ECHR

Observations dans l'affaire Charron et Merle-Montet contre France

PMA et CEDH

By Priscille Kulczyk1493307288793
  1. Le droit français réserve l’accès aux techniques d’assistance médicale à la procréation (AMP) aux couples de personnes de sexe différent qu’ils soient ou non mariés, lorsqu’ils sont face à une infertilité pathologique médicalement diagnostiquée ou à une maladie grave dont il s’agit d’éviter la transmission. L’article L2141-2 du Code de la santé publique dispose en effet : « L'assistance médicale à la procréation a pour objet de remédier à l'infertilité d'un couple ou d'éviter la transmission à l'enfant ou à un membre du couple d'une maladie d'une particulière gravité. Le caractère pathologique de l'infertilité doit être médicalement diagnostiqué.

L'homme et la femme formant le couple doivent être vivants, en âge de procréer et consentir préalablement au transfert des embryons ou à l'insémination. Font obstacle à l'insémination ou au transfert des embryons le décès d'un des membres du couple, le dépôt d'une requête en divorce ou en séparation de corps ou la cessation de la communauté de vie, ainsi que la révocation par écrit du consentement par l'homme ou la femme auprès du médecin chargé de mettre en œuvre l'assistance médicale à la procréation ».

  1. L’ouverture des techniques d’AMP aux femmes célibataires et aux couples de femmes a été l’une des promesses de François Hollande dans le cadre de sa campagne électorale en vue de l’élection présidentielle de 2012 dont il est sorti vainqueur. La loi n° 2011-814 du 7 juillet 2011 relative à la bioéthique avait apporté quelques modifications au régime de l’AMP sans introduire une telle possibilité. Depuis, la question de l’accès à l’AMP pour les femmes seules et les couples de femmes a été âprement évoquée à plusieurs reprises, notamment dans le cadre des débats ayant entouré l'adoption de la loi n° 2013-404 du 17 mai 2013 ouvrant le mariage, de même que l’accès à l’adoption, aux couples de personnes de même sexe. Cette revendication des mouvements LGBT n’ayant pas abouti par la voie législative interne, il était prévisible qu’elle serait tôt ou tard portée devant la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la Cour) en invoquant le caractère discriminatoire de la législation française en la matière. C'est l'objet de l'affaire Charron et Merle-Montet c. France (n°22612/15). Dans ce contexte, le European Centre for Law and Justice (ECLJ) souhaite apporter quelques observations.

 

L’ABSENCE DE « DROIT A L’ASSISTANCE MEDICALE A LA PROCREATION »

 

Il n’existe aucun « droit à l’enfant »

Si le droit français permet à des couples hétérosexuels faisant face, notamment, à un problème d’infertilité d’avoir recours aux techniques d’assistance médicale à la procréation pour espérer avoir un enfant, il n’existe pour autant aucun « droit à l’enfant », que ce dernier soit conçu de manière naturelle, grâce à l’AMP ou adopté. Cela aurait pour effet d’instituer un droit non pas sur une chose, mais sur un être humain, ce qui est inadmissible. Un tel droit serait en outre aussi absurde qu’un droit au bonheur ou un droit à la santé qui sont autant de créances sociales sans débiteur déterminé et qui se heurtent à la condition humaine en ce qu’elle a d’inéluctable. Il reviendrait à considérer que l’Etat doit aider par tout moyen à satisfaire le désir d’enfant.

Le « droit de se marier et de fonder une famille » n’est d’ailleurs garanti qu’ « à l’homme et à la femme » d’âge nubile, à l’exclusion de toute autre configuration relationnelle, par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la Convention), la Déclaration universelle des droits de l’homme (article 16) ou encore le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (article 23-2). Cela découle en effet de l’évidence de la nature : concevoir un enfant nécessite que se rencontrent deux gamètes masculine et féminine.

En outre, l’article 12 de la Convention ne garantit aucun droit subjectif à procréer, ainsi qu’il a été jugé dans la décision du 15 novembre 2007 sur la recevabilité de l’affaire S.H. c. Autriche : « l’article 12 de la Convention ne garantit pas un droit à la procréation »1. Cela a été rappelé par la Cour à plusieurs reprises : « le droit de procréer n’est pas couvert par l’article 12 ni par aucun autre article de la Convention »2. Ainsi que l’a exprimé le juge De Gaetano dans son opinion séparée dans l’affaire S.H. c. Autriche, « ni l’article 8 ni l’article 12 ne peuvent s’interpréter comme conférant un droit de concevoir un enfant à n’importe quel prix. A mes yeux, le « désir » d’enfant ne peut devenir un objectif absolu l’emportant sur la dignité de la vie humaine. »

A défaut d’un droit de devenir ou de ne pas devenir parent, il existe tout au plus un droit de ne pas être empêché d’essayer de procréer, cela dans les limites de la légalité et de la nature : la Cour a ainsi affirmé l’existence d’un « droit au respect des décisions de devenir ou de ne pas devenir parent »3 dans l’affaire Evans c. Royaume-Uni et d’un « droit au respect de (la) décision de devenir parents génétiques » 4 dans l’affaire Dickson c. Royaume-Uni.

A fortiori, il n’existe aucun droit à l’AMP

S’il n’existe aucun « droit à l’enfant », il ne peut par conséquent exister aucun droit à bénéficier d’une aide médicale à la procréation, quelle que soit la situation des personnes souhaitant y avoir accès.

