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Juger les djihadistes européens et réagir à leur retour

Juger les djihadistes européens

Par Nicolas Bauer1570006748417

Cet article a été publié sur Le Figaro, dans une version allégée.

 

Le ministre français de l’Europe et des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, avait déclaré il y a quelques mois : « Ceux qui sont Français et qui ont combattu dans les rangs de Daech ont combattu la France. Ce sont donc des ennemis, et il faut qu’ils soient traités et jugés là où ils ont commis leurs crimes, singulièrement en Irak et en Syrie »[1]. Le Premier ministre des Pays-Bas Mark Rutte avait quant à lui dès 2015 affirmé qu’il préférait que les djihadistes meurent sur place plutôt qu’ils reviennent en Europe[2].

D’après une équipe missionnée par le Conseil de sécurité des Nations unies, 30 000 combattants terroristes étrangers « pourraient être encore en vie et leurs projets resteront une préoccupation au niveau international dans les années à venir »[3]. Depuis la proclamation du califat en 2014, 5 000 à 6 000 Européens seraient partis combattre dans la zone de conflit en Iraq et en République arabe syrienne[4]. Les effectifs les plus importants viennent de France (1 200 combattants), du Royaume-Uni et de l’Allemagne (500-600 chacun)[5]. Les experts et diplomates de l’ONU estiment qu’ « entre 30 % et 40 % d’entre eux ont été tués, 10 % à 15 % sont toujours détenus dans la région, 10 % à 15 % se sont réinstallés ailleurs et 30 % à 40 % sont rentrés en Europe »[6]. Le retour des combattants de l’État islamique a donc déjà en partie eu lieu et la réponse politique et judiciaire à ce phénomène doit être organisée.

C’est pourquoi, des députés de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) appartenant à plusieurs groupes politiques (PPE ; SOC ; ADLE) ont déposé une proposition de résolution le 12 avril 2019 : « Traiter la question des combattants étrangers de Daech et de leurs familles qui rentrent de Syrie et d’ailleurs dans les États membres du Conseil de l’Europe »[7]. D’après eux, plus de 2 500 djihadistes seraient déjà revenus en Europe (contre 1 500 à 2 400 pour l’ONU) et beaucoup d’autres souhaiteraient rentrer. Les députés craignent que ce phénomène engendre un danger pour la sécurité en Europe et considèrent qu’il est « prioritaire » de réagir. Ils demandent « des investigations effectives et des poursuites pour leur participation et leur complicité à un génocide, à des crimes contre l’humanité, à des crimes de guerre ou à des infractions de moindre gravité » et recommandent la création d’un tribunal pénal international (TPI). Une suite sera donnée à cette proposition de résolution par la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme de l’APCE, qui devrait désigner bientôt un député pour réaliser un rapport et rédiger un projet de résolution ou de recommandation[8].

Ces travaux parlementaires, que l’ECLJ suivra de près, sont l’occasion d’évaluer le danger engendré par le retour des combattants de Daech et surtout les réponses qui y sont apportées. Comment réagir à ce phénomène ? Plusieurs obstacles aux poursuites par une juridiction pénale internationale existent ; le temps qu’ils soient éventuellement levés, il est intéressant de se demander comment les autorités nationales peuvent organiser une réponse judiciaire et politique au retour des combattants de Daech, tout en traitant les causes profondes du djihadisme.

 

Le danger engendré par le retour de djihadistes en Europe

Me William Bourdon, avocat de plusieurs djihadistes de retour en France, avait assuré en avril 2014 : « il y a, parmi eux, de vrais repentis, et beaucoup de gens dupés par Daech, ou des jeunes femmes mariées de force »[9]. Spécialiste de la question djihadiste, David Thomson lui avait répondu que les « repentis » sont des exceptions. En effet, les anciens combattants en Syrie refusent quasi systématiquement de témoigner contre l’État islamique auprès des services du renseignement intérieur[10]. Le seul repenti rencontré par D. Thomson explique : « En rentrant, la plupart sont déçus peut-être, mais repentis, pas du tout (…). Ils sont encore partisans du djihad (…). Ils ont des gros dossiers sur les gens de l’EI, mais ils ne veulent pas aider parce qu’ils considèrent la France comme une force mécréante, ennemie de l’Islam »[11].

