Cours de piscine, intégration & droits
À Rome, on prend des bains comme les Romains. À propos de l’arrêt de la CEDH Osmanoğlu et Kocabaş c. Suisse (n° 29086/12).
Le 10 janvier 2017, la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après, la Cour) a rendu un arrêt concernant l’obligation faite aux parents dans le cadre de la scolarité de leurs filles d’envoyer ces dernières à des cours de natation mixtes malgré leurs convictions religieuses opposées.
La diversité culturelle en Europe serait, au dire de certains, une chance et une richesse dont il serait dommageable de se priver. Mais lorsque cette diversité se manifeste concrètement et devient "visible", comment l’appréhender ? En l’espèce, était-il légitime pour des parents de confession musulmane de refuser d’envoyer leurs filles à des cours de natation mixtes obligatoires au nom de leurs convictions religieuses ?
Non, répond la Cour dans son arrêt conforme à la décision du Tribunal fédéral Suisse du 7 mars 2012 : la réussite de l’intégration passe par une scolarité intégrale obligatoire. Les parents avaient invoqué une violation de leur droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion (article 9 de la Convention) et si la Cour reconnaît une ingérence dans leur droit, elle considère qu’il y avait un but légitime la justifiant : l’intégration.
A priori, pour ceux qui s’inquiètent de la place grandissante de l’islam en Europe, cette décision aurait de quoi réjouir. Mais à voir les motifs de la Cour pour statuer de la sorte, il s’agit plutôt d’une ingérence non légitime dans les convictions de cette famille au nom de valeurs collectives contingentes. Une ingérence qui peut à terme toucher toute conviction qui n’est pas en phase avec celles de nos sociétés contemporaines.
D’inspiration assimilationniste, la Cour justifie sa décision par un raisonnement étatiste dangereux, attentatoire au droit des parents d’élever et d’éduquer leurs enfants selon leurs convictions (I.), en redéfinissant le rôle de l’école et de l’enseignement (II.).
La Suisse n’ayant pas ratifié l’article 2 du Premier protocole de la Convention européenne des droits de l’homme garantissant le respect par l’État du droit des parents d’assurer une éducation et un enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques, les parents ne pouvaient pas invoquer une violation de ce droit. Ils ont uniquement invoqué leur liberté religieuse (article 9), et non pas également une atteinte à la vie privée de leurs filles (article 8).
Ainsi le principe général, de droit naturel et international[1], selon lequel les parents sont les premiers responsables de l’éducation de leurs enfants n’a pas été invoqué directement dans cette affaire (§ 35). C’est néanmoins un principe de droit naturel ; les parents ayant engendré les enfants sont les premiers responsables de leur éducation et instruction. Peu importe leur religion, ce droit s’applique à tous car il est naturel. L’ECLJ a eu l’occasion de rappeler cette position de Saint Thomas d’Aquin dans ses observations écrites dans une affaire concernant l’école à la maison.
Dans son application des principes, § 97, la Cour pose un principe de « l’intérêt des enfants à une scolarisation complète » pour appuyer son refus de laisser les parents retirer leurs filles du cours de natation. En tant que telle, cette affirmation est contraire à la liberté des parents d’instruire et éduquer eux-mêmes leurs enfants et est malheureusement conforme à la jurisprudence Konrad c. Allemagne qui considère légitime pour l’Allemagne d’interdire complètement l’école à la maison. En n’appliquant pas le droit naturel ni l’article 2 du Premier protocole, la Cour n’admet pas de « dispense » pour un cours spécifique, dispense qu’elle avait accordée dans un arrêt de Grande Chambre (Folgerø et autres c. Norvège), où il s’agissait de cours de morale chrétienne obligatoires.
Pourtant, il faut rappeler que ce n’est que par délégation que les écoles publiques ou privées contribuent à aider les parents dans cette tâche éducative. Une société n’est vraiment libérale que si les personnes et les corps intermédiaires priment l’État. Le respect de l’autorité parentale et du droit des parents d’instruire leurs enfants selon leurs convictions est une garantie contre le totalitarisme étatiste. Même si le choix des parents peut être discutable, par principe, il vaut mieux tolérer un mal modéré que de condamner les parents et mettre à mal leurs prérogatives naturelles. S’il y a des parents qui endoctrinent leurs enfants, cela ne touche « que » leurs enfants, tandis que si l’État a la mainmise sur l’éducation, il peut endoctriner tous les enfants.