Si la Cour a conclu dans l’affaire Dickson c. Royaume-Uni que le refus de permettre à un couple hétérosexuel marié dont l’homme était incarcéré d’avoir recours à une insémination artificielle violait la Convention, cet arrêt ne peut pas être interprété comme offrant pour autant un droit à l’insémination artificielle mais uniquement, comme on l’a dit, un droit au respect de la décision de devenir parents génétiques. Concernant l’accès à l’AMP pour les couples de femmes, il y a lieu de remarquer que la Cour a eu l’occasion de juger en 2012 dans l’affaire Gas et Dubois c. France5 que la France n’a pas violé la Convention européenne des droits de l’homme en refusant à une femme homosexuelle la faculté d’adopter l’enfant de sa partenaire et en limitant l’accès à la procréation médicalement assistée avec donneur aux couples hétérosexuels. En outre, dans l’affaire S.H. c. Autriche, la Cour a jugé qu’« il y a lieu de souligner que les Etats ne sont nullement tenus de légiférer en matière de procréation artificielle ni de consentir à son utilisation »6 : il n’existe donc pas d’obligation pour les Etats de légaliser l’AMP. Sous l’angle de l’accès aux soins de santé, la Cour a encore jugé à plusieurs reprises que la Convention ne garantit pas de droit à un niveau ou à un type de soins médicaux particuliers7, et il est opportun de remarquer que l’AMP ne semble pas constituer un « soin médical » à proprement parler dès lors qu’elle n’a pas véritablement de but curatif et que sa finalité n’est ni plus ni moins que de créer un enfant.

De manière générale, le Haut conseil français à l’égalité entre les femmes et les hommes a lui-même reconnu en mai 2015 qu’ « il n’y a pas, dans le droit international, la consécration d’un droit d’accès à la PMA »8.

 

RECOURIR A L’AMP DEPASSE LE SEUL CHAMP DE LA VIE PRIVEE

 

La décision de devenir parent et de recourir aux techniques d’AMP relève de la notion de « vie privée »

Il ne fait aucun doute que la décision d’un couple de concevoir un enfant relève du champ d’application de l’article 8 de la Convention protégeant le droit à la vie privée et familiale.

La Cour admet en outre que la décision de recourir pour cela aux techniques d’AMP relève également de cette même disposition. Elle rappelle cela de manière constante, ainsi dans l’affaire Dickson c. Royaume-Uni : « le refus de l’insémination artificielle concerne (la) vie privée et familiale (des requérants), ces notions incluant le droit au respect de leur décision de devenir parents génétiques (E.L.H. et P.B.H. c. Royaume-Uni, nos 32094/96 et 32568/96, décision de la Commission du 22 octobre 1997, DR 91-B, p. 61, Kalachnikov c. Russie (déc.), no 47095/99, CEDH 2001 XI, Aliev c. Ukraine, no 41220/98, §§ 187-189, 29 avril 2003, et Evans c. Royaume Uni [GC], no 6339/05, §§ 71-72, CEDH 2007-I) »9. Plus récemment, dans l’affaire Paradiso et Campanelli c. Italie, la Grande chambre a rappelé que « dans l’affaire S.H. et autres c. Autriche ([GC], no 57813/00, § 82, CEDH 2011) – qui concernait des couples désireux d’avoir un enfant en ayant recours au don de gamètes – la Cour a considéré que le droit des couples à concevoir un enfant et à recourir pour ce faire à la procréation médicalement assistée relevait de la protection de l’article 8, pareil choix constituant une forme d’expression de la vie privée et familiale »10.

Le recours aux techniques d’AMP dépasse toutefois le seul champ de l’article 8

Si la décision d’avoir un enfant est une manifestation de volonté individuelle, elle renvoie toutefois aussi aux fondements des sociétés humaines que sont la famille et la parenté, institutions sociales et politiques. D’après le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (article 23-1) et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (article 10-1), la famille est en effet « l’élément naturel et fondamental de la société » qui doit être protégé par la société et l’Etat. En ce qu’elle porte en elle des intérêts publics, elle ne peut être laissée à la seule et unique volonté individuelle et sa régulation regarde l’Etat. La famille se situe donc à la frontière entre les sphères privée et publique.

Ainsi, lorsque la famille suffit à la réalisation de la décision d’un couple de devenir parent, ce qui est le cas lorsqu’un homme et une femme conçoivent naturellement un enfant, la matière en question relève de la sphère privée : sa protection est telle que l’Etat ne peut, sous réserve de l’ordre public (inceste / gestation pour autrui), empêcher d’avoir un enfant naturellement.

Au contraire, quand la famille ne suffit pas à la réalisation d’une telle décision de devenir parent, ce qui est le cas lorsqu’est décidé le recours aux techniques d’AMP pour concevoir, la matière relève alors de la sphère publique. En effet, l’AMP nécessite l’investissement de la société afin d’apporter une aide pour mettre en œuvre le moyen destiné à atteindre la même finalité qui est de devenir parent. L’Etat bénéficie alors d’une marge d’appréciation pour définir si et dans quelle mesure une aide doit être apportée à la réalisation d’une telle décision individuelle. Lorsque l’Etat permet de recourir aux techniques d’AMP, il contracte une obligation positive de suppléer à la nature pour assouvir un désir de parentalité. Dès lors qu’il n’existe pas de droit à l’AMP, l’Etat ne peut être tenu de fournir un enfant ; il n’a aucune obligation positive en ce sens à l’égard de quiconque et quel que soit le choix de vie.

En outre, l’ouverture de l’accès à l’AMP pour les couples de femmes est une mesure à caractère sociétal qui recèle des enjeux importants relatifs à la filiation, à l’intérêt de l’enfant, à l’éthique et soulève la question du lien entre le droit et le progrès technique et médical comme on le verra plus loin : tout cela dépasse la seule volonté individuelle et des intérêts privés et publics concurrents sont ainsi à ménager.

 

LA QUESTION DE LA COHERENCE DE LA LOI FRANCAISE

 

Dans l’affaire S.H. c. Autriche, la Chambre a jugé que « dès lors qu’un Etat décide d’autoriser (l’AMP), il doit se doter, nonobstant l’ample marge d’appréciation dont les Parties contractantes bénéficient dans ce domaine, d’un régime juridique cohérent permettant une prise en compte suffisante des divers intérêts légitimes en jeu et respectueux des obligations découlant de la Convention »11. La question de la cohérence de la loi française est posée en l’espèce : elle ouvre en effet l’adoption sous certaines conditions aux couples mariés, qu’ils soient formés par des personnes de sexe différent ou, depuis la loi du 17 mai 2013, de même sexe, de même qu’aux personnes célibataires âgées de plus de 28 ans, tandis que l’accès à l’AMP est réservé sous certaines conditions aux seuls couples hétérosexuels mariés ou non. S’appuyant sur un avis du Défenseur des droits en date du 3 juillet 2015 (n° 15-18), les requérantes semblent avancer qu’il existe en cela une discrimination entre les femmes fondée sur la sexualité et la conjugalité, dès lors que les femmes célibataires ou mariées avec une personne de sexe différent ou de même sexe peuvent adopter, mais que seules les femmes en couple hétérosexuel mariées ou non ont accès à l’AMP.

