Répressions contre l’opposition «populiste» en Pologne: l’APCE intervient pour défendre l’immunité d’un parlementaire
Entretien avec Jerzy Kwaśniewski à propos de l’arrestation récente de Marcin Romanowski, ancien secrétaire d’État actuellement député d’opposition, et sa relaxe après l’intervention du président de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Selon l’ avocat Jerzy Kwaśniewski, cette arrestation s’inscrit dans une dérive inquiétante du gouvernement de Donald Tusk.
ECLJ: Quel est le contexte de cette affaire ?
Jerzy Kwaśniewski: Le député polonais Marcin Romanowski est membre du parti « Pologne souveraine » de l’ancien ministre de la justice Zbigniew Ziobro. Il est docteur en droit et a été sous-secrétaire d’État (de 2019 à 2023) puis secrétaire d’État (en 2023) au sein du ministère de la Justice dirigé par Ziobro. Après avoir été réélu à la Diète (la chambre basse du parlement polonais) aux élections législatives d’octobre dernier, il a été nommé représentant suppléant de la Diète à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) en janvier 2024.
Lorsqu’il travaillait au ministère polonais de la justice, M. Romanowski était responsable de la gestion du « Fonds pour la Justice », qui s’appelait jusqu’en 2017 « Fonds pour l’aide aux victimes et l’assistance post-pénitentiaire ». Une loi adoptée par le parlement polonais en 2017 a élargi le champ d’application de ce Fonds à des tâches telles que « la lutte contre les causes de la criminalité », « la réalisation de projets éducatifs et informatifs », « la promotion du système d’assistance aux victimes » et « la diffusion de connaissances sur les droits des victimes ». L’éventail des bénéficiaires potentiels de ce Fonds pour la Justice a également été élargi : auparavant limité aux seules associations et fondations, il peut désormais bénéficier aussi aux entités du secteur public. Ces changements sont liés au fait que les sommes récupérées sur les criminels condamnés, qui alimentent ce fonds, avaient fortement augmenté au fil du temps.
Lorsque cette réforme du Fonds pour la Justice a été adoptée par le parlement polonais en 2017, les partis d’opposition de l’époque, qui forment aujourd’hui la coalition au pouvoir, ont choisi de ne pas participer au vote. Mais depuis ce vote, ils accusaient régulièrement la coalition au pouvoir à l’époque, qui était la coalition de la Droite unie dirigée par Droit et Justice (PiS) et dont le parti Pologne souveraine de Ziobro et Romanowski faisait partie, d’utiliser l’argent du Fonds pour la Justice à leurs propres fins politiques, c’est-à-dire pour accroître le soutien populaire en faveur de Pologne souveraine.
L’une des principales promesses électorales de Donald Tusk était de demander des comptes aux responsables des abus présumés concernant l’utilisation du Fonds pour la Justice.
Quand a-t-il été décidé d’arrêter le député Marcin Romanowski et qui est à l’origine de cette décision ?
À la fin du mois de janvier 2024, c’est-à-dire un mois et demi après l’entrée en fonction de Tusk en tant que premier ministre de la Pologne, le ministère de la Justice, désormais dirigé par Adam Bodnar, a annoncé la création d’une équipe spéciale de procureurs nommés par le bureau du procureur national, l’équipe d’enquête n° 2, afin d’enquêter sur la manière dont le Fonds pour la Justice avait été utilisé sous le gouvernement de Mateusz Morawiecki. Dès le début, le député d’opposition et ancien secrétaire d’État Marcin Romanowski a été une cible importante pour cette équipe de procureurs.