Par ailleurs, si « le droit à la liberté de religion tel que l’entend la Convention exclut toute appréciation de la part de l’État sur la légitimité des croyances religieuses ou sur les modalités d’expression de celles-ci » (§ 85), comment peut-on juger la légitimité de faire prévaloir la scolarisation intégrale sur la dispense du cours de natation ? La Cour réussit dans cet arrêt à juger l’ingérence de la Suisse légitime sur la raison religieuse des parents sans jamais se prononcer sur la raison religieuse du retrait en elle-même. La Cour ne porte pas d’appréciation sur les fondements religieux et moraux du retrait.
Alors que les parents prétendaient faire pratiquer à leurs filles cette activité dans un cadre plus conforme à leurs convictions, la Cour impose la participation des élèves à absolument toutes les matières proposées par un raisonnement égalitariste. Elle considère « qu’exempter des enfants dont les parents ont des moyens financiers suffisants pour leur assurer un enseignement privé créerait par rapport aux enfants dont les parents ne disposent pas de tels moyens une inégalité non admissible dans l’enseignement obligatoire. » (§ 100).
Sur ce fondement de la scolarisation complète, la Cour justifie unanimement l’action de l’État de forcer quelqu’un contre sa volonté à faire un acte positif (venir à un cours de piscine) sous peine d’amende. Selon elle, la réussite de l’intégration et la scolarisation intégrale passent par l’atteinte au respect des convictions religieuses.
B. À propos des mœurs et des coutumes locales
En l’espèce, les deux musulmanes ne voulaient rien imposer à personne mais souhaitaient ne pas participer à une activité. Il ne s’agit pas de refuser l’éducation pour les filles, l’école, la mixité en générale, ni même le sport en lui-même, mais uniquement les cours de natation mixtes. Les parents ne voulaient pas que leurs filles soient en maillots de bains avec des garçons et ne voulaient pas non plus qu’elles soient les deux seules en burkini. Ils voulaient qu’elles soient dispensées de ce cours uniquement, en raison de leurs convictions, et cela ne portait objectivement aucune atteinte aux intérêts des enfants, des autres élèves, du professeur ou de l’école en général.
Cette conviction se heurte aux mœurs et coutumes locales qui font qu’au début du XXIè siècle en Suisse, il est normal que les jeunes enfants aient des cours de piscine mixtes en maillots de bain une ou deux pièces. Sur ce point il est important de rappeler que les mœurs ont beaucoup changé… et continuent de changer. « Ce n’est que vers 1950 que le terme « mixité » apparaît comme substantif en référence à la mixité scolaire. Le Grand Larousse encyclopédique de 1963 exprime la perception dubitative de ce mot : « Mixité : n.f.- Etat d’une école où les filles et garçons sont admis. Certains éducateurs émettent des doutes sur l’efficacité de la mixité[2] ». » Il y a 50 ans, il était très rare que l’État organisât des cours de piscine mixtes. Quant à l’avenir rien n’empêche d’imaginer qu’au nom de l’égalité de genre, d’autres activités ou pratiques choquantes aujourd’hui mais estimées normales demain soient mises en place.
Si les mœurs et les coutumes locales évolutives sont le critère ultime pris en compte par la Cour pour imposer une pratique à des parents, comment vivre selon des convictions ancrées et intemporelles ? Cela revient à devoir se plier à l’air du temps.
S’ils ne sont pas isolés parmi les musulmans[3], la position tenue par les parents était néanmoins difficile à justifier. Les cours de piscine dans le canton de Bâle ne sont censés être mixtes que jusqu’à la puberté des enfants (12 ans), ce qui diminue l’argument tiré de l’atteinte à la pudeur. Il leur était possible de porter un burkini (§ 47), mais cette proposition stigmatise davantage les jeunes filles, par une espèce de régime spécial dérogatoire aux yeux de tous les enfants.
Cette mise en avant de la scolarisation intégrale pour une intégration réussie s’explique par une redéfinition du rôle de l’école.
II. Le but de la natation c’est le vivre ensemble et la mixité
Dans sa décision, la Cour surévalue la valeur d’un cours de piscine. Car le sport, on le sait depuis 1998 et la victoire d’une équipe "black-blanc-beur" : c’est la clef de l’intégration.
La Cour répète dans deux paragraphes que la finalité principale du cours de piscine, ce n’est pas d’apprendre à nager, mais de faire une activité en commun : « Cela étant, l’intérêt de cet enseignement ne se limite pas pour les enfants à apprendre à nager et à exercer une activité physique, mais il réside surtout dans le fait de pratiquer cette activité en commun avec tous les autres élèves » (§ 98) ; « la Cour réitère ce qu’elle a observé plus haut, à savoir qu’il ne s’agit pas seulement pour les enfants de pratiquer une activité physique ou d’apprendre à nager – objectifs en soi légitimes –, mais davantage encore d’apprendre ensemble et de pratiquer cette activité en commun. » (§ 100)
Ce positionnement est grave, car la Cour réassigne un rôle à la matière scolaire : le rôle du cours de natation est moins d’apprendre à nager, que « surtout » de pratiquer cette activité en commun, d’apprendre ensemble ; alors même que la natation est un sport essentiellement individuel.