La législation française en la matière tient compte de l’altérité sexuelle, de la réalité biologique. Le régime de l’adoption permise aux couples homosexuels mariés apparaît comme une exception destinée à traiter les couples mariés sur un pied d’égalité : le mariage fonde ici l’accès à l’adoption pour ceux-ci. Ce paramètre est étranger à l’accès à l’AMP puisque les couples hétérosexuels mariés ou non peuvent y avoir recours et c’est bien l’altérité sexuelle qui en constitue le fondement.

Cette distinction entre le régime de l’accès à l’adoption et à l’AMP paraît toutefois logique et justifiée car, bien qu’étant deux moyens permettant d’atteindre une même fin qui est celle d’avoir un enfant, elles ne constituent pas des réponses en tous points analogues à un même « projet parental ». Dans ce contexte, il importe de se demander qui est appelé à tirer profit de l’une et l’autre.

Dans le cas de l’adoption, l’enfant adopté est une personne existante et qui a généralement été victime d’un accident de la vie : c’est donc lui, bien plus que l’adoptant, qui peut prétendre dans cette perspective à un droit à l’adoption, un droit à être confié à un couple ou à une personne célibataire pour ce qui concerne le droit français. L’adoption doit prendre en compte au premier chef le bien-être de l’adopté, plutôt que les aspirations de l’adoptant. L’adoption se conçoit comme un moyen de rétablir une certaine justice en offrant à l’adopté la famille dont il a été privé et qui devrait être alors de manière optimale composée d’une femme et d’un homme. Dans ce contexte, l’adoption possible par un couple homosexuel marié ou par une personne célibataire peut éventuellement se comprendre comme un « moindre mal » par rapport au fait de demeurer orphelin. L’adoption consiste en effet à « donner une famille à un enfant et non un enfant à une famille »12, ce qui est le cas de l’AMP. Autrement dit, s’il est une chose d’offrir une famille à un enfant qui en a été privé, il en est une autre de fabriquer littéralement un enfant délibérément privé de l’une au moins de ses ascendances biologiques dans le but de satisfaire le désir d’enfant ressenti par des adultes : c’est bien le cas d’une AMP hétérologue, c’est-à-dire avec donneur, qui aura nécessairement lieu lorsque l’AMP est entreprise par un couple de femmes.

C’est pour cette raison notamment que l’ECLJ ne peut approuver l’AMP hétérologue, celle-ci étant pareillement critiquable lorsqu'elle est pratiquée au bénéfice de personnes célibataires ou de couples hétérosexuels. L’injustice infligée à l’enfant est toutefois plus importante lorsqu’il naît d’une AMP hétérologue au bénéfice d'une personne célibataire ou d'un couple de même sexe. Interdire l’AMP dans ces cas ne vise pas à discriminer mais tient compte de l’intérêt supérieur de l’enfant pour éviter de lui imposer une injustice.

L’adoption et l’AMP ne pouvant donc en aucun cas être considérées sur un pied d’égalité, le droit français apparaît cohérent, malgré les différences existant au niveau de l’accès à l’une et l’autre. Le droit français en matière d’AMP est en effet respectueux du principe 1-1 énoncé en 1989 dans le rapport sur la procréation humaine artificielle du Comité ad hoc d’experts sur les progrès des sciences biomédicales (CAHBI) indiquant notamment que « Les techniques de procréation artificielle humaine peuvent être employées en faveur d'un couple hétérosexuel (…), lorsque les conditions appropriées existent pour assurer le bien-être de l'enfant à naître et seulement lorsque : a. - soit les autres méthodes de traitement de l'infertilité ont échoué, n'offrent aucune perspective de succès ou ne sont pas appropriées dans le cas d'espèce ; - soit un risque sérieux existe de transmettre à l'enfant une grave maladie héréditaire ; - soit qu'il y ait un risque sérieux que l'enfant souffre d'une autre maladie qui entraînerait sa mort précoce ou un handicap grave ; b. - et lorsque ces techniques ont une chance raisonnable d'aboutir et qu'il n'y a pas de risque significatif de compromettre la santé de la mère ou de l'enfant ».

Interdire l’AMP aux couples de femmes apparaît encore comme une solution prudente et cohérente dès lors que si cette technique constitue le seul moyen pour ces couples d’accéder en partie à la parenté génétique, les couples d’hommes ne peuvent avoir recours pour aboutir à ce même résultat qu’à la gestation pour autrui qui pose de réels et graves problèmes sur le plan éthique. Or ouvrir l’AMP aux couples de femmes pourrait aisément donner lieu à des revendications dans le sens de la légalisation de la GPA pour les couples d’hommes sous couvert d’égalité dès lors qu’un même désir de parentalité est en jeu dans ces deux cas.

 

L’ABSENCE DE DISCRIMINATION

 

Les couples de personnes de même sexe sont placés dans une situation différente de celle des couples hétérosexuels au regard de la procréation

Opérer une discrimination consiste à traiter de manière différente des personnes placées dans des situations comparables. En l’espèce, les requérantes se plaignent de subir un traitement discriminatoire en raison de leur orientation sexuelle dès lors que la loi française n’autorise le recours à l’AMP qu’aux couples hétérosexuels. Elles font valoir que la situation d’un couple de femmes au regard de l’insémination artificielle est comparable à celle d’un couple hétérosexuel au sein duquel l’homme est infertile.