Le 19 juin 2024, le ministre de la justice Adam Bodnar, qui est également le procureur général, a demandé à la Diète de lever l’immunité parlementaire de M. Romanowski afin de permettre son arrestation sous onze chefs d’accusation. Comme on peut le lire dans le communiqué du ministère de la justice :
«L’équipe d’enquête no. 2, établie au sein du Bureau du Procureur National, mène une procédure [...] sur les abus de pouvoir et le manquement à leurs devoirs par des fonctionnaires publics agissant à des fins financières et personnelles en la personne du Ministre de la Justice et des fonctionnaires du Ministère de la Justice, qui étaient responsables de la gestion, de la distribution et du règlement des sommes allouées au [...] Fonds pour la Justice, en fournissant un soutien financier de manière discrétionnaire et arbitraire à des bénéficiaires de programmes qui n’avaient aucun lien avec les objectifs du Fonds pour la Justice et agissant ainsi à l’encontre de l’intérêt public».
Le vendredi 12 juillet 2024, la Diète polonaise a levé l’immunité de M. Romanowski avec les voix des députés de la coalition au pouvoir. Le même jour, le député Marcin Romanowski s’est présenté au bureau du procureur national accompagné de son avocat, Bartosz Lewandowski, pour se mettre à la disposition des procureurs et leur assurer qu’il se présenterait à tout moment s’il était convoqué pour répondre à des questions.
Dans la matinée du lundi 15 juillet, M. Lewandowski a encore appelé le bureau du procureur national au téléphone pour demander si et quand les procureurs souhaitaient entendre son client, étant donné que le député Romanowski était prêt à répondre à leurs questions sur sa gestion du Fonds pour la Justice en dépit de l’immunité parlementaire que lui conférait encore son appartenance à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Me Lewandowski se serait alors entendu dire qu’il était trop tôt, les documents de la Diète n’ayant pas encore été reçus ; et qu’on le contacteraient à la réception de ces documents.
Quelques heures plus tard cependant, le bureau du procureur national polonais a organisé une arrestation spectaculaire de Marcin Romanowski en présence des caméras de télévision. Romanowski a d’abord été déshabillé et fouillé à son domicile, puis il a été exhibé menotté alors qu’il était emmené en détention par des agents de l’agence de sécurité intérieure (ABW) portant des cagoules et accompagnés de renforts de police en uniforme.
Lewandowski a ensuite rappelé publiquement que son client jouissait toujours de l’immunité en tant que membre de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE), ce que les procureurs ne pouvaient ignorer, selon lui.
En quoi a consisté l’intervention du président de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe dans cette affaire ?
Le 16 juillet, le lendemain de l’arrestation de Romanowski, le président de l’APCE, Theodoros Rousopoulos, a écrit une lettre au président de la Diète, Szymon Hołownia, lui demandant d’attirer d’urgence l’attention des procureurs polonais sur le fait que Marcin Romanowski, membre de l’APCE, jouissait de l’immunité et qu’ils devaient suspendre leurs procédures judiciaires tant que son immunité parlementaire n’était pas levée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.
Rousopoulos a également confirmé dans une déclaration envoyée à l’avocat de Romanowski que ce dernier bénéficiait de l’immunité parlementaire au titre de son appartenance à l’APCE. En fait, d’après les informations divulguées par les médias polonais le lendemain de cette arrestation très médiatisée, les institutions du Conseil de l’Europe avaient déjà informé en juin les autorités polonaises de l’immunité de Marcin Romanowski.
Dans la soirée du 16 juillet, un tribunal de district de Varsovie a ordonné la libération immédiate de Romanowski en raison de son immunité de membre de l’APCE. En réponse à une lettre de Dariusz Korneluk, qui a été nommé au poste de procureur national en mars dernier après que le procureur national en place eut été démis de ses fonctions par le ministre de la Justice Adam Bodnar sans l’approbation du Président Duda requise par la loi polonaise, le président de l’APCE a écrit le 19 juillet :
«Je saisis cette occasion pour souligner que l’immunité n’est pas un privilège conféré à une personne, mais vise plutôt à garantir le respect des institutions démocratiques. Personne ne peut l’invoquer pour commettre un crime, mais personne ne peut l’ignorer non plus. En ce qui concerne l’examen ultérieur de la levée éventuelle de l’immunité conférée à M. Romanowski, il doit être effectué par les organes compétents de l’Assemblée, conformément à notre règlement. En effet, l’immunité conférée à un membre de l’Assemblée en vertu de l’article 15 de l’Accord général sur les privilèges et immunités du Conseil de l’Europe de 1949 (STE n° 2) s’applique à moins que l’Assemblée n’ait levé l’immunité et, pour cette levée, une demande officielle doit être déposée dans chaque cas particulier par une autorité nationale compétente.»