Force est de constater que, dans les faits, plusieurs combattants de Daech ont poursuivi le djihad après leur retour en Europe en planifiant et en participant à des attentats ou tentatives d’attentats. L’APCE avait d’ailleurs fait ce constat dans une résolution de janvier 2016[12] et dans un rapport adopté en septembre 2017[13]. À titre d’illustration, Abdelhamid Abaaoud, organisateur des attentats du 13 novembre 2015 (130 morts), ainsi que trois autres tueurs de ce soir-là (Bilal Hadfi, Ismaël Omar Mostefaï, Samy Amimour), étaient nés et avaient grandi en Europe, avaient voyagé en Syrie, puis ont commis un attentat à leur retour en Europe[14]. D’anciens combattants de Daech ont aussi participé à des crimes antisémites à Bruxelles en avril 2014 (4 morts)[15], et des attentats-suicide dans la même ville en mars 2016 (32 morts)[16] et à Manchester en mai 2017 (22 morts)[17]. Certains revenants cherchent aussi à « [recruter] de nouveaux adeptes, en glorifiant les actes terroristes ainsi qu’en partageant leur expérience avec de nouvelles recrues, et en leur assurant une formation aux méthodes terroristes » (résolution 2091, APCE)[18]. Tous les djihadistes, quelles que soient leurs motivations aujourd’hui, se sont en tout cas habitués à vivre dans un contexte de violence extrême et banalisée pendant plusieurs mois ou années.

Les combattants de Daech de retour en Europe n’ont en général pas encore été jugés pour leurs crimes. Dans sa résolution 2190 (2017), l’APCE a affirmé que « Daech a commis contre des membres des minorités yézidie, chrétienne et musulmane non sunnite des actes de génocide, comprenant des massacres et des meurtres isolés, ainsi que des préjudices corporels ou psychologiques graves, en recourant à la torture, à des passages à tabac et à des traitements inhumains et dégradants, et, dans le cas des groupes yézidi et chrétien, à des viols, à l’esclavage et aux abus sexuels »[19]. Le qualificatif de génocide a aussi été utilisé par plusieurs États et institutions[20]. Gilles de Kerchove, coordinateur de l’Union européenne pour la lutte contre le terrorisme, considère qu’il est préférable de traiter les djihadistes comme des criminels et non comme des combattants, étant donné qu’ils tuent de nombreux civils ou personnes hors d’état de combattre[21]. Les djihadistes – en particulier leurs chefs – sont en effet, à titre individuel, pénalement responsables de leurs crimes[22].

 

Les obstacles aux poursuites par la Cour pénale internationale (CPI)

Dans sa résolution 2190 (2017), l’APCE avait constaté qu’ « il n’y a (…) actuellement aucun mécanisme judiciaire international qui soit en mesure de poursuivre Daech »[23]. De fait, les crimes de Daech ont été commis sur les territoires de la Syrie et l’Irak, qui ne sont pas parties au Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI). De plus, il est peu probable que le Conseil de sécurité des Nations unies défère la situation en Syrie et en Irak au procureur de la CPI[24]. En effet, lorsqu’un projet de résolution avait été présenté en ce sens par la France en 2014, la Fédération de Russie et la Chine, membres permanents du Conseil de sécurité, avaient bloqué le texte[25]. Ce veto s’explique par le fait que donner une compétence territoriale à la CPI aboutirait à une enquête non seulement sur Daech, mais aussi sur le régime syrien de Bachar el-Assad, soutenu par les gouvernements russe et chinois.

Si les crimes de Daech ne relèvent pas de la compétence territoriale (ratione loci) de la CPI, celle-ci peut néanmoins choisir d’exercer une compétence à titre individuel (ratione personae), pour les seuls crimes commis par les ressortissants d’États reconnaissant sa compétence. Le procureur de la CPI a donc la possibilité d’ouvrir une enquête sur les crimes commis en Syrie et en Irak par les djihadistes originaires d’Europe et d’autres États parties au Statut de Rome, telles la Tunisie, la Jordanie ou encore l’Australie[26]. Cependant, Fatou Bom Bensouda, l’actuel procureur, a décidé de ne pas ouvrir une telle enquête. Elle a déclaré en avril 2015 qu’elle « avait pour politique de concentrer son action sur les personnes qui portent la responsabilité la plus lourde dans les crimes commis à grande échelle »[27]. Or, l’État islamique est dirigé principalement par des ressortissants iraquiens et syriens et non par des combattants étrangers. Fatou Bensouda a donc considéré que ses chances « de pouvoir enquêter et poursuivre les personnes qui portent la responsabilité la plus lourde (…) semblent très minces »[28].

