ».
Il est admis en droit international que « par l’expression “interprétation”, il faut entendre l’indication précise du “sens” et de la “portée” » d’un instrument juridiquement obligatoire[7]. L’élément essentiel est que «’interpréter n’est pas réviser[8] ». La Commission du droit international précise qu’une déclaration interprétative peut être formulée à l’égard de tout traité, y compris ceux qui excluent la possibilité de formuler des réserves, « à moins que la déclaration interprétative soit interdite par le traité. » (directive 3.5).
Une déclaration interprétative, en ce qu’elle permet de préciser l’intention d’un État partie à un traité, sert à la juste interprétation de ce traité, sans avoir le caractère contraignant d’une réserve. Ce mécanisme est donc utile considérant que le but de l’interprétation est de connaître le « sens » et la « portée » d’un engagement pris par un État. Selon la Convention de Vienne, « Un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but » (art. 31). Une interprétation ne peut pas avoir pour effet de modifier le contenu d’une obligation.
La Commission du droit international précise, dans la directive 4.7.1 « Clarification des termes du traité par une déclaration interprétative:
"Une déclaration interprétative ne modifie pas les obligations résultant du traité. Elle ne peut que préciser ou clarifier le sens ou la portée que son auteur attribue à un traité ou à certaines de ses dispositions et constituer, le cas échéant, un élément à prendre en compte dans l’interprétation du traité, conformément à la règle générale d’interprétation des traités.Dans l’interprétation du traité, il sera également tenu compte, le cas échéant, des approbations et des oppositions dont la déclaration interprétative a fait l’objet de la part d’autres États contractants et organisations contractantes. »
3. Modalités
Selon la Commission du droit international, « une déclaration interprétative devrait, de préférence, être formulée par écrit » par une personne « qui est considérée comme représentant un État », et adressée au dépositaire du traité en question, qui en informe dans les meilleurs délais les États et organisations internationales auxquels elle est destinée ou à défaut, aux États contractants.
Une déclaration interprétative peut « être formulée à tout moment » (Directive 2.4.4), et pas seulement au moment de la négociation ou de la ratification du traité. Elle peut aussi être retirée à tout moment.
Plusieurs États peuvent effectuer conjointement une déclaration interprétative, sans affecter le caractère unilatéral de cette déclaration interprétative, ni perdre la faculté de la retirer à tout moment.
Tout État contractant peut exprimer son accord avec l’interprétation formulée dans la déclaration en cause, au moyen d’une « approbation », ou au contraire son «opposition» à la déclaration interprétative, par une déclaration unilatérale. Tout État contractant peut aussi déclarer requalifier cette déclaration interprétative en réserve. L’approbation, l’opposition et la requalification d’une déclaration interprétative devraient, « de préférence, être formulées par écrit », et « devraient, autant que possible, être motivées ».
Une opposition serait justifiée lorsque la déclaration interprétative est contraire à l’intention des auteurs du traité de référence, ou si ce texte exclut explicitement la possibilité d’émettre une telle déclaration, ou encore si la déclaration est effectuée hors du délais éventuellement prescrit dans l’instrument de référence. La requalification en réserve serait quant à elle justifiée si la déclaration en cause a pour effet d’altérer la portée des obligations de l’État.
II. APPLICATION AU DROIT AU RESPECT DE LA VIE HUMAINE
La déclaration interprétative proposée vise à préciser et clarifier la question souvent débattue en droit international de l’application, dès avant la naissance, du droit au respect de la vie de toute personne. Elle ne traite donc pas directement de l’avortement, mais d’une question juridique préalable qui conditionne sa pratique.
Les États et organisations internationales pourraient formuler la déclaration interprétative suivante :
« L’État ABC interprète la protection du droit au respect de la vie humaine, garanti au titre de la Convention XYZ, comme bénéficiant à toute personne dès avant sa naissance ».
Par cette déclaration interprétative, les États informent les autres États partis et les organisations internationale qu’il interprètent la notion de « personne » ou « d’être humain » titulaire du droit à la vie comme s’appliquant à la personne dès avant sa naissance.
Cette déclaration est valide en ce qu’elle n’est pas contraire aux instruments internationaux de protection des droits de l’homme, et ne les modifie pas.
Cette déclaration n’est pas contraire aux instruments internationaux de protection des droits de l’homme
Les instruments internationaux de protection des droits de l’homme n’excluent pas explicitement la période prénatale de la vie humaine du champ d’application du droit à la vie, voire la visent explicitement, pour la protéger à divers degrés.
Sans être exhaustif, il est possible de citer les cas suivants.
La déclaration interprétative n’est donc pas contraire aux instruments internationaux en matière de protection des droits de l’homme.
Cette déclaration interprétative n’est pas une réserve
Cette déclaration n’a pas pour effet de réduire la portée du droit au respect de la vie, et donc de réduire l’engagement des États parties à ce titre, mais simplement d’en préciser la portée en ce qui concerne son auteur. Elle n’implique pas de réduire la protection de la vie des tierces personnes, en particulier de celle des femmes enceintes.
L’existence d’une tendance, postérieure à l’adoption du traité, en faveur d’une diminution de la protection de la vie humaine tendant à exclure la vie prénatale de son champ d’application ne pourrait pas contraindre un État à réduire la protection qu’il lui accorde. La référence à une telle tendance, même majoritaire, ne peut servir qu’à l’élévation du niveau global de protection des droits, et non à sa réduction[12].
Cette déclaration est en outre conforme au principe suivant lequel un instrument international de protection des droits de l’homme ne confère qu’un niveau minimal de garantie des droits et libertés, et n’interdit pas aux États d’accorder un niveau de protection plus élevé dans leur ordre juridique interne.