Le Premier ministre polonais Donald Tusk semble toutefois être d’ un avis différent, du moins si l’on en croit le message qu’il a publié sur X le 17 juillet :
«Des scènes dignes d’un film de gangsters. Le suspect est remis en liberté grâce à des astuces juridiques, en utilisant une immunité douteuse. Une avalanche de critiques s’abat sur les forces de l’ordre et le public est déçu. Il y a des moments comme cela dans la lutte contre la criminalité. Mais les onze chefs d’accusation, dont celui de participation à un groupe criminel organisé, persistent. Ce n’est pas encore la fin du film. L’État de droit n’a que des avantages, sauf un : il n’est pas simple et, comme dans les films de gangsters, les méchants peuvent aussi en profiter. Mais seulement pour une courte période. Le bureau du procureur a fait du bon travail en recueillant des preuves solides. Et donc : ce n’est que partie remise.»
Comment analysez-vous cette réaction du premier ministre Donald Tusk ?
De nombreux autres messages émanant de membres de la coalition gouvernementale polonaise témoignent du caractère hautement politisé de cette affaire et ont mis en doute l’immunité parlementaire de M. Romanowski tout en piétinant le principe de la présomption d’innocence, comme l’a fait ce message du premier ministre. D’autres tweets émanant d’hommes politiques de premier plan de la coalition au pouvoir ont même appelé à une interdiction totale du parti Droit et Justice, principal parti d’opposition, ce qui est une solution qui semble sérieusement envisagée par certains membres de cette coalition rassemblant les libéraux et la gauche.
Il convient également de noter que, pour justifier l’arrestation de Romanowski, le ministère de la justice de Bodnar avait commandé et payé deux avis juridiques « indépendants » qui remettaient en question la validité de l’immunité de Romanowski dans le cadre de l’APCE. Ce modus operandi n’est pas nouveau pour l’actuelle coalition au pouvoir en Pologne. Ainsi le ministre de la justice Adam Bodnar avait-il fondé sa décision de révoquer l’ancien procureur national sans l’approbation du président Duda sur des avis juridiques selon lesquels ce procureur national avait été nommé en violation de la loi. Ces avis juridiques avaient également été commandés et payés par le ministère de la justice.
En outre, le bureau du procureur polonais s’est prononcé contre la position du président de l’APCE, en déposant un recours contre l'interprétation du Conseil de l'Europe sur la portée des immunités dont bénéficient les membres de l’APCE. Il convient de souligner que le seul pays qui avait refusé cette interprétation jusqu'à présent était la Russie dans l'affaire Nadia Savtchenko.
Il s’agit certes d’une légère amélioration par rapport à la manière dont le gouvernement de Donald Tusk a pris illégalement et par la force le contrôle des médias publics polonais, dix jours après son entrée en fonction en décembre. M. Bodnar avait alors déclaré après coup seulement que le gouvernement « cherchait une base juridique » pour ses actions.
Le parquet polonais n’agit-il pas de manière indépendante après le changement de gouvernement ?
La nomination très discutable de Korneluk au poste de procureur national a été suivie d’une vague de licenciements, de transferts et de nominations dans les bureaux des procureurs de tout le pays. Nonobstant le fait que la légalité des actions des procureurs pourrait être remise en question à l’avenir (et l’est déjà par certains tribunaux) en raison d’une absence de légitimité qui se propage ainsi du sommet à la base, cela signifie que le parquet polonais est désormais largement sous le contrôle de la coalition au pouvoir.