Sans espoir réel d’être écoutée, l’APCE a en 2017 appelé « la Syrie et l’Irak à ratifier le Statut de Rome de la CPI », « la procureure de la CPI à réexaminer (…) sa décision de ne pas ouvrir d’enquête », et les États à « [ne pas s’opposer] aux éventuelles résolutions futures du Conseil de sécurité des Nations unies »[29]. Dans un rapport, les parlementaires avaient identifié ces possibilités comme « trois moyens évidents de surmonter les obstacles à l’exercice par la CPI de sa compétence pour les crimes commis par Daech »[30]. Étant donné que le contexte géopolitique n’a pas suffisamment changé pour que ces obstacles soient surmontés rapidement, l’engagement de poursuites contre les membres de Daech par la CPI paraît improbable, y compris en ce qui concerne les djihadistes originaires d’Europe. Pour cette raison, il peut être intéressant d’explorer la pertinence d’autres mécanismes judiciaires internationaux.

 

La création d’un tribunal pénal international (TPI) ?

Dans leur proposition de résolution du 12 avril 2019, les parlementaires ne mentionnent pas la CPI mais insistent sur « la nécessité de créer et de soutenir un tribunal pénal international » (TPI)[31]. De tels tribunaux avaient notamment été mis en place pour l’ex-Yougoslavie en 1993 et pour le Rwanda en 1994. Néanmoins, si la CPI a été créée, c’est justement pour – à terme – remplacer les TPI[32]. De plus, le bilan des anciens TPI est très mitigé, selon de nombreux experts. À titre d’illustration, le TPI pour l’ex-Yougoslavie a été perçu comme politique, du fait notamment des engagements passés de ses juges et de collusions entre le TPI et l’Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN)[33]. La lenteur des procédures judiciaires a aussi été critiquée.

Par ailleurs, la création d’un TPI est décidée par le Conseil de sécurité des Nations unies et sera donc probablement bloquée par un veto de la Fédération de Russie et de la Chine. En effet, pourquoi penser que ces deux pays, s’ils refusent de déférer la situation en Syrie et en Irak au procureur de la CPI, accepteraient la création d’un TPI ? Les États-Unis, autre membre permanent du Conseil de sécurité, ont également indiqué qu’ils n’y étaient pas non plus favorables[34]. Le futur rapport de la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme de l’APCE sur ce sujet explorera peut-être de nouveaux moyens de sortir de ces impasses et d’aboutir à la création d’un TPI. Le rapport de 2017 avait aussi mentionné l’idée « d’étudier des variantes à ces modèles, telles que des chambres extraordinaires au sein de tribunaux irakiens, composées de juges irakiens et assistées d’experts internationaux »[35].

Dans tous les cas, comme le rappelle le procureur de la CPI Fatou Bensouda, bien que les infractions commises par les membres de Daech sont internationales par nature, « il incombe en premier lieu aux autorités nationales d’enquêter sur les crimes commis à grande échelle et de poursuivre leurs auteurs »[36]. En l’absence de mandat donné à une juridiction pénale internationale, les États européens doivent en effet prendre des décisions concernant le jugement de leurs nationaux et appliquer eux-mêmes le droit international.

 

Laisser si possible les djihadistes être jugés sur place

De manière générale, chaque État prévoit une application de sa loi pénale sur le territoire où l’infraction a été commise, même si l’auteur ou la victime n’a pas la nationalité de cet État[37]. Ce principe est bien inscrit dans les codes pénaux syriens[38] et irakiens[39], ainsi que dans ceux des États européens[40]. Cette souveraineté des États, reconnue en droit international, rend compétentes les autorités judiciaires irakiennes, syriennes ou même kurdes pour juger des ressortissants européens ayant commis localement des crimes[41]. Le procureur de la République de Paris, François Molins, avait ainsi rappelé en novembre 2017 que ces pays avaient le droit « de décider s’ils veulent juger ces femmes et ces hommes ou au contraire (...) les rendre au pays de leur nationalité »[42]. Le magistrat Ghislain Poissonnier s’interroge d’ailleurs : « Comment réagiraient les autorités françaises si les autorités syriennes ou irakiennes demandaient que leurs citoyens auteurs d’infractions graves en France soient jugés par leurs juridictions et non par les tribunaux français ? »[43]

