La CEDH a-t-elle le pouvoir de suspendre les expulsions de migrants ?Gradient Overlay
CEDH

La CEDH a-t-elle le pouvoir de suspendre les expulsions de migrants ?

La CEDH a-t-elle le pouvoir de suspendre les expulsions de migrants?

Par Grégor Puppinck1717462140000
Partager

Alors que le Royaume-Uni et la CEDH ont entamé un « bras de fer » sur le contrôle de l’immigration depuis la récente adoption d’une loi prévoyant la délocalisation au Rwanda des demandeurs d’asile, Grégor Puppinck expose comment la CEDH s’est attribué le pouvoir de suspendre les procédures d’expulsion. Il a publié une étude approfondie sur ce sujet.

Nombre d’hommes politiques accusent la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) d’être un obstacle au contrôle de l’immigration. Et de fait, elle l’est, car elle a pour mission de protéger toute personne posant le pied en Europe. Elle lui garantit des droits, et fait interdiction aux États de la renvoyer dans son pays d’origine si elle risque d’y subir de mauvais traitements ou de graves violations de ses droits. C’est ainsi qu’il est régulièrement reproché à la CEDH d’empêcher les gouvernements d’expulser des terroristes étrangers. En effet, il ne se passe pas un jour sans que la Cour européenne n’impose le respect de « mesures provisoires », obligeant les États à suspendre une expulsion dans l’attente de son jugement sur le fond. Ces dernières années, le nombre de demandes de mesures provisoires adressées à la Cour a presque doublé, passant de 1936 en 2021 à 3634 en 2023, dont 1419 furent accordées cette même année selon les statistiques de la CEDH. Elles ne sont pas rendues publiques, ne permettant pas d’en connaître le détail.

Or, ce que les responsables politiques semblent ignorer, c’est que les États n’ont jamais accordé à la Cour européenne le pouvoir de suspendre une procédure d’expulsion. Ils lui ont seulement conféré celui de la juger. En effet, les États ont volontairement omis de lui donner ce pouvoir lors de la rédaction de la Convention européenne, puis à chaque réforme postérieure de la Cour. Longtemps, la Cour reconnaissait dans sa jurisprudence ne pas posséder ce pouvoir et estimait même impossible de le déduire du texte de la Convention européenne. Mais cela n’a pas empêché la Cour, en 2005, de déclarer le contraire et de s’attribuer unilatéralement ce pouvoir en déclarant obligatoire le respect de ses mesures provisoires. Elle l’a fait pour la première fois en condamnant la Turquie pour avoir extradé vers l’Ouzbékistan deux personnes accusées de terrorisme alors qu’elle avait émis des mesures provisoires contraires. Depuis, le nombre de demandes de mesures provisoires a explosé, et leur champ d’application a été étendu considérablement.

Pour déclarer obligatoires ses mesures provisoires, la Cour a tordu le droit, convaincue que sa décision était moralement bonne, donc désirable, et qu’elle renforçait son mécanisme de protection des droits de l’homme. Peu importe dès lors qu’elle soit contraire aux précédents de la Cour et au droit fixé par les États qui l’ont établie, car, de son point de vue, le droit n’est pas tant contredit que dépassé dans le mouvement dialectique du progrès des droits de l’homme. En déclarant obligatoires ses mesures provisoires, la CEDH a aussi voulu renforcer son propre pouvoir : pour se hisser au niveau d’autres instances internationales dotées explicitement de ce pouvoir par les États, et pour fonctionner davantage sur le modèle des juridictions nationales et fédérales, alors qu’elle a été instituée sur celui des instances internationales fondées sur la coopération loyale et la bonne foi. Ce faisant, elle a remplacé la coopération par la subordination.

Pour la Cour européenne, la possession de ce pouvoir est essentielle pour rendre effective la protection qu’elle accorde aux personnes étrangères en instance d’expulsion, car sans lui, elle n’aurait pas de prise directe sur la réalité. Même s’il n’est appliqué – en bout de chaine - qu’à quelques milliers de personnes chaque année, ce pouvoir est un « verrou » qui oblige les États à respecter l’ensemble de la jurisprudence de la CEDH en la matière. Mais ce verrou est aussi un « talon d’Achille », car il n’est pas prévu dans la Convention européenne des droits de l’homme mais seulement par le règlement intérieur dont la Cour s’est elle-même doté (à l’article 39), et il est exercé de façon opaque : ces décisions ne sont pas publiées ni motivées, sauf rares exceptions, elles sont imposées sans débat contradictoire, et sont insusceptibles d’appel. Il y a peu encore, elles n’étaient pas même signées.

Mais ce pouvoir est contesté. Comme le déplore Síofra O’Leary, ancienne présidente de la Cour européenne : « en 2023, certains États ont continué à affirmer qu’ils doutaient d’être liés par des mesures provisoires ». Elle jugeait « très préoccupant que certains États contractants soient prêts à faire ainsi abstraction de leurs obligations internationales » (cf. rapport annuel 2023 de la CEDH).

Ce pouvoir est contesté d’abord par le Royaume-Uni, car il a été employé en 2022 pour empêcher les Britanniques de délocaliser au Rwanda des étrangers en situation illégale pour la durée du traitement de leurs demandes d’asile. Il a aussi été défié par le ministre de l’Intérieur Français, qui a renvoyé en 2023 un terroriste en Ouzbékistan, passant outre les mesures provisoires contraires prescrites par la CEDH. Cependant, dans les deux cas, ce sont les juridictions nationales qui ont finalement soutenu le caractère obligatoire des mesures provisoires de la CEDH en condamnant leurs gouvernements respectifs. Le Conseil d’Etat a ainsi enjoint le gouvernement « de prendre dans les meilleurs délais toutes mesures utiles afin de permettre le retour, aux frais de l'État » de l’Ouzbek en cause, alors que celui-ci faisait l’objet d’une interdiction du territoire depuis 2021.

D’autres pays sont actuellement poursuivis devant la CEDH pour ne pas avoir respecté ses mesures provisoires les enjoignant, s’agissant de la Grèce, à ne pas expulser des migrants, et s’agissant de la Belgique, à offrir une assistance matérielle et un hébergement à des demandeurs d’asile. Le précédent gouvernement Polonais a aussi refusé d'exécuter certaines mesures provisoires qui s’immisçaient dans l’organisation du pouvoir judiciaire polonais.

Cela a conduit le Royaume-Uni à adopter le 23 avril 2024 une nouvelle loi sur le Rwanda, l’asile et l’immigration, déclarant que cette destination est un « pays sûr » pour y accueillir des migrants et réduisant les possibilités de contester ce fait. Plus encore, cette loi fait interdiction explicite aux juridictions nationales de tenir compte des éventuelles mesures provisoires prononcées par la CEDH. Le bras de fer sur l’immigration et les mesures provisoires entre le gouvernement britannique et la CEDH a ainsi pris une tournure décisive, dont la portée dépasse largement le Royaume-Uni. Si la CEDH et ses alliés ne parviennent pas à faire reculer le gouvernement Britannique et à censurer cette loi, c’est l’effectivité des mesures provisoires, et donc du pouvoir de la Cour en matière d’immigration qui sera sapée. Déjà des représentants de l’ONU et du Conseil de l’Europe ont exprimé leur inquiétude.

En mettant en cause ses mesures provisoires, c’est la CEDH elle-même qui est contestée et invitée instamment à ne plus faire obstacle à l’adoption de politiques fortes pour faire face à la vague migratoire exceptionnelle à laquelle est confrontée le Royaume-Uni. Mais l’incompréhension est systémique entre ce gouvernement et la Cour, car là où le premier voit dans l’immigration massive une menace vitale pour l’avenir de son pays, la seconde y voit d’abord des individus vulnérables titulaires d’une dignité et dotés de droits et de libertés. La Cour européenne veut protéger des migrants là où le gouvernement veut en préserver la société.

Ainsi, à travers le conflit sur les mesures provisoires, c’est d’une part la tendance de la Cour à accroître son pouvoir aux dépens des États qui est mise en cause, mais aussi son refus de principe de distinguer entre étrangers et nationaux dans la garantie des droits, et plus encore son cadre de pensée individualiste qui fait primer a priori les droits de tout individu, même étranger et dangereux, sur l’intérêt de la société. À l’inverse, la crise migratoire conduit des gouvernements à réclamer l’usage de leur souveraineté pour contrôler l’immigration, à distinguer entre nationaux et étrangers, et à redécouvrir la primauté du bien commun sur les droits individuels.

Tribune parue dans LeFigaroVox le 30 mai 2024.

Je donne

Cookies et vie privée

Notre site internet ne diffuse aucune publicité pour le compte de tiers. Nous utilisons simplement des cookies pour améliorer la navigation (cookies techniques) et pour nous permettre d'analyser la façon dont vous consultez notre site internet, afin de l'améliorer (cookies analytiques). Les informations personnelles qui peuvent vous être demandées sur certaines pages de notre site internet (comme s'abonner à notre Newsletter, signer une pétition, faire un don...) sont facultatives. Nous ne partageons aucune de ces informations que nous pourrions recueillir avec des tiers. Vous pouvez consulter notre politique de confidentialité et de sécurité pour ici plus de précision.

Je refuse les cookies analytiques