Parmi les nominations effectuées par M. Korneluk figurent les procureurs qui composent l’équipe d’enquête n° 2 du bureau du procureur national, qui est, comme je l’ai déjà dit, l’équipe chargée d’enquêter sur l’affaire du Fonds pour la Justice. La plupart des membres de l’équipe d’enquête n° 2, si ce n’est tous, ont des motifs de vengeance personnels contre l’ancien ministre de la justice Zbigniew Ziobro et contre les personnes comme Marcin Romanowski, car ils ont souffert des décisions prises par ces derniers sous les gouvernements de la coalition Droite unie. C’est le cas, par exemple, de Marzena Kowalska, nommée par Korneluk à la tête de l’équipe d’enquête n° 2. Kowalska avait été rétrogradée en 2016 par Ziobro d’un rôle de premier plan au sein du bureau du procureur national à un poste de procureur de base. De ce fait, elle n’aurait pas dû être nommée pour diriger cette enquête au sujet du Fonds pour la Justice.
Quelles sont les accusations portées contre Marcin Romanowski ?
Les accusations portées par l’équipe d’enquête n° 2 soulèvent elles-mêmes de sérieuses questions. Elles semblent en effet avoir été préparées davantage pour leur effet médiatique que pour obtenir une condamnation judiciaire. Ainsi, par exemple, l’un des onze chefs d’accusation mis en avant par les procureurs et les hommes politiques dans les médias polonais repose sur l’idée que le ministère de la justice de Ziobro aurait été un groupe criminel organisé. Un autre chef d’accusation porte sur le fait que Marcin Romanowski aurait obtenu des avantages personnels de ses décisions, sachant que ces avantages auraient consisté en la satisfaction qu’il aurait éprouvée à soutenir des organisations en phase avec ses idées. Il convient de souligner ici que M. Romanowski n’est pas accusé d’avoir détourné des sommes du Fonds pour la Justice à des fins d’enrichissement personnel et que la législation polonaise confère au ministère de la justice de larges pouvoirs discrétionnaires en ce qui concerne l’affectation de ces sommes.
Outre les accusations que je viens de décrire, les chefs d’accusation avancés par les procureurs portent sur des abus de pouvoir, la non-exécution par Romanowski de ses obligations et des déclarations mensongères qu’il aurait faites dans les documents du ministère de la Justice, ce par quoi il aurait causé un important préjudice au budget de l’Etat. Et on lui reproche aussi de n’avoir pas respecté certaines formalités. Ainsi, les procureurs reprochent à Romanowski d’avoir continué à exercer ses compétences de gestion du Fonds pour la Justice quand il est passé du rang de sous-secrétaire d’Etat à celui de secrétaire d’État, sans que la procuration qui lui avait été conférée par le ministre de la Justice en sa qualité de sous-secrétaire d’État ne soit délivrée à nouveau avec le nom de sa nouvelle fonction. C’est en cela qu’il aurait outrepassé ses fonctions, selon ces procureurs qui font preuve d’une grande créativité pour multiplier les chefs d’accusation.
L’arrestation du député Romanowski est-il un cas isolé ?
Non, malheureusement. Un prêtre catholique et deux hautes fonctionnaires sont détenus depuis plusieurs mois à la demande de l’équipe d’enquête n° 2. Le prêtre en question, le père Olszewski, avait obtenu une subvention du Fonds pour la Justice pour son organisation Profeto afin de construire un centre pour les victimes de violence. Les procureurs de Bodnar lui reprochent d’avoir soumis la demande de Profeto pour cette subvention alors que cette organisation ne remplissait pas selon eux les conditions requises. Selon ces procureurs, Profeto n’avait notamment pas l’expérience nécessaire dans le domaine du projet. Lorsque le père Olszewski a été arrêté en mars 2024, de fausses informations ont été diffusées dans les médias, selon lesquelles il était au moment de son arrestation en compagnie d’une femme censée être sa maîtresse. Ce mensonge médiatique qui n’a pu venir que des autorités n’était que le premier d’une série de traitements humiliants subis par le père Olszewski. Pour beaucoup de Polonais, cela rappelle furieusement les méthodes utilisées par les autorités pour lutter contre l’Église à l’époque de la dictature communiste.