Appliquer le principe de compétence territoriale aux crimes de Daech serait également souhaitable d’un point de vue pratique. En effet, juger les criminels sur place facilite l’enquête, la collecte de preuves et l’identification de leurs victimes. D’après Ghislain Poissonnier, « ce n’est qu’en cas d’élément rendant cette pratique inapplicable – fuite, disparition, expulsion, dissolution du système judiciaire local, décision de renonciation, immunité diplomatique, compétence d’une juridiction internationale, etc. – qu’elle reçoit exception et que les faits sont poursuivis et jugés ailleurs »[44]. Ceci dit, juger les djihadistes européens en Syrie n’est pas encore réaliste, car la guerre civile se poursuit et empêche pour le moment la reconnaissance unanime d’une autorité politique légitime. C’est en revanche déjà possible en Irak, car la guerre à proprement parler est finie depuis décembre 2017. Privilégier un jugement des djihadistes sur place est en tout cas la position de plusieurs États européens, en particulier le Royaume-Uni, la Suède ou encore la Belgique[45].

En l’attente d’une clarification géopolitique, le rôle des États européens vis-à-vis de leurs ressortissants en Syrie et en Irak peut pour le moment se focaliser sur une veille du respect des droits de l’homme, par des démarches diplomatiques. Ainsi, si la France n’est pas juridiquement tenue d’intervenir pour tenter de protéger ses ressortissants risquant la peine de mort, c’est une tradition politique[46]. Le ministre français de la Justice Nicole Belloubet avait déclaré en janvier 2018 : « s’il y avait une question de peine de mort, l’État français interviendrait (…), en négociant avec l’État en question (…) au cas par cas »[47]. Cette question s’est posée en août 2019 à propos du transfert de treize djihadistes français en Irak depuis le Kurdistan, dont certains ont depuis été condamnés à mort par la justice irakienne[48]. Les États européens s’intéressent aussi aux conditions de détention des djihadistes et à leur droit à un procès équitable. 

En ce qui concerne les djihadistes qui ne sont ni rentrés ni morts, quels moyens pouvons-nous utiliser pour nous assurer qu’ils restent là-bas pour y être jugés et purger leur peine ?

 

La déchéance de nationalité : un moyen de lutte contre le terrorisme ?

Dans une résolution de janvier 2019, l’APCE avait constaté – malheureusement pour le regretter – que « la privation de nationalité [est] souvent utilisée dans le seul but de permettre l’expulsion ou le refus de la réadmission d’une personne qui a ou pourrait avoir pris part à des activités terroristes »[49]. En effet, plusieurs États prévoient la déchéance de nationalité « préventive », afin d’éviter que les djihadistes de Daech ne reviennent en Europe[50]. Bertrand Pauvert, spécialiste du droit de la nationalité et de la lutte contre le terrorisme, avait expliqué à l’ECLJ que le Royaume-Uni était le seul pays « à avoir une pratique intensive de la déchéance de nationalité, en l’effectuant de manière quasi-systématique à l’encontre des Britanniques possédant une autre nationalité et s’étant engagé aux côtés de Daech »[51]. En 2017, le Royaume-Uni a déchu 150 djihadistes binationaux de leur nationalité britannique[52].

Si la résolution de janvier 2019 de l’APCE s’oppose de manière générale à la déchéance de nationalité, la CEDH a déjà validé le choix politique du Royaume-Uni. Le 7 février 2017, les juges de Strasbourg avaient déclaré irrecevable la requête d’un citoyen britannique déchu de sa nationalité en raison de son départ en Syrie pour combattre aux côtés de Daech[53]. La CEDH a considéré que cette déchéance de nationalité ainsi que la décision d’interdiction du territoire n’était pas disproportionnée au but poursuivi, à savoir protéger le public de la menace du terrorisme. Elle a notamment rappelé que « la raison pour laquelle le requérant a dû former son recours depuis l’étranger [ce dont il se plaignait] était non pas la décision de déchéance prononcée à son encontre par la ministre mais plutôt sa décision de s’enfuir du pays ». Comme le rappelle Bertrand Pauvert, la déchéance de la nationalité n’est pas une mesure pénale, mais une sanction administrative qui « ne fait que traduire une réalité factuelle et matérielle, celle d’une personne qui est étrangère par tout son être »[54].