Réponse aux éventuelles objections
Aux États qui s’opposeraient éventuellement à cette déclaration, il est possible de répondre :
Il n’existe pas de motif juridique permettant de justifier une éventuelle opposition à la déclaration interprétative dès lors que celle-ci n’est pas contraire à la lettre, ni à l’intention des auteurs des instruments internationaux de protection des droits de l’homme, et qu’elle est en outre conforme à la pratique de ses auteurs, et qu’elle est réalisée de bonne foi.
Sur l’État effectuant la déclaration
Cette déclaration ne modifie pas le droit interne.
Sur les États tiers
Les États tiers parties aux instruments concernés sont seulement informés par la déclaration interprétative, et non liés par celle-ci.
Sur les organes de protection des droits de l’homme
Une déclaration interprétative n’est pas contraignante stricto sensu, mais doit être prise en compte par les organes de protection des droits de l’homme afin de connaître l’étendue de l’engagement de l’État. Toutefois, en raison du contenu spécifique de la déclaration interprétative proposée, le non-respect de celle-ci par les organes internationaux de protection des droits de l’homme aurait pour effet de réduire le champ d’application du droit à la vie garanti dans l’ordre interne, ce qui viole le droit international. En effet, une interprétation du droit à la vie excluant la période prénatale de son champ d’application, formulée par une instance internationale à l’égard d’un État auteur de ladite déclaration interprétative, serait contraire au principe général de droit international des droits de l’homme suivant lequel aucune disposition d’un traité ne peut être « interprétée comme limitant ou portant atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales qui pourraient être reconnus conformément aux lois de toute Partie contractante ou à toute autre Convention à laquelle cette Partie contractante est partie »[13]. Ce principe a été formulé dans plusieurs instruments internationaux de protection des droits de l’homme, notamment à l’article 53 de la Convention européenne des droits de l’homme et à l’article 27 de la Convention sur les droits de l'homme et la biomédecine (Oviedo,1997). Celle-ci pose qu’aucune des dispositions de la Convention ne peut être interprétée « comme limitant ou portant atteinte à la faculté pour chaque Partie d’accorder une protection plus étendue à l’égard des applications de la biologie et de la médecine que celle prévue par la présente Convention ». Suivant ce principe, à titre d’illustration, un État qui interdit la peine de mort en droit interne ne peut se voir contraint de la légaliser au titre du droit international.
En outre, la reconnaissance explicite de l’application du droit à la vie à toute personne, dès avant sa naissance, devrait avoir pour effet d’empêcher la reconnaissance d’un « droit » à l’avortement, car nul ne peut disposer d’un droit sur l’existence d’un tiers. Cette déclaration interprétative contient ainsi la pratique de l’avortement dans le registre de l’exception et de l’atteinte au droit à la vie. Une personne qui invoquerait les droits de l’homme pour demander l’accès à l’avortement, en dehors du cas de danger pour la vie de la mère, réaliserait alors un abus de droit, car sa demande viserait à réduire la protection et les droits des enfants à naître. Un tel abus de droit est prohibé notamment à l’article 17 de la Convention européenne des droits de l’homme, car il vise à la « destruction des droits ou libertés reconnus dans la présente Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à ladite Convention. »
[1] Observation générale sur le droit à la vie : Des mois de gestation pour aboutir à l’avortement, Compte rendu annoté de la 2e lecture des paragraphes 8 et 9 de l’Observation générale n° 36 du Comité des droits de l’homme. http://media.aclj.org/pdf/Compte-rendu-annot%C3%A9-de-l'Observation-g%C3%A9n%C3%A9rale-sur-le-droit-%C3%A0-la-vie-n%C2%B036-du-Comit%C3%A9-des-droits-de-l'homme,-ECLJ.pdf
[2] Vo c. France, GC, n° 53924/00, 8 juillet 2004, § 75.
[3] Vo c. France, op. cit., § 82.
[4] Cour IADH, Artavia Murillo et autres c. Costa Rica. 28 novembre 2012. Séries C No. 257, § 264.
[5] United Nations, document A/75/626, General assembly, Seventy-fifth session, Letter dated 2 December 2020 from the Permanent Representative of the United States of America to the United Nations addressed to the Secretary-General.
[6] https://legal.un.org/ilc/reports/2011/french/addendum.pdf
[7] CPJI, arrêt du 16 décembre 1927, Interprétation des arrêts nos 7 et 8 (Usine de Chorzów), C.P.J.I. série A, No 13, p. 10; voir aussi CIJ, arrêt du 27 novembre 1950, Demande d’interprétation de l’arrêt du 20 novembre 1950 en l’Affaire du droit d’asile, C.I.J. Recueil 1950, p. 402.
[8] CIJ, avis consultatif du 18 juillet 1950, Interprétation des traités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie, C.I.J. Recueil 1950, p. 229, ou arrêt du 27 août 1952, Droits des ressortissants des États-Unis au Maroc, C.I.J. Recueil 1952, p. 196.
[9] Travaux préparatoires, E/CN.6/SR.28, p. 1355.
[10] Voir notamment G. Puppinck, « L’avortement et la Cour européenne des droits de l’homme », Droit et prévention de l’avortement en Europe, LEH, 2016.
[11] A. B. C., c. Irlande, GC, n° 25579/05, 16 déc. 2010, § 222, confirmant Vo c. France, GC, n° 53924/00, 8 juillet 2004.
[12] Bayev et autres c. Russie, n° 67667/09, 20 juin 2017, § 70.
[13] Convention européenne des droits de l’homme, art. 53, « Aucune des dispositions de la présente convention ne sera interprétée comme limitant ou portant atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales qui pourraient être reconnus conformément aux lois de toute Partie contractante ou à toute autre Convention à laquelle cette Partie contractante est partie ».