Et il semble que les deux hautes fonctionnaires arrêtées au même moment aient reçu un traitement similaire, en tout cas selon les témoignages de leurs proches, comme si l’objectif des procureurs était de les « briser » et de les faire accuser des personnes plus haut placées.
Par ailleurs, le vice-président du tribunal de district qui a ordonné la libération immédiate du député Marcin Romanowski vient de démissionner en raison, selon ses propres termes, de « pressions politiques ». Dans le même temps, le ministre de la justice a démis de leurs fonctions plus d’une douzaine de présidents et de vice-présidents des tribunaux de Varsovie rien qu’en juillet, et ce à l’issue de procédures douteuses. En effet, face à l’opposition du collège des juges de ces tribunaux, au lieu de s’adresser au Conseil national de la magistrature (KRS) comme l’exige la loi polonaise dans de tels cas, le ministre de la justice Bodnar a suspendu des juges de telle sorte qu’il a modifié la composition desdits collèges de juges dans un sens favorable. Après cela, il a répété les procédures de révocation de la présidence de ces tribunaux, ce qui est illégal.
Par ailleurs, l’arrestation du député Marcin Romanowski n’est pas la première fois que la coalition au pouvoir du Premier ministre Donald Tusk agit en violation de l’immunité parlementaire, malgré tous les discours sur l’État de droit qu’elle avait tenus lorsqu’elle était encore dans l’opposition. En mars, juste avant Pâques, l’équipe d’enquête n° 2 de Korneluk a ordonné la perquisition des domiciles privés de l’ancien ministre de la justice et actuel député Zbigniew Ziobro et de l’ancien vice-ministre de la justice et actuel député Michał Woś, ainsi que de la chambre de ce dernier à l’hôtel de la Diète. Le domicile de M. Ziobro a été perquisitionné par la police en son absence, puisqu’il suivait un traitement anticancéreux dans un hôpital de Berlin, et en l’absence d’un représentant du propriétaire du domicile, ce qui n’est pas non plus conforme à la législation polonaise. La fouille a duré 24 heures et a fait l’objet d’une large couverture médiatique.
En janvier 2024, deux députés du parti Droit et Justice, Mariusz Kamiński (ancien ministre de l’intérieur) et Maciej Wąsik (ancien secrétaire d’État au ministère de l’intérieur), ont été arrêtés sans que leur immunité parlementaire n’eût été levée. Cela s’est uniquement passé sur la base d’une décision du président de la Diète, Szymon Hołownia, de mettre fin à leur mandat à la suite de leur condamnation par un tribunal pénal dans une affaire pour laquelle ils avaient précédemment bénéficié d’une grâce présidentielle. Or l’arrestation des deux députés d’opposition a eu lieu alors que la Cour suprême avait invalidé la décision de Hołownia, et le président Duda a dû gracier les deux hommes une deuxième fois dans la même affaire pour les faire libérer. Un effet secondaire de ce conflit juridique est que Duda a saisi le Tribunal constitutionnel polonais pour toutes les lois adoptées par le parlement en l’absence des deux députés, car Hołownia et ses partenaires de la coalition au pouvoir ont continué de considérer que Kamiński et Wąsik n’étaient plus députés, leur interdisant l’accès à la Diète. Les deux hommes ont fort heureusement été élus au Parlement européen le 9 juin, ce qui a finalement résolu cet imbroglio juridique.
Lors d’une autre action spectaculaire menée le 3 juillet 2024, les procureurs de Bodnar, accompagnés de la police, ont fait une descente inopinée dans les locaux du Conseil national de la magistrature polonaise, le KRS, et ont retiré de force des dossiers concernant des procédures disciplinaires conduites à l’encontre de magistrats en l’absence des juges disciplinaires chargés de ces dossiers. De même, le président de la cour d’appel de Varsovie, révoqué en février par le ministre de la justice sans le feu vert légalement requis du collège des juges de sa cour, ainsi que deux de ses anciens adjoints à la cour d’appel, ont vu leurs bureaux au KRS perquisitionnés par la police le 3 juillet, en violation de leur immunité en tant que juges.