Cependant, la possibilité de déchoir un citoyen de sa nationalité est limitée par le droit international, si cela entraîne une situation d’apatridie[55]. Le Royaume-Uni interprète ce principe avec souplesse, en s’assurant seulement qu’il existe des « motifs raisonnables permettant de penser » que la personne peut acquérir une autre nationalité[56]. De plus, déchoir les djihadistes de leur nationalité européenne lorsqu’ils sont encore en Syrie et en Irak n’a de sens que si les frontières extérieures de l’Europe sont renforcées, afin d’empêcher un retour[57].

 

Juger les revenants en Europe et s’attaquer aux causes de leur démarche

Comme expliqué en introduction, entre 30 et 40 % des combattants européens de Daech sont déjà rentrés en Europe[58]. Lorsque le retour a déjà eu lieu, ce sont aux États européens qu’il incombe de les juger. Certes, l’absence de déclaration de guerre entre des États ne permet pas réellement d’inculper les djihadistes pour haute trahison ou intelligence avec l’ennemi[59]. Mais les États européens peuvent les juger et les condamner pour leurs crimes et délits, en exerçant leur compétence personnelle sur leurs ressortissants. Par exemple, la loi pénale française « est applicable à tout crime commis par un Français hors du territoire de la République » et « aux délits commis par des Français hors du territoire de la République si les faits sont punis par la législation du pays où ils ont été commis »[60].

Cependant, comment empêcher les djihadistes de récidiver en Europe à leur sortie de prison ? Plusieurs pistes pourraient être étudiées. Il serait par exemple intéressant de d’appliquer aux djihadistes le principe de la rétention de sûreté, à l’image de ce qui existe déjà en France pour les crimes sexuels ou violents, afin de suivre dans un centre socio-médico-judiciaire les djihadistes ayant déjà purgé leur peine[61].

Plus globalement, sur le phénomène des combattants étrangers, l’APCE avait déjà affirmé qu’il est « essentiel de mieux comprendre ses causes profondes et de concevoir des réponses politiques appropriées pour s’y attaquer » (résolution 2091)[62]. Dans un rapport de 2016, l’APCE avait tenté d’identifier certaines de ces causes[63]. Les combattants étrangers sont, d’après les sources citées dans ce rapport, motivés par « l’idéologie, la religion et/ou la parenté »[64]. Les jeunes musulmans « peuvent être aux prises avec les grandes questions de la vie » et « « bricoler » leur propre islam dans des sous-sols, avec l’aide de recruteurs et via internet »[65]. Trois grands motifs poussant à rejoindre l’État islamique sont « la protection de la communauté musulmane [Oumma] contre les attaques, l’instauration du califat, et le respect du devoir et de l’identité individuels »[66]. Comme l’explique David Thomson, l’État islamique « s’inscrit dans la prophétie eschatologique musulmane et vend un statut valorisé au sein d’une utopie, celle d’une cité idéale pour tous les musulmans »[67].

Cela dit, le phénomène des djihadistes d’Europe n’a pas uniquement l’islam comme cause, mais l’islam dans un certain contexte culturel, identitaire et politique. L’État islamique n’est pas un simple État-nation musulman, comme l’Égypte[68] ; c’est un outil au service d’un islam déterritorialisé et déculturé. Cette conception désincarnée de l’islam, déjà en germe dans cette religion, est favorisée par le laïcisme occidental qui sépare la religion du politique (comme d’ailleurs l’esprit du corps). Comme l’avait déjà analysé Olivier Roy, « la sécularisation et la mondialisation ont contraint les religions à se détacher de la culture, à se penser comme autonomes et à se reconstruire dans un espace qui n’est plus territorial et donc qui n’est plus soumis au politique »[69]. C’est particulièrement vrai pour l’islam en Europe, du fait de l’histoire conflictuelle entre cette religion et le continent et en raison de la sécularisation de l’Europe. Or, un islam autonome d’une culture, d’une identité et d’un territoire ouvre une brèche à Daech et à son idéologie désincarnée et globale. « S’attaquer » aux « causes profondes » du phénomène des combattants étrangers nécessiterait de repenser la place de l’islam en Europe et la relation entre politique, religion(s) et identité(s).

