CEDH

CEDH : Les États peuvent-ils encore expulser les trafiquants de drogue étrangers ?

Trafiquants de drogue inexpulsables ?

Par Nicolas Bauer1683277200000
Partager

En avril 2023, l’ECLJ a été autorisé à intervenir à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) dans deux affaires d’expulsion de trafiquants de drogue étrangers par le Danemark : Zana Sharafane (25 ans), vers l’Irak, et Ilhan Savuran (32 ans), vers la Turquie. Ces deux affaires devraient être jugées dans les mois à venir.

 

Le Danemark déjà condamné en 2021 pour des expulsions de criminels étrangers

En 2021, la CEDH avait condamné à deux reprises le Danemark pour ses décisions d’expulsion de deux étrangers criminels[1]. Outre des condamnations pour faits de vol et cambriolage ou encore pour des infractions liées aux stupéfiants, Mohamed Hassan Abdi, Somalien, avait été condamné pour un crime plus grave, celui de détention illégale d’une arme à feu entièrement chargée avec des munitions dans un lieu public dans des circonstances particulièrement aggravantes[2]. Arıf Savran, Turc, avait quant à lui été condamné pour vol aggravé ainsi que pour agression en réunion qui a causé la mort de la victime[3].

D’après la CEDH, les décisions d’expulser Mohamed Hassan Abdi et Arıf Savran auraient violé le droit au respect dû à leur vie privée. Ce ne sont pas les expulsions en elles-mêmes que la CEDH avait critiquées, mais les interdictions de retour au Danemark qui les accompagnaient. Ces interdictions avaient été jugées disproportionnées, car permanentes. Une telle remise en cause de la souveraineté d’un État n’est pas prévue par la Convention européenne des droits de l’homme. Par ces décisions, la Cour avait donc outrepassé le mandat qui lui est confié par les États. Ces décisions sont contestables, et contestées au sein même de la Cour[4].

Le Gouvernement danois a, pour se mettre en conformité avec cette jurisprudence, fait adopter un projet de loi par le Parlement le 8 juin 2022[5]. Ce texte est entré en vigueur le 23 juin 2022 et vise notamment à ce que les juges réduisent la durée des interdictions de retour au Danemark qui accompagnent leurs décisions d’expulsion d’étrangers délinquants ou criminels. La jurisprudence danoise a évolué dès l’entrée en vigueur de cette loi. Ainsi, les trafiquants de drogue Zana Sharafane et Ilhan Savuran ont été condamnés en septembre et octobre 2022 par une Haute Cour à une peine de prison ferme et sont l’objet de décisions d’expulsion, assorties d’une interdiction de retour au Danemark d’une durée de… six ans seulement.

 

L’État doit pouvoir déterminer souverainement si un étranger peut séjourner sur son sol

Les trafiquants de drogue Zana Sharafane et Ilhan Savuran considèrent que cette durée de six ans est trop longue et que cette décision violerait leur droit au respect de leur vie privée. C’est pourquoi, ils ont chacun déposé une requête à la CEDH en janvier 2023. Le Gouvernement danois est donc à nouveau attaqué devant la CEDH en raison d’expulsions d’étrangers criminels. Elle se prononcera sur la question suivante : obliger des trafiquants de drogue étrangers à patienter six ans avant de revenir au Danemark serait-il contraire au respect dû à leur vie privée ?

Dans ses observations, l’ECLJ a rappelé que l’État doit pouvoir déterminer souverainement si un étranger peut séjourner ou non sur son sol, en vertu d’un principe de droit international bien établi, déjà confirmé par la CEDH[6]. Il n’existe donc pas de droit de vivre à un endroit en particulier. D’une part, le respect dû à la vie privée ne saurait s’interpréter comme consacrant un tel droit[7]. D’autre part, le droit à la liberté de circulation s’exerce dans le cadre d’un séjour régulier dans un État et uniquement au sein de cet État ou pour le quitter (art. 2 §§ 1 et 2 du Protocol n° 4). En conséquence de ces principes, Zana Sharafane et Ilhan Savuran n’ont pas de droit de se maintenir dans un État dont ils ne sont pas ressortissants.

Enfin, la protection de la population contre les stupéfiants est une obligation positive des États, selon le droit international. Tous les États membres du Conseil de l’Europe ont adhéré aux conventions des Nations unies relatives au contrôle des drogues : la Convention unique sur les stupéfiants de 1961 (telle que modifiée), la Convention de 1971 sur les substances psychotropes, et la Convention contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes de 1988[8]. Par ses décisions d’expulser des trafiquants de drogue, le Danemark protège légitimement les Danois d’un fléau.

______

[1] Abdi c. Danemark, n° 41643/19, 14 septembre 2021 ; Savran c. Danemark [GC], n° 57467/15, 7 décembre 2021.

[2] Abdi c. Danemark, op. cit., §§ 33 et 34.

[3] Savran c. Danemark [GC], op. cit., § 193.

[4] Six des juges de la Grande chambre ont voté contre la majorité dans l’arrêt Savran et ont démontré dans leur opinion dissidente que le constat de violation de la Cour tranchait avec sa jurisprudence passée. Voir l’opinion dissidente commune aux juges Kjølbro, Dedov, Lubarda, Harutyunyan, Kucsko-Stadlmayer et Poláčková à l’arrêt Savran, notamment §§ 11, 12, 28, 29.

[5] Voir la procédure d’exécution des jugements Savran c. Danemark [GC] et Abdi c. Danemark, pendante au Comité des Ministres.

[6] Abdulaziz, Cabales et Balkandali, nos 9214/80, 9473/81 et 9474/81, 28 mai 1985, § 67 ; Boujlifa c. France, n° 25404/94, 21 octobre 1997, § 42.

[7] Ward c. Royaume-Uni (déc.), no 31888/03, 9 novembre 2004, § 2 ; Codona c. Royaume-Uni (déc.), no 485/05, 7 février 2006.

[8] À ce sujet, voir : Damon Barrett, « Politiques en matière de drogues et droits de l’homme en Europe : Gérer les tensions et maximiser les complémentarités », Groupe de coopération en matière de lutte contre l’abus et le trafic illicite des stupéfiants, Conseil de l’Europe, janvier 2018, p. 11.

Je donne

Cookies et vie privée

Notre site internet ne diffuse aucune publicité pour le compte de tiers. Nous utilisons simplement des cookies pour améliorer la navigation (cookies techniques) et pour nous permettre d'analyser la façon dont vous consultez notre site internet, afin de l'améliorer (cookies analytiques). Les informations personnelles qui peuvent vous être demandées sur certaines pages de notre site internet (comme s'abonner à notre Newsletter, signer une pétition, faire un don...) sont facultatives. Nous ne partageons aucune de ces informations que nous pourrions recueillir avec des tiers. Vous pouvez consulter notre politique de confidentialité et de sécurité pour ici plus de précision.

Je refuse les cookies analytiques