Pourtant la Cour a déjà eu l’occasion de conclure au caractère non discriminatoire de la législation française relative aux conditions d’accès à l’AMP dans l’affaire Gas et Dubois c. France dans laquelle elle a jugé que « l’insémination artificielle avec donneur anonyme n’est autorisée en France qu’au profit des couples hétérosexuels infertiles, situation qui n’est pas comparable à celle des requérantes (partenaires homosexuelles). Il s’ensuit, pour la Cour, que la législation française concernant l’IAD ne peut être considérée comme étant à l’origine d’une différence de traitement dont les requérantes seraient victimes »13. Cette situation n’ayant pas évolué en droit français depuis cette décision et bien que les couples homosexuels puissent se marier depuis la loi du 17 mai 2013, une telle conclusion devrait pouvoir s’appliquer mutatis mutandis dans la présente affaire dès lors que l’accès à l’AMP en France ne dépend pas du statut marital des personnes souhaitant en bénéficier.

A l’instar de la Cour, le Conseil constitutionnel français a admis dans sa décision n° 2013-669 DC du 17 mai 2013 relative à la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe que « les couples formés d'un homme et d'une femme sont, au regard de la procréation, dans une situation différente de celle des couples de personnes de même sexe ; que le principe d'égalité ne s'oppose pas à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes dès lors que la différence de traitement qui en résulte est en lien direct avec l'objet de la loi qui l'établit »14.

L’infertilité, critère de comparabilité des situations

Bien que la Cour n’ait pas clairement expliqué dans l’affaire Gas et Dubois c. France en quoi la situation des couples homosexuels diffère de celle des couples hétérosexuels au regard de l’AMP, elle a tout de même énoncé « que si le droit français ne prévoit l’accès à ce dispositif que pour les couples hétérosexuels, cet accès est également subordonné à l’existence d’un but thérapeutique, visant notamment à remédier à une infertilité dont le caractère pathologique a été médicalement constaté ou à éviter la transmission d’une maladie grave »15.

Ainsi, ce n’est pas la nature hétérosexuelle ou homosexuelle de la relation qui est prise en compte pour apprécier la comparabilité des situations mais l’origine de l’infertilité. En effet, s’il est vrai que le terme « thérapeutique » ne semble pas le plus adapté pour qualifier le but de l’utilisation des techniques d’AMP puisque ces dernières n’ont pas pour objectif de « soigner » à proprement parler l’infertilité mais d’y pallier, il demeure que ce but reste d’aider des couples qui pourraient a priori concevoir naturellement mais qui en sont empêchés du fait d’une infertilité pathologique médicalement diagnostiquée. Bien que l’infertilité d’un couple hétérosexuel puisse toutefois demeurer inexpliquée, la stérilité d’un couple homosexuel n’est ni pathologique ni inexpliquée mais bien structurelle, quand bien même l’une des deux personnes formant ledit couple aurait un problème de fertilité : ce n’est pas le droit qui empêche un tel couple de procréer mais la nature. De manière objective, un couple homosexuel ne peut donc pas prétendre être dans une situation comparable à celle d’un couple hétérosexuel souffrant d’une infertilité.

Le Comité Consultatif National d’Ethique français s’est par ailleurs exprimé en ces termes concernant la gestation pour autrui mais le raisonnement peut trouver à s’appliquer en matière d’AMP, la GPA en étant un des procédés : « le CCNE estime aussi qu’il faut se garder d’accréditer l’idée que toute injustice, y compris physiologique, met en cause l’égalité devant la loi. Même si la détresse des femmes stériles suscite un sentiment d’émotion ou de révolte, elle ne saurait imposer à la société d’organiser l’égalisation par la correction de conditions compromises par la nature. Une telle conception conduirait à sommer la collectivité d’intervenir sans limites pour restaurer la justice au nom de l’égalité et correspond à l’affirmation d’un droit à l’enfant – alors que le désir ou le besoin d’enfant ne peut conduire à la reconnaissance d’un tel droit »16. Quoi qu’il en soit, il paraît effectivement utile de souligner qu’il ne suffit pas de souhaiter pareillement s’engager dans un projet parental, c’est-à-dire avoir en commun un désir d’enfant, pour prétendre être placé dans une situation objectivement comparable.

 

UNE MESURE POURSUIVANT DES BUTS LEGITIMES

 

L'article 14 de la Convention interdit de traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables17. Quand bien même les couples de femmes seraient considérés comme étant placés dans une situation analogue à celle des couples hétérosexuels infertiles, l’interdiction de l’AMP faite aux premiers poursuit des buts légitimes qui sont la protection de la famille au sens traditionnel, la protection de la morale et surtout la protection de l’intérêt supérieur de l’enfant.

Une mesure protégeant la famille au sens traditionnel et répondant à des considérations d’ordre moral

Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (article 23-1) et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (article 10-1) de 1966 énoncent que la famille « a droit à la protection de la société et de l’Etat ». A plusieurs reprises, la Cour a rappelé que la protection de la famille traditionnelle peut constituer un but légitime justifiant une différence de traitement. Ainsi dans l’affaire Karner c. Autriche, la Cour s’est dite « prête à reconnaître que la protection de la famille au sens traditionnel du terme constitue en principe une raison importante et légitime qui pourrait justifier une différence de traitement »18. De même, dans l’affaire X et autres c. Autriche, elle a admis « que le souci de protéger la famille au sens traditionnel du terme constitue en principe un motif important et légitime apte à justifier une différence de traitement »19. Ainsi que l’ont exprimé les juges De Gaetano, Pinto De Albuquerque, Wojtyczek et Dedov dans leur opinion concordante dans l’affaire Paradiso et Campanelli c. Italie, « la famille doit être entendue comme un élément naturel et fondamental de la société institué essentiellement par le mariage entre un homme et une femme » et elle « se fonde essentiellement sur les relations interpersonnelles formalisées en droit ainsi que sur les liens de parenté biologique »20. Ainsi réserver les techniques d’AMP aux couples hétérosexuels relève-t-il de cette considération relative à la protection de la famille au sens traditionnel.