Cependant, un juge du Tribunal de district de Varsovie-Mokotów a rapidement ordonné la libération de Marcin Romanowski. Cela ne démontre-t-il pas que la justice en Pologne fonctionne encore de manière indépendante de l’exécutif ?
Certes, mais des inquiétudes demeurent quant à la manière dont sera examiné par la justice polonaise le recours contre cette décision déposé par le parquet devant le Tribunal régional de Varsovie.
Dans un premier temps, le parquet a demandé que soit changé le juge qui avait été tiré au sort pour examiner cet appel. La raison ? Ce juge avait été promu d’un tribunal de district au Tribunal régional de Varsovie sur proposition du Conseil judiciaire national (KRS) après la réforme de ce dernier, qui est contestée par l’actuelle coalition au pouvoir et par une partie de la magistrature. Le 7 août, le Tribunal régional a toutefois rejeté cette demande du parquet, la considérant, avec raison, totalement infondée.
Ce même tribunal a toutefois décidé que l’affaire était d’une importance telle qu’il fallait une cour composée de trois juges et non pas d’un seul pour se prononcer sur l’immunité du député Romanowski. Deux autres juges ont alors été tirés au sort. Mais un de ces deux juges avait travaillé au ministère de la Justice sous les gouvernements de la coalition précédente et a donc demandé lui-même que l’affaire lui soit retirée et attribuée à un autre. Toutefois, le troisième juge, alors qu’il lui avait été demandé de signer l’exclusion de cette juge de cette affaire, a par la même occasion signé, le 12 août, une ordonnance d’exclusion du premier, c’est-à-dire de celui qui était contesté par le parquet. Il n’avait pas le droit de faire cela !
Or ce troisième juge est connu pour ses positions politiques qu’il affiche ouvertement sur les réseaux sociaux même si sa position le lui interdit, un magistrat en Pologne ne devant pas afficher publiquement ses convictions politiques. Et les positions politiques de ce troisième juge, c’est d’être ouvertement favorable à l’actuelle coalition et violemment hostile à la coalition précédente dont faisait partie Marcin Romanowski, ce qui devrait normalement le conduire à demander lui aussi à être déchargé de cette affaire, puisqu’on peut raisonnablement se poser des questions sur son impartialité.
Le problème, c’est que la présidence de ce tribunal a été nommée par l’actuel ministre de la Justice, Adam Bodnar, et la défense de Romanowski craint donc que la décision de ce juge militant ne soit finalement acceptée par le Tribunal régional et que l’on répète maintenant le tirage au sort des juges chargés d’examiner en appel la question de l’immunité conférée à Romanowski par sa qualité de membre de l’APCE, et ce jusqu’à obtenir les « bons » juges pour arriver au résultat voulu par l’exécutif ! Outre le problème que cela pose dans cette affaire précise, cela créerait un dangereux précédent et viderait de son sens le système de tirage au sort des juges affectés à chaque affaire qui avait été mis en place dans le cadre des réformes de la justice introduites par la majorité parlementaire précédente.
Malgré toutes les critiques entendues sous les gouvernements de la coalition de la Droite unie dans les années 2015-2023, tous les événements décrits ci-dessus sont sans précédent dans la Pologne démocratique post-communiste. Et tout cela se passe sous couvert de « rétablissement de l’État de droit », c’est-à-dire en suivant la doctrine de la justice transitionnelle. Une doctrine qui, jusqu’à présent, n’était appliquée que dans les pays en transition vers la démocratie après des années de régime dictatorial. Cela devrait tous nous inquiéter, car la même doctrine pourrait être appliquée à l’avenir dans d’autres pays prétendument démocratiques pour lutter contre les « populistes de droite », une étiquette de plus en plus souvent accolée aux conservateurs et aux souverainistes dans l’Union européenne actuelle.
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Jerzy Kwaśniewski est un avocat polonais, cofondateur et président de l'Institut Ordo Iuris pour la culture juridique (Instytut Ordo Iuris na rzecz Kultury Prawnej).