Cette décision renforce la sanctuarisation de l’école publique qui devient un outil d’uniformisation sociale et culturelle que l’on qualifie ici « d’intégration ». Face à ce sanctuaire, s’oppose une véritable objection de conscience motivée par une conviction religieuse engendrant un refus d’agir positivement. Forcer quelqu’un à agir contre ses convictions est plus grave ou plus violent qu’empêcher quelqu’un d’agir positivement selon ses convictions[4]. Par exemple, il est plus acceptable ou moins grave d’interdire le port du voile à l’école que de forcer un musulman à manger du porc. Sanctionner les parents pour avoir refusé que leurs filles aillent à la piscine n’est pas différent que de les sanctionner pour avoir refusé que leurs filles mangent du porc. La nourriture, le vin et la charcuterie font aussi partie des mœurs et des coutumes locales et on pourrait alors penser que l’on peut obliger des juifs, musulmans ou mormons à faire de même, au nom de leur intégration… Tout comme on contraignait les chrétiens à jeter des grains d’encens aux statues de l’empereur au nom de l’unité de la Cité. Les personnes ont le droit d’être laissées en paix, elles n’ont pas demandé d’aménagements spéciaux (comme par exemple un menu à la carte à la cantine), mais simplement d’être dispensées d’un cours spécifique pour une raison qui ne nuit à personne.
À la lumière des faits de l’espèce, l’argument tiré de l’intégration laisse relativement dubitatif car le père des deux jeunes filles est un Turc arrivé en Suisse à ses 10 ans. Il y a fait ses études, est retourné en Turquie se marier et son épouse est venue avec lui en Suisse en 1999 dans le cadre du regroupement familial. Ce sont des ressortissants suisses parlant tous deux couramment le Suisse-Allemand et leurs trois filles sont toutes nées en Suisse et y ont fait l’intégralité de leur scolarité. Selon la bien-pensance contemporaine, cela fait de ces jeunes filles des "Suisses comme les autres", alors pourquoi parler d’intégration ? En réalité cette famille est intégrée, il s’agit en fait d’uniformisation sociale.
Il y a là une contradiction avec la philosophie libérale de la Cour : si l’on vit dans une Europe démocratique libérale et que le « pluralisme religieux » est « vital pour la survie d’une société démocratique » (§ 89), pourquoi le restreindre lorsqu’il s’exprime par un simple droit de retrait ? Peut-on vraiment croire que la réussite de l’intégration des jeunes filles a été mise en péril par le retrait de ce cours de natation ? On a le sentiment que la Cour prône le pluralisme religieux sans en vouloir les conséquences.
L’Europe est dans une forme d’ébullition culturelle : non seulement elle fait face à une arrivée massive de personnes de cultures, racines et valeurs différentes, mais en plus l’Occident lui-même détruit toute sa morale et se divise sur une multitude de sujets sociétaux. Ce désordre culturel appelle un ordre et cet arrêt de la Cour nous entraîne vers un ordre séculariste assuré par un État fort qui outrepasse les libertés individuelles. Face au défi culturel posé par l’islam en Europe, il est primordial de ne pas renoncer à nos principes car une logique de rapport de force ne permet pas de préserver la justice.
[1] « Les parents ont, par priorité, le droit de choisir le genre d’éducation à donner à leurs enfants », Déclaration universelle des droits de l’homme, Art.26.3.
[2] Geneviève Pezeu, « Une histoire de la mixité », Cahiers pédagogiques, N° 487 - Dossier « Filles et garçons à l’école ».
[3] « Sondage : Les Français très majoritairement contre le burkini, tandis que Manuel Valls désavoue Najat Vallaud-Belkacem », Media-Presse.Info, 25 août 2016, accessible à cette adresse : http://www.medias-presse.info/sondage-les-francais-tres-majoritairement-contre-le-burkini-tandis-que-manuel-valls-desavoue-najat-vallaud-belkacem/60106/
[4] Ce refus pourrait aussi être comparé à celui d’une objection des parents à une transfusion sanguine de leur enfant. Mais dans ce cas, il s’agit d’une question de vie ou de mort de l’enfant ; et si son intérêt l’exige, il peut alors être légitime de passer outre l’objection des parents. Mais ici l’objection de conscience des parents ne met pas gravement en péril l’intérêt des enfants.