En outre, les réflexions sur le régime juridique de l’accès à l’AMP et son interdiction aux couples de femmes s’inscrivent dans la démarche bioéthique de la France dès lors que la législation actuelle relative à l’AMP est issue de la loi n° 94-654 du 29 juillet 1994 relative au don et à l'utilisation des éléments et produits du corps humain, à l'assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal, de la loi n° 2004-800 du 6 août 2004 relative à la bioéthique et de la loi du 7 juillet 2011 relative à la bioéthique. Or dans l’affaire S.H. c. Autriche qui avait trait à l’AMP hétérologue, si la Chambre avait d’abord jugé que « des considérations d’ordre moral ou tenant à l’acceptabilité sociale de cette technique ne sauraient justifier à elles seules l’interdiction totale de telle ou telle méthode de procréation assistée »21, la Grande Chambre est allée plus loin en admettant que, bien qu’insuffisantes, « dans un domaine aussi délicat que celui de la procréation artificielle, les préoccupations tenant à des considérations d’ordre moral ou à l’acceptabilité sociale des techniques en question doivent être prises au sérieux »22.

Une mesure protégeant l’intérêt supérieur de l’enfant

C’est principalement au regard de l’intérêt supérieur de l’enfant que se trouve justifié le refus d’autoriser l’AMP aux couples de femmes. L’article 3-1 de la Convention internationale des Droits de l’Enfant (ci-après CIDE) de 1989 et le principe 2 de la Déclaration des droits de l’enfant de 1959 énoncent en effet respectivement que « [d]ans toutes les décisions qui concernent les enfants, (…) l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale » et que « [l]'enfant doit bénéficier d'une protection spéciale et se voir accorder des possibilités et des facilités par l'effet de la loi et par d'autres moyens, afin d'être en mesure de se développer d'une façon saine et normale sur le plan physique, intellectuel, moral, spirituel et social, dans des conditions de liberté et de dignité. Dans l'adoption de lois à cette fin, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être la considération déterminante ». La Cour juge de manière constante que la protection de l’intérêt de l’enfant doit être prise en compte et constitue un but légitime23.

Il apparaît important à l’ECLJ de souligner que l’intérêt supérieur de l’enfant ne semble toutefois pas toujours être considéré comme primordial ou est parfois à tout le moins instrumentalisé et apprécié à la lumière de l’intérêt des adultes. Notamment certaines possibilités qu’offre le progrès de la médecine reproductive (PMA, GPA) font parfois de l’enfant un objet : celui du désir, non-désir, projet parental, et cela apparaît comme étant en contradiction avec l’intérêt supérieur de l’enfant. Comme le note Clotilde Brunetti-Pons à propos de l’affaire X. et autres c. Autriche24, la Cour « raisonne en se référant exclusivement au principe d’égalité entre couples (…) la Cour ne se prononce pas au regard de l’intérêt supérieur de l’enfant mais de celui du couple des requérantes »25. C’est en ce sens que se sont exprimés sept juges dans leur opinion partiellement dissidente dans cette même affaire, énonçant qu’ « Il reste à examiner l’élément qui est au cœur de toute procédure d’adoption : l’intérêt supérieur de l’enfant (le grand oublié de ce dossier) » 26.

En outre, il ne s’agit pas seulement de protéger les droits des enfants existants mais aussi par anticipation ceux des enfants à venir, ce qui est le cas en l’espèce. Cela n’est pas absurde dès lors que le préambule de la Convention d’Oviedo affirme « que les progrès de la biologie et de la médecine doivent être utilisés pour le bénéfice des générations présentes et futures ». Dans cette perspective, l’intérêt supérieur de l’enfant réside en l’espèce dans son « droit de connaître ses parents et d’être élevé par eux », selon les termes de l’article 7-1 de la CIDE. Il n’est pas non plus inutile de rappeler que les techniques d’AMP ne sont pas exemptes de risques pour l’enfant puis l’adulte qui en est issu, comme l’exposent les auteurs d’un récent rapport commandé par le Comité de bioéthique du Conseil de l’Europe : malformation, prématurité, petit poids à la naissance, problèmes de croissance, nombre de spermatozoïdes inférieur à la norme et l’absence de risque pour l’enfant en cas d’examens consistant au prélèvement de cellules au stade embryonnaire reste à prouver27 ; en tout état de cause, il est possible que certaines méthodes puissent affecter la santé du futur enfant28.

Concernant le droit de l’enfant à être élevé par ses parents, les normes hétérosexuelles imprègnent le droit et garantissent cela : c’est ainsi que le terme « parents » à l’article 7 de la CIDE doit être interprété comme signifiant les père et mère de l’enfant29. De même, la Cour a admis dans l’affaire Christine Goodwin c. Royaume-Uni que « l’article 12 garantit le droit fondamental d’un homme et d’une femme de se marier et de fonder une famille »30. Ce droit de l’enfant à être élevé par son père et sa mère relève du principe or, ainsi que l’expose un auteur, « on demande en la matière de prouver ce qui relève du principe –l’enfant a besoin d’un père et d’une mère- alors qu’il faudrait au contraire établir que ce n’est pas le cas pour qu’il y ait concordance avec l’intérêt supérieur de l’enfant »31. Des études montrent pourtant que l’enfant a besoin d’un père et d’une mère pour sa construction car chacun d’eux y contribue spécifiquement et qu’être élevé par un père et une mère ou deux personnes de même sexe ne revient pas au même32. Bien que l’ECLJ sache que cela fait l’objet de contestations, on peut raisonnablement douter du fait que la situation d’un enfant élevé par un couple homosexuel soit optimale, même si celui-ci lui apporte éducation, soins, affection. A titre de comparaison, il est opportun de se demander ce qu’apporte de plus le meilleur des orphelinats à l’enfant qui lui est confié… Dans le cadre de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, il a d’ailleurs été affirmé le 6 juin 2000 que « s'agissant de reconnaître aux homosexuels les droits qui appartiennent aux couples mariés, la majorité de la Commission a estimé que seul l'intérêt de l'enfant devait prévaloir et, selon elle, un couple homosexuel n'était pas le mieux à même de l'assurer. En conséquence, il semble prématuré de faire des recommandations dans ce sens, même si certains États membres ont déjà reconnu dans leur législation ou dans leur jurisprudence le droit à l'adoption et à la procréation assistée pour les couples homosexuels »33. La situation optimale à laquelle tout enfant venant au monde a un droit naturel est d’être élevé par son père et sa mère biologiques. L’Etat peut légitimement considérer que toute privation de ce droit constitue une souffrance, voire une injustice qui est d’autant plus grande lorsque cette privation a été intentionnelle et cela quelle que soit la situation conjugale de la personne qui en est à l’origine : celle-ci aura sacrifié l’intérêt et les droits naturels de l’enfant à son propre désir de parentalité, ce qui est critiquable.

Concernant le droit de l’enfant à connaître ses parents, tout enfant issu d’une AMP hétérologue se voit privé de l’une au-moins de ses ascendances biologiques : l’AMP pour les couples de femmes revient à « fabriquer » un enfant privé de filiation paternelle, ce qui semble loin d’être conforme à son intérêt et pose de véritables questions quant au besoin légitime de connaître ses origines, de même qu’en termes sanitaires pour l’obtention de soins médicaux appropriés34. La privation de la connaissance de ses origines qu’implique l’AMP avec don de gamètes peut être une cause de souffrance35, comme l’indique Valérie Sébag, docteur en droit et spécialiste de bioéthique, qui s’interroge en tel cas sur l’intérêt de l’enfant36. La Cour a d’ailleurs admis dans l’affaire Phinikaridou c. Chypre que « le respect de la vie privée exige que chacun puisse établir les détails de son identité d'être humain, et le droit d'un individu à de telles informations est essentiel du fait de leurs incidences sur la formation de la personnalité (…). Ce qui inclut l'obtention des informations nécessaires à la découverte de la vérité concernant un aspect important de son identité personnelle, par exemple l'identité de ses géniteurs »37. Dans l’affaire Odièvre c. France, la Cour avait énoncé qu’ « A cet épanouissement (personnel) contribuent l'établissement des détails de son identité d'être humain et l'intérêt vital, protégé par la Convention, à obtenir des informations nécessaires à la découverte de la vérité concernant un aspect important de son identité personnelle, par exemple l'identité de ses géniteurs (Mikulić c. Croatie, no 53176/99, §§ 54 et 64, CEDH 2002-I). La naissance, et singulièrement les circonstances de celle-ci, relève de la vie privée de l'enfant, puis de l'adulte, garantie par l'article 8 de la Convention »38. Par la suite, la Cour a jugé dans l’affaire Jäggi c. Suisse que « le droit à l’identité, dont relève le droit de connaître son ascendance, fait partie intégrante de la notion de vie privée »39. L’importance de la filiation biologique, du lien biologique, est d’ailleurs soulignée par la Cour dans les affaires ayant trait à la GPA, que cela soit fait pour condamner un Etat qui n’a pas tenu compte de ce lien qui existait40, ou pour conclure à l’absence de violation des droits des requérants dès lors qu’aucun lien biologique ne les liaient avec l’enfant41.

 

UNE LARGE MARGE D’APPRECIATION

 

Le Haut conseil français à l’égalité entre les femmes et les hommes a admis qu’en matière d’accès à l’AMP, « les Etat conservent (…) une marge d’appréciation, et la CEDH a considéré que des législations très restrictives en matière de PMA, et y compris pour les couples hétérosexuels, étaient conformes à la Convention européenne des Droits de l’Homme (voir notamment CEDH, 2011, Affaire S.H. c. Autriche, 3 novembre 2011, Requête n°57813/00) »42. La Cour a jugé dans l’affaire Dickson c. Royaume-Uni que « lorsqu'un aspect particulièrement important de l'existence ou de l'identité d'un individu se trouve en jeu (tel que le choix de devenir un parent génétique), la marge d'appréciation laissée à l'Etat est en général restreinte. En revanche, lorsqu'il n'y a pas de consensus au sein des Etats membres du Conseil de l'Europe, que ce soit sur l'importance relative de l'intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger, en particulier lorsque l'affaire soulève des questions ou implique des choix complexes de stratégie sociale, la marge d'appréciation est plus large. Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est d'utilité publique. En pareil cas, la Cour respecte généralement le choix politique du législateur, à moins qu'il ait un « fondement manifestement déraisonnable ». La marge d'appréciation est de façon générale également ample lorsque l'Etat doit ménager un équilibre entre des intérêts privés et publics concurrents ou différents droits protégés par la Convention (Evans, précité, § 77) »43. Par la suite, la Cour a encore admis dans l'affaire X. et autres c. Autriche que « lorsqu’il n’y a pas de consensus au sein des Etats membres du Conseil de l’Europe, que ce soit sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger, en particulier lorsque l’affaire soulève des questions morales ou éthiques délicates, la marge d’appréciation est plus large »44. Dès lors que n’apparaît pas de consensus européen sur la question de l’accès à l’AMP pour les couples de femmes et que les questions soulevées par la présente espèce sont délicates, la marge d’appréciation appartenant à l’Etat devrait être large.

L’absence de consensus européen sur la problématique de l’accès à l’AMP pour les couples de femmes

Le document « ILGA-Europe Rainbow Map (Index) »45 publié en mai 2016 par l’International Lesbian, Gay, Bisexual, Trans and Intersex Association révèle que sur les 47 Etats membres du Conseil de l’Europe, 24 autorisent l’AMP pour les femmes seules (Arménie, Belgique, Bulgarie, Croatie, Chypre, Danemark, Estonie, Finlande, Géorgie, Grèce, Hongrie, Islande, Irlande, Lettonie, Luxembourg, ex-République yougoslave de Macédoine, Moldavie, Monténégro, Pays-Bas, Russie, Espagne, Suède, Ukraine et Royaume-Uni), ce nombre étant porté à 25 avec le Portugal qui a adopté une loi en ce sens le 20 juin 2016.

Concernant l’accès à l’AMP pour les couples de femmes, seuls 12 des 47 Etats membres du Conseil de l’Europe l’autorisent : l’Autriche, ainsi que 11 des Etats précités autorisant l’AMP pour les femmes seules (Belgique, Croatie, Danemark, Finlande, Islande, Irlande, Luxembourg, Pays-Bas, Espagne, Suède et Royaume-Uni). Il n’existe donc pas de consensus européen de nature à restreindre la marge d’appréciation de l’Etat. En outre, il faut constater que 21 Etats membres du Conseil de l’Europe n’autorisent donc l’accès à l’AMP ni pour les femmes seules ni pour les couples de femmes, à l’instar de la France qui ne se trouve donc pas isolée sur ce point.

Une affaire soulevant des questions délicates d’ordre moral et éthique

Dans les affaires liées à l’AMP, outre la problématique de l’intérêt de l’enfant, des questions d’ordre moral et éthique se posent et l’Etat devrait alors bénéficier d’une marge d’appréciation ample. La Cour rappelle régulièrement, comme dans l’affaire Evans c. Royaume-Uni, que « dès lors que le recours au traitement par FIV suscite de délicates interrogations d’ordre moral et éthique, qui s’inscrivent dans un contexte d’évolution rapide de la science et de la médecine, et que les questions soulevées en l’espèce se rapportent à des domaines sur lesquels il n’y a pas, de manière claire, communauté de vues entre les Etats membres, la Cour estime qu’il y a lieu d’accorder à l’Etat défendeur une ample marge d’appréciation (X, Y et Z c. Royaume-Uni, arrêt précité, § 44) »46. Récemment, l’affaire Paradiso et Campanelli c. Italie en matière de GPA a donné l’occasion à la Cour d'admettre que la procréation médicalement assistée est un sujet éthiquement sensible en jugeant que « les faits de la cause touchent à des sujets éthiquement sensibles – adoption, prise en charge par l’État d’un enfant, procréation médicalement assistée et gestation pour autrui – pour lesquels les États membres jouissent d’une ample marge d’appréciation »47. De manière générale, ainsi que l’a exprimé le Président Costa dans son opinion séparée dans l'affaire Gas et Dubois c. France, « il y a des domaines dans lesquels le législateur national est mieux placé que le juge européen pour changer des institutions qui concernent la famille », « dans une matière comme celle-ci, qui touche à de vrais problèmes de société, il incombe à la Cour de [ne pas]censurer aussi radicalement le législateur »48.

Une affaire soulevant d’importants questionnements quant au lien entre le droit, la science et la nature

La présente espèce soulève d’importants questionnements tenant au lien entre le droit, la science et la nature. Si le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels reconnaît (article 15 § 1 b.) le droit pour chacun « de bénéficier du progrès scientifique et de ses applications », il importe de se demander si le droit doit effectivement permettre à tout un chacun de bénéficier de tout progrès scientifique, même si un tel progrès va à l'encontre des possibilités qu'offre la nature. La notion de limite sous-tend en effet la rationalité de la société : tout n'est pas possible, tout ne se fabrique pas à l'aide de la science et tout ne se décrète pas à l'aide du droit. Or l’accès à l'AMP pour les couples de femmes repousse la notion de limite au profit de ce que la nature à elle-seule ne permet pas. Les droits de l'homme sont utilisés dans la présente affaire comme un moyen dans le but d'instituer socialement le « contre-nature ». Traditionnellement pourtant, la médecine tendait à corriger la nature, pas à la dépasser et à la remplacer et le droit tendait à imiter la nature ; notamment le droit de la famille devrait avoir un rôle structurant et introducteur de repères dès lors que la famille est « l'élément naturel et fondamental de la société » d'après les Pactes internationaux de 1966. Il s'agit de se demander désormais si tout ce qui est potentiellement faisable d'un point de vue scientifique doit devenir la norme et si le droit doit conserver un lien avec la nature ou s'il peut allégrement s'en détacher, au risque que s'effacent peu à peu les repères naturels et fondamentaux et les modèles structurants.

Si les droits de l'homme « [se bornent] à accompagner les progrès de la science médicale »49 selon les termes du juge De Gaetano, le progrès scientifique étant alors synonyme de progrès des droits de l'homme, et si ce lien entre eux n'est pas rompu, le risque est que les droits de l'homme soient relégués à un statut de « remorque » tirée par le progrès, et deviennent un simple instrument d'intégration du progrès technique, médical, scientifique dans les usages sociaux, cela se limitant à ajuster l'homme à ce progrès. Le rôle des droits de l'homme devrait être toutefois de préserver la « nature » humaine, de protéger l'homme de la domination du volontarisme et du technicisme.

1 S.H. c. Autriche, req. n° 57813/00, décision sur la recevabilité du 15 novembre 2007, § 4.

2 Šijakova and others v. « the former Yugoslav Republic of Macedonia » (Dec), n° 67914/01, 6 March 2003, § 3.

3 Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, CEDH 2007 IV), § 71. Voir aussi S.H. c. Autriche, § 58.

4 Dickson c. Royaume-Uni ([GC], no 44362/04, § 66, CEDH 2007-V), § 66.

5 Gas et Dubois c. France, n° 25951/07, 15 mars 2012.

6 S.H. c. Autriche, n° 57813/00, 1er avril 2010, § 74.

7 Tysiąc c. Pologne, n° 5410/03, 20 mars 2007 ; Chypre c. Turquie, GC, n° 25781/94 ; Nikky Sentges c. Pays-Bas, n° 27677/02, déc.

8 Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, Contribution au débat sur l’accès à la PMA, Avis n° 2015-07-01-SAN-17 adopté le 26 mai 2015, p. 11.

9 Dickson c. Royaume-Uni, § 66.

10 Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], n° 25358/12, 24 janvier 2017, §§ 159-160.

11 S.H. c. Autriche, n° 57813/00, 1er avril 2010, § 74.

12 Fretté c. France, n° 36515/97, 26 février 2002, § 42.

13 Gas et Dubois c. France, § 63.

14 Conseil constitutionnel, Décision n° 2013-669 DC du 17 mai 2013, considérant 44.

15 Gas et Dubois c. France, § 63.

16 Comité Consultatif National d'Éthique pour les Sciences de la Vie et de la Santé, Avis n° 110, Problèmes éthiques soulevés par la gestation pour autrui (GPA), p. 16.

17 Salgueiro Da Silva Mouta c. Portugal, n° 33290/96, 21 décembre 1999, § 26.

18 Karner c. Autriche, n° 40016/98, 24 juillet 2003, § 40.

19 X et autres c. Autriche [GC], n° 19010/07, 19 février 2013, § 138.

20 Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], Opinion concordante aux juges De Gaetano, Pinto De Albuquerque, Wojtyczek et Dedov, § 3.

21 S.H. c. Autriche, 1er avril 2010, § 74.

22 S.H. c. Autriche [GC], 3 novembre 2011, § 100.

23 Voir notamment Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], n° 41615/07, 6 juillet 2010, § 134-135 ; X et autres c. Autriche [GC], précité, § 138 ; X. c. Lettonie [GC], n° 27853/09, 26 novembre 2013, § 95-96.

24 X et autres c. Autriche [GC], précité.

25 Clotilde Brunetti-Pons, « Après la loi du 17 mai 2013, quel état des lieux et quelles perspectives pour le droit de la famille ?, in Institut famille et République, Le mariage et la loi, protéger l’enfant, p. 36.

26 X et autres c. Autriche [GC], précité, Opinion partiellement dissidente commune aux juges Casadevall, Ziemele, Kovler, Jočienė, Šikuta, De Gaetano et Sicilianos, § 8.

27 Kavot Zillén, Jameson Garland, Santa Slokenberga, The Rights of Children in Biomedicine : Challenges posed by scientific advances and uncertainties, submitted 11 January 2017 (Commissioned by the Committee on Bioethics for the Council of Europe), p. 22-25.

28 Ibid., p. 22.

29 Voir la démonstration à ce sujet in « Existe-t-il un droit à connaitre ses origines », Le don de Gamètes, Colloque Evry 2013 (Aude Mirkovic, sous la direction de), Bruylant, 2014.

30 Christine Goodwin c. Royaume-Uni, n° 28957/95, 11 juillet 2002, § 98 (traduction).

31 Clotilde Brunetti-Pons, « Après la loi du 17 mai 2013, quel état des lieux et quelles perspectives pour le droit de la famille ?, in Institut famille et République, Le mariage et la loi, protéger l’enfant, p. 36.

32 Voir notamment Raphaële Miljkovitch, Blaise Pierrehumbert, Giovanna Turganti, Olivier Halfon, « La contribution distincte du père et de la mère dans la construction des représentations d'attachement du jeune enfant », Enfance, tome 51, n° 3, 1998, L'attachement, pp. 103-116, particulièrement p. 103 et 114 : http://www.persee.fr/doc/enfan_0013-7545_1998_num_51_3_31197 ; Raphaële Miljkovitch et Blaise Pierrehumbert , « Le père est-il l’égal de la mère ? Considérations sur l’attachement père-enfant », Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, 2005/2 (n° 35), p. 115-129, particulièrement § 19, 29 et 30 : https://www.cairn.info/revue-cahiers-critiques-de-therapie-familiale-2005-2-page-115.htm ; Dr Maurice Berger, « Homoparentalité et développement affectif de l’enfant », 16 mars 2014, disponible sur :

http://mauriceberger.net/wpmaurice/wp-content/uploads/2015/10/Homoparentalit%C3%A9-d%C3%A9veloppement-affectif-de-l-enfant.pdf ; Monica Fontana et Patricia Martinez, Ce n’est pas pareil : rapport sur le développement des enfants élevés par des couples de personnes de même sexe, mai 2005 :

http://www.actiegezin-actionfamille.be/Doc/FR/Hazteoir.pdf ; No Differences ? How Children in Same-Sex Households Fare, Studies from Social Science, Witherspoon Institute, 2014.

33 APCE, Doc. 8755, 6 juin 2000, Situation des lesbiennes et des gays dans les États membres du Conseil de l’Europe, Rapport, Commission des questions juridiques et des droits de l’homme. Rapporteur : M. Csaba Tabajdi, § 72.

34 Voir Kavot Zillén, Jameson Garland, Santa Slokenberga, The Rights of Children in Biomedicine : Challenges posed by scientific advances and uncertainties, submitted 11 January 2017 (Commissioned by the Committee on Bioethics for the Council of Europe), p. 24-25.

35 Voir des témoignages sur le site internet de l’association Procréation Médicalement Anonyme : http://pmanonyme.asso.fr/ ;

36 Marie-Laure Makouke, « PMA, GPA : l’épineux débat en cinq questions », 21 mars 2013 : http://www.terrafemina.com/vie-privee/famille/articles/23882-pma-gpa-lepineux-debat-en-cinq-questions.html

37 Phinikaridou c. Chypre, n° 23890/02, 20 décembre 2007, § 45.

38 Odièvre c. France [GC], n° 42326/98, 13 février 2003, § 29.

39 Jäggi c. Suisse, n° 58757/00, 13 juillet 2006, § 37.

40 Mennesson c. France, n° 65192/11, 26 juin 2014.

41 Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], précité.

42 Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, Contribution au débat sur l’accès à la PMA, Avis n° 2015-07-01-SAN-17 adopté le 26 mai 2015, p. 11.

43Dickson c. Royaume-Uni, § 78.

44 X et autres c. Autriche [GC], précité, § 148.

45 ILGA, « ILGA-Europe Rainbow Map (Index) », mai 2016 : http://www.ilga-europe.org/sites/default/files/Attachments/side_b-rainbow_europe_index_may_2016_small.pdf

46 Evans c. Royaume-Uni [GC], précité, § 81. Voir aussi S.H. c. Autriche [GC], précité, § 20 et 97.

47 Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], précité, § 194.

48Gas et Dubois c. France, Opinion concordante du Juge Costa.

49 S.H. c. Autriche [GC], 3 novembre 2011, Opinion séparée du juge De Gaetano, § 3.

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