 

Avec Delphine Loiseau, Chercheur associé à l’ECLJ

 

 

[1] « Entretien exclusif. Jean-Yves Le Drian sur Daech : « La position de la France c’est qu’il n’y a pas de retour » », Propos recueillis par Laurent Marchand, Ouest France, 31 mars 2019.

[2] Jean-Pierre Stroobants, « Pays-Bas : M. Rutte ne veut pas que les djihadistes rentrent au pays », Le Monde, 6 mars 2015.

[3] Conseil de sécurité des Nations unies, Vingt-quatrième rapport de l’Équipe d’appui analytique et de surveillance des sanctions présenté en application de la résolution 2368 (2017) concernant l’État islamique d’Iraq et du Levant (Daech), Al-Qaida et les personnes et entités qui leur sont associées, S/2019/570, 15 juillet 2019, § 8.

[4] Ibid., § 48.

[5] Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE), Commission des questions politiques et de la démocratie, rapport « Les combattants étrangers en Syrie et en Irak », Doc. 13937, 8 janvier 2016, § 10.

[6] Conseil de sécurité des Nations unies, op. cit., § 48.

[7] APCE, « Traiter la question des combattants étrangers de Daech et de leurs familles qui rentrent de Syrie et d’ailleurs dans les États membres du Conseil de l’Europe », Proposition de résolution, Doc. 14878, 12 avril 2019.

[8] APCE, Rapports en cours d’élaboration au sein des commissions de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, Document mis à jour après la 3ème partie de session (24-28 juin 2019), AS/Inf (2019) 10, 29 juillet 2019.

[9] « Djihadistes français en Syrie : Que faire ? », Ce soir (ou jamais !), France 2, 25 avril 2014.

[10] David Thomson, Les Revenants : ils étaient partis faire le jihad, ils sont de retour en France, Paris, Seuil, décembre 2016, p. 87.

[11] Ibid. Voir aussi la p. 131.

[12] APCE, « Les combattants étrangers en Syrie et en Irak », Résolution 2091 (2016), adoptée le 27 janvier 2016, §§ 4-5 : le « retour des combattants étrangers dans leur pays d’origine (…) constitue une menace majeure et croissante pour la sécurité nationale et internationale (…) Cette menace revêt un degré d’urgence encore plus grand au regard des attentats sanglants de Paris en novembre 2015, ainsi que des divers attentats terroristes antérieurs dont la plupart des auteurs sont liés à Daech et ont combattu en Syrie ou en Irak, selon les indications fiables dont on dispose ».

[13] APCE, Commission des questions juridiques et des droits de l'homme, rapport « Poursuivre et punir les crimes contre l'humanité voire l'éventuel génocide commis par Daech », Doc. 14402, 22 septembre 2017, § 8.

[14] Jérémie Baruch et Perrine Mouterde, « Y a-t-il un « profil type » des djihadistes français ? », Le Monde, 26 novembre 2015.

[15] « Tuerie du Musée juif de Bruxelles : Mehdi Nemmouche en procès », L’Obs, 7 janvier 2019, « la tuerie du Musée juif restera comme le premier attentat commis en Europe par un combattant djihadiste de retour de Syrie, dix-huit mois avant le sanglant 13 novembre 2015 ».

[16] Voir par exemple : « Ce que l'on sait sur Osama Krayem, l'homme arrêté à Anderlecht en même temps que Mohamed Abrini », Le HuffPost, 9 avril 2016.

[17]  Martin Evans, Victoria Ward, Robert Mendick, “Everything we know about Manchester suicide bomber Salman Abedi,” The Telegraph, 26 mai 2017.

[18] APCE, Résolution 2091 (2016), op. cit., § 6.

[19] APCE, « Poursuivre et punir les crimes contre l'humanité, voire l'éventuel génocide commis par Daech », Résolution 2190 (2017), adoptée le 12 octobre 2017, § 3. L’APCE avait déjà affirmé en septembre 2016 que des djihadistes avaient commis « des actes de génocide et d’autres crimes graves réprimés par le droit international » (Résolution 2091 (2016), op. cit., § 2).

[20] Par exemple : Parlements de l’Autriche, la France, la Lituanie, du Royaume-Uni, de l’Australie, du Canada et des États-Unis ; Parlement européen ; Gouvernements des États-Unis et du Canada ; Pape François.

[21] Gilles de Kerchove et Christiane Höhn, “Counter-Terrorism and International Law Since 9/11, Including in the EU-US Context” dans : T. D. Gill, T. McCormack, R. Geiss, R. Heinsch, Ch. Paulussen et J. Dorsey (éd.), Yearbook of International Humanitarian Law, vol. 16 (2013), T.M.C. Asser Press : The Hague 2015, p. 271 : “Terrorism is a crime that needs to be investigated and prosecuted. Treating terrorism as the crime that it is de-glorifies terrorists and shows them as the criminals they are (they would rather be seen as combatants and martyrs).”

[22] “Rule of Terror: Living under ISIS in Syria,” Rapport de la Commission d’enquête internationale indépendante sur la République arabe syrienne, pour la 27e session du Conseil des droits de l’homme des Nations unies 14 novembre 2014, A/HRC/27/CRP.3, § 78.

[23] APCE, Résolution 2190 (2017), op. cit., § 5.

[24] Conformément au Statut de Rome de la Cour pénale internationale, signé le 17 juillet 1998 et entré en vigueur le 1er juillet 2002, article 13-b. Pour le Soudan en mars 2005 et la Lybie en février 2011, c’est le Conseil de sécurité qui avait renvoyé la situation à la CPI par des résolutions (voir ICC-02/05 et ICC-01/11).

[25] Conseil de sécurité des Nations unies, « La Chine et la Fédération de Russie bloquent un projet de résolution sur la saisine de la Cour pénale internationale (CPI) pour les crimes graves commis en Syrie », 7180e séance – matin, CS/11407, 22 mai 2014.  

[26] Statut de Rome, op. cit., article 13-c.

[27] « Déclaration du Procureur de la Cour pénale internationale, Mme Fatou Bensouda, à propos des crimes qui auraient été commis par l’EIIS », 8 avril 2015.

[28] Ibid.

[29] APCE, Résolution 2190 (2017), op. cit., §§ 8.1, 8.3, 6.2.8.

[30] APCE, Doc. 14402, op. cit., § 36.

[31] « Traiter la question des combattants étrangers de Daech et de leurs familles qui rentrent de Syrie et d’ailleurs dans les États membres du Conseil de l’Europe », op. cit.

[32] Thibault Lemasson, « Justice internationale pénale (Institutions) », Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, Encyclopédie Dalloz, juin 2012, § 13 : « le Conseil de sécurité ne devrait plus être amené à imposer la création d’aucun nouveau Tribunal pénal international ad hoc puisqu’il peut désormais renvoyer une affaire à la Cour pénale internationale en passant outre les règles ordinaires liées à sa compétence personnelle et surtout territoriale ».

[33] Voir notamment : John Laughland, Travesty: The Trial of Slobodan Milosevic and the Corruption of International Justice, Pluto Press, Londres, 2007.

[34] Marie Boëton, « Joël Hubrecht : « C’est pertinent, mais irréalisable en l’état » », La Croix, 26 mars 2019.

[35] APCE, Doc. 14402, op. cit., § 39.

[36] « Déclaration du Procureur de la Cour pénale internationale », op. cit.

[37] Emnet Gebre, « Le principe de la compétence universelle des juridictions pénales nationales : entre mythe et réalité », Revue du droit public, n°3, 1er mai 2017, p. 705 : « Une approche historique du droit pénal peut révéler que cette discipline s’est surtout construite autour du principe de territorialité. Il rejoint sur ce point le droit international qui définit la souveraineté de l’État par rapport à son titre territorial. Chaque État peut ainsi traduire devant ses tribunaux les responsables des crimes commis sur son territoire, quelle que soit la nationalité de l’auteur ».

[38] Code pénal syrien, adopté par la loi n° 148 de 1949, article 15 §1.

[39] Code pénal irakien, promulgué par la loi n° 111 de 1969 et amendé par une loi du 14 mars 2010, article 6.

[40] Par exemple : Code pénal français, article 113 §2.

[41] Ghislain Poissonnier (Magistrat), « La dimension internationale de l’opportunité des poursuites : le cas des djihadistes français partis rejoindre l’État islamique », Recueil Dalloz 2018, n° 41 / 7798, 29 novembre 2018, p. 2246.

[42] « Trois questions sur la situation des jihadistes français arrêtés en Irak et en Syrie », France Info, 5 janvier 2018.

[43] Ghislain Poissonnier, op. cit.

[44] Ibid.

[45] Boran Tobelem, « Retour des djihadistes : des Européens divisés et embarrassés », Toute l’Europe, 19 février 2019.

[46] Ghislain Poissonnier, op. cit.

[47] « Nicole Belloubet affirme que « la France interviendra » si des djihadistes français sont condamnés à mort », interview du Grand Jury RTL-LCI-Le Figaro, 28 janvier 2018.

[48] « L’ONU dénonce le transfert des djihadistes français en Irak », L’Opinion, 12 août 2019.

[49] APCE, « La déchéance de nationalité comme mesure de lutte contre le terrorisme : une approche compatible avec les droits de l’homme ? », Résolution 2263 (2019), adoptée le 25 janvier 2019, § 5.

[50] Ibid. Par exemple : les Pays-Bas, le Royaume-Uni, la Turquie.

[51] ECLJ, « La déchéance de nationalité », entretien avec Bertrand Pauvert, 23 janvier 2019.

[52] “UK “has stripped 150 jihadists and criminals of citizenship””, The Guardian, 30 juillet 2017.

[53] CEDH, K2 c. Royaume-Uni, décision d’irrecevabilité, n° 42387/13, 7 février 2017.

[54] ECLJ, « La déchéance de nationalité », op. cit.

[55] Voir notamment : Déclaration universelle des droits de l’homme, 10 décembre 1948, article 15 ; Convention de New York sur la réduction des cas d’apatridie, 30 août 1961, article 8, §3 ; Convention européenne sur la nationalité, ouverte à signature et ratification le 6 novembre 1997.

[56] APCE, Doc. 13937, op. cit., § 64.

[57] Voir à ce sujet : Conseil européen et Conseil de l’Union européenne, « Renforcer les frontières extérieures de l’UE », dernière mise à jour le 30 avril 2019.

[58] Conseil de sécurité des Nations unies, op. cit., § 48.

[59] Voir à ce sujet : Colloque « Retour des djihadistes en Europe, que faire ? L’imbroglio politique, éthique, juridique et sécuritaire », organisé par le Centre international de géopolitique et de prospective analytique CIGPA, samedi 22 juin 2019 à la Maison de la Chimie Paris, intervention de Claude Goasguen.

[60] Code pénal français, article 113 § 6.

[61] Code de procédure pénale, article 706-53-13.

[62] APCE, Résolution 2091 (2016), op. cit., § 9.

[63] APCE, Doc. 13937, op. cit.

[64] Ibid., § 15; Andrea de Guttry, Francesca Capone, Christophe Paulussen, Foreign Fighters under International Law and Beyond, T.M.C. Asser Press, 2016.

[65] APCE, Doc. 13937, op. cit., § 31.

[66] Ibid.; Carolyn Hoyle, Alexandra Bradford et Ross Frenett, Becoming Mulan? Female Western Migrants to ISIS, Institut pour le dialogue stratégique, 2015, pp. 11-13.

[67] David Thomson, op.cit., p. 77.

[68] D’après l’article 2 de la Constitution égyptienne de 1980, « l’islam est la religion de l’État, l'arabe sa langue officielle et les principes de la charia islamique la source principale de la législation ». La Haute Cour constitutionnelle égyptienne contrôle la conformité des dispositions législatives à la charia.

[69] Olivier Roy, La sainte ignorance. Le temps de la religion sans culture, Paris, Le Seuil, 2008 ; rééd. Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 2012, p. 20-21.

Pour la reconnaissance et la condamnation du "crime de génocide" subi par les victimes de "l’Etat